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Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lec- ture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui- ci au ûl interminable d'une intrigue superûne. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nom- breux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l'espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j'ose vous dédier le serpent tout entier. J'ai une petite confession à vous faire. C'est en feuil- IV. 1 2 PETITS POEMES EN PROSE. letant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d'Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n'a-t-il pas tous les droits à être aipçQlé fameux?) que ridée m'est venue de tenter quelque chose d'ana- logue, et d'appliquer à la description de la vie mo- derne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque. Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, mu- sicale sans rhythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n'avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d'exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes' suggestions que ce cri envoie jusqu'aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ? Mais, pour dire le vrai, je crains que ma jalousie ne m'ait pas porté bonheur. Sitôt que j'eus commencé le travail, je m'aperçus que non-seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle, mais encore que je faisais quelque chose (si cela peut s'ap- peler quelque chose) de singulièrement différent, acci- A ARSÈNE HOUSSAYE. 3 dent dont tout autre que moi s'enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu'humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poëte d'accomplir Jiwte ce qu'il a projeté de faire. Votre bien affectionné, C, B. PETITS POEMES EN PROSE L'ÉTRANGER — Oui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ? — Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère. — Tes amis ? — Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu. — Ta patrie? — J'ignore sous quelle latitude elle est située. — La beauté? — Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle. — L'or? — Je le hais comme vous haïssez Dieu. — Eh! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger? — J'aime les nuages... les nuages qui passent... là bas... les merveilleux nuages ! PETITS POEMES EN PROSE. II LE DÉSESPOIR DE LA VIEILLE La petite vieille ratatiné^ se sentit toute réjouie en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait fête, à qui tout le monde voulait plaire ; ce joli être, si fragile comme elle, la petit^ vieille, et, comme elle aussi, sans dents et sans cheveux. Et elle s'approcha de lui, voulant lui faire des ri- settes et des mines agréables. Mais Tenfant épouvanté se débattait sous les caresses de la bonne femme décrépite, et remplissait la maison de ses glapissements. Alors la bonne vieille se retira dans sa solitude éter- nelle, et elle pleurait dans un coin, se disant : — a Ah ! pour nous, malheureuses vieilles femelles, l'âge est passé de plaire, même aux innocents; et nous faisons horreur aux petits enfants que nous voulons aimer ! » LE CONFITROR DE L'ARTISTE 9 m LE CONFITEOR DE L'ARTISTE Que les fins de journées d'automne sont péné- trantes! Ah! pénétrantes jusqu'à la douleur! car il est de certaines sensations délicieuses dont le vague n*exclut pas l'intensité; et il n'est pas de pointe plus acérée que celle de l'Infini. Grand délice que celui de noyer son regard dans l'immensité du ciel et de la mer! Solitude, silence, incomparable chasteté de l'azur! une petite voile fris- sonnante à l'horizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon irrémédiable existence , mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ; elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions. Toutefois, ces pensées, qu'elles sortent de moi ou s'élancept des choses, deviennent bientôt trop intenses. L'énergie dans la volupté crée un malaise et une souf- france positive. Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses, i. 10 PETITS POEMES EN PROSE. Et maintenant la profondeur du ciel me consterne ; sa limpidité m'exaspère. LMnsensibilité de la mer, l'immuabilité du spectacle, me révoltent... Âh! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau? Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victo- rieuse, laisse-moi ! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil I L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu. i UN PLAISANT. H IV UN PLAISANT C'était l'explosion du nouvel an : chaos de boue et de neige, traversé de mille carrosses, étincelant de joujoux et de bonbons, grouillant de cupidités et de désespoirs, délire officiel d'une grande ville fait pour troubler le cerveau du solitaire le plus fort. Au milieu de ce tohu-bohu et de ce vacarme, un âne trottaitvivement, harcelépar un malotru arméd'un fouet. Comme l'âne allait tourner l'angle d'un trottoir, un beau monsieur ganté, verni, cruellement cravaté et emprisonné dans des habits tout neufs, s'inclina céré- monieusement devant l'humble bête, et lui dit, en ôtant son chapeau : <( Je vous la souhaite bonne et heureuse ! » puis se retourna vers je ne sais quels ca- marades avec un air de fatuité, comme pour les prier d'ajouter leur approbation à son contentement. L'âne ne vit pas ce beau plaisant, et continua de courir avec zèle où l'appelait son devoir. Pour moi, je fus pris subitement d'une incommen- surable rage contre ce magnifique imbécile, qui me parut concentrer en lui tout l'esprit de la France. 12 PETITS POEMES EN PROSE. LA CHAMBRE DOUBLE Une chambre qui ressemble à une rêverie, une chambre véritablement spirituelle, où l'atmosphère Stagnante est légèrement teintée de rose et de bleu. L'âme y prend un bain de paresse, aromatisé par le regret et le désir. — C'est quelque chose de crépuscu- laire, de bleuâtre et de rosâtre; un rêve de volupté pendant une éclipse. Les meubles ont des formes allongées, prostrées, alanguies. Les meubles ont l'air de rêver ; on les dirait doués d'une vie somnambulique, comme le végétal et le minéral. Les étoffes parlent une langue muette, comme les fleurs, comme les ciels, comme les soleils couchants. Sur les murs nulle abomination artistique. Relative- ment au rêve pur, à l'impression non analysée, l'art défini, l'art positif est un blasphème. Ici, tout a la suffisante clarté et la délicieuse obscurité de l'har- monie. Une senteur infinitésimale du choix le plus exquis, à lacjuelle se mêle une très-légère humidité , nage LA CHAMBRE DOUBLE. 13 dans cette atmosphère, où l'esprit sommeillant est bercé par des sensations de serre-chaude. La mousseline pleut abondamment devant les fe- nêtres et devant le lit ; elle s'épanche en cascades nei- geuses. Sur ce lit est couchée l'Idole, la souver-aîne des rêves. Mais comment est-elle» ici? Qui Ta amenée? quel pouvoir magique l'a installée sur ce trône de rêve- rie et de volupté? Qu'importe? la voilà! je la reconnais. Voilà bien ces yeux dont la flamme traverse le cré- puscule ; ces subtiles et terribles mirettes, que je re- connais à leur effrayante malice! Elles attirent, elles subjuguent, elles dévorent le regard de l'imprudent qui les contemple. Je les ai souvent étudiées, ces étoiles noires qui commandent la curiosité et l'admi- ration. A quel démon bienveillant dois-je d'être ainsi en- touré de mystère, de silence, de paix et de parfums ? béatitude I ce que nous nommons généralement la vie, même dans son expansion la plus heureuse, n'a rien de commun avec cette vie suprême dont j'ai main,tenant connaissance et que je savoure minute par minute, seconde par seconde ! Non ! il n'est plus de minutes, il n'est plus de se- condes ! Le temps a disparu ; c'est l'Éternité qui règne, une éternité de délices ! Mais un coup terrible, lourd, a retenti à la porte, et, comme dans les rêves infernaux, il m'a semblé que je recevais un coup de pioche dans l'estomac. Et puis un Spectre est entré. C'est un huissier qui 14 PETITS POEMES EN PROSE. vient me torturer au nom de la loi ; une infâme con- cubine qui vient crier misère et ajouter les trivialités de sa vie aux douleurs de la mienne; ou bien le saute- ruisseau d'un directeur de journal qui réclame la suite du* manuscrit. La chambre paradisiaque, l'idole, la souveraine des rêves, la Sylphide, comme disait le grand René, toute cette magie «a disparu au coup brutal frappé par le Spectre. Horreur! je me souviens ! je me souviens I Ouil ce taudis, ce séjour de Téternel ennui, est bien le mien. Voici les meubles sots, poudreux, écornés ; la che- minée sans flamme et sans braise, souillée de crachats ; les tristes fenêtres où la pluie a tracé des sillons dans la poussière; les manuscrits, raturés ou incomplets; Talmanach où le crayon a marqué les dates si- nistres ! Et ce parfum d'un autre monde, dont je m'enivrais avec une sensibilité perfectionnée, hélas! il est rem- placé par une fétide odeur de tabac mêlée à je ne sais quelle nauséabonde moisissure. On respire ici mainte- nant le ranci de la désolation. Dans ce monde étroit, mais si plein de dégoût, un seul objet connu me sourit : la fiole de laudanum ; une vieille et terrible amie; comme toutes les amies, hélas! féconde en caresses et en traîtrises. Oh ! oui! le Temps a reparu ; le Temps règne en sou- verain maintenant; et avec le hideux vieillard est revenu tout son démoniaque cortège de Souvenirs, de LA CHAMBRE DOUBLE. 15 Regrets, de Spasmes, de Peurs, d'Angoisses, de Cau- chemars, de Colères et de Névroses. Je vous assure que les secondes maintenant sont fortement et solennellement accentuées, et chacune, en jaillissant de la pendule, dit : — « Je suis la Vie, Tin- supportable, l'implacable Vie ! » • Il n'y a qu'une Seconde dans la vie humaine qui ait mission d'annoncer une bonne nouvelle, \9 bonne nou- velle qui cause à chacun une inexplicable peur. Oui I le Temps règne ; il a repris sa brutale dicta- ture. Et il me pousse, comme si j'étais un bœuf, avec son double aiguillon. — « Et hue donc I bourrique ! Sue donc, esclave 1 Vis donc, damné I » 16 PETITS POEMES EN PROSE. Vï CHACUN SA CHIMÈRE Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un char- don. Sans une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés. Chacun d'eux portait sur son dos une énorme Chi- mère, aussi lourde qu'un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d'un fantassin romain. Mais la monstrueuse bête n'était pas un poids inerte; au contraire, elle enveloppait et opprimait l'homme de ses muscles élastiques et puissants ; elle s'agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa monture; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l'homme, comme un de ces casques horribles par les- quels les anciens guerriers espéraient ajouter à la ter- reur de l'ennemi. Je questionnai l'un de ces hommes, et je lui deman- dai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu'il n'en sa- vait rien, ni lui, ni les autres ; mais qu'évidemment ils allaient quelque part, puisqu'ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher. CHACUN SA CHIMÈRE. 17 Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n'avait F air irrité contre la bête féroce suspehdue à son cou et collée à son dos ; on eût dit qu'il la consi- dérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d'aucun désespoir; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d'un sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie rési- gnée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours. Et le cortège passa à côté 'de moi et s'enfonça dans l'atmosphère de l'horizon, à l'endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à la curiosité du rifgard humain. : Et pendant quelques instants je m'obstinai à vouloir comprendre ce mystère; mais bientôt l'irrésistible Indifférence s'abattit sur moi,, et j'en fus plus lourde- ment accablé qu'ils ne l'étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères. 1S PETITS POEMES EN PROSE. VII LE FOU ET LA VÉNUS Quelle admirable journée ! Le vaste parc se pâme sous l'œil brûlant du soleil, comme la jeunesse sous la domination de l'Amour. L'extase universelle des choses ne s'exprime par au- cun bruit; les eaux elles-mêmes sont comme endor- mies. Bien différente des fêtes humaines, c'est ici une orgie silencieuse. On dirait qu'une lumière toujours croissante fait de plus en plus étinceler les objets ; que les fleurs exci- tées brûlent du désir de rivaliser avec l'azur du ciel par l'énergie de leurs couleurs, et que la chaleur, ren- dant visibles les parfums, les fait monter vers l'astre comme des fumées. Cependant, dans cette jouissance universelle, j'ai aperçu un être affligé. Aux pieds d'une colossale Vénus, un de ces fous arti- ficiels, un de ces bouffons volontaires chargés de faire rire les rois quand le Remords ou l'Ennui les obsède, affublé d'un costume éclatant et ridicule, coiffé de cornes et de sonnettes, tout ramassé contre le pié- LE FOU ET LA VÉNUS. 19 destal, lève des yeux pleins de larmes vers Timmor- telle Déesse. Et ses yeux disent : — « Je suis le dernier et le plus f solitaire des humains , privé d'amour et d'amitié , et bien inférieur en cela au plus imparfait des animaux. Cependant je suis fait, moi aussi, pour comprendre et sentir l'immortelle Beauté! Ah I Déesse! ayez pitié de ma tristesse et de mon délire ! )> Mais l'implacable Vénus regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de marbre. 20 PETITS POEMES EN PROSE. VIII LE CHIEN ET LE FLACON « — Mon beau chien, mon bon chien, mon cher tou- tou, approchez et venez respirer un excellent parfum acheté chez le meilleur parfumeur de la ville. » Et le chien, en frétillant de la queue, ce qui est, je crois, chez ces pauvres êtres, le signe correspondant du rire et du sourire, s'approche et pose curieusement son nez humide sur le flacon débouché ; puis, reculant soudainement avec effroi, il aboie contre moi en ma- nière de reproche. « — Ah! misérable chien , si je vous avais offert un paquet d'excréments, vous l'auriez flairé avec délices et peut-être dévoré. Ainsi, vous-même, indigne compa- gnon de ma triste vie, vous ressemblez au public, à qui il ne faut jamais présenter des parfums délicats qui l'exaspèrent, mais des ordures soigneusement choi- sies. » i 4 LE MAUVAIS VITRIEK. 21 IX LE MAUVAIS VITRIER 11 y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l'action , qui cependant , sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelque- fois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles- mêmes incapables. Tel qui , craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu'au bout de six mois à opérer une démarche néces- saire depuis un an , se sentent quelquefois brusque- ment précipités vers l'action par une force irrésistible, comme la flèche d'un arc» Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d'où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses , et comment , incapables d'accomplir les choses les plus simples et les plus né- cessaires, elles trouvent à une certaine minute un cou- rage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux. 22 PETITS POEMÉs en PROSE. lin de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, di- sait-il , si le feu prenait avec autant de facilité qu'on Taffirme généralement. Dix fois de suite, l'expérience manqua ; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien. Un autre allumera un cigare à côté d'un tonneau de poudre, pour voir, pomr savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d'énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l'anxiété, pour rien , par caprice, par désœuvrement. C'est une espèce d'énergie qui jaillit de l'ennui et de la rêverie ; et ceux en qui elle se manifeste si opiné- ment sont, en général , comme je l'ai dit, les plus in- dolents et les plus rêveurs des êtres. Un autre, timide à ce point qu'il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu'il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d'un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d'Ëaque et de Rhadamanthe, sautera brusque- ment au cou d'un vieillard qui passe à côté de lui et l'embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée* Pourquoi? Parce que*., parce que cette physionomie lui était irrésistiblement sympathique ? Peut-être ; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi. J*ai été plus d'une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons ma^^ LE MAUVAIS VITRIER. 23 licieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu , leurs plus absurdes volontés. Un matin je m'étais levé maussade, triste, fatigué d'oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand , une action d'éclat ; et j'ouvris la fe- nêtre, hélas! (Observez, je vous prie, que l'esprit de mystification qui , chez quelques personnes, n'est pas le résultat d'un travail ou d'une combinaison, mais d'une inspi- ration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l'ardeur du désir, de cette humeur, histérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résis- tance vers une foule d'actions dangereuses ou inconve- nantes.) La première personne que j'aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant , discordant , monta jusqu'à moi à travers la lourde et sale atmosphère pa- risienne. Il me serait d'ailleurs impossible de dire pour- quoi je fus pris à l'égard de ce pauvre homme d'une haine aussi soudaine que despotique. « — Hé ! hé ! » et je lui criai de monter. Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l'escalier fort étroit, l'homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise. Enfin il parut: j'examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis ; « — Comment? vous n'avez pas de til PETITS POKMES EN PROSE. verres de couleur? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis? Impudent que vous êtes I vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n'avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau I » Et je le poussai vivement vers Tescalier, où il trébucha en grognant. Je m'approchai du balcon et je me saisis d'un petit pot de fleurs, et quand l'homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses cro- chets; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui ren- dit le bruit éclatant d'un palais de cristal crevé par la foudre. Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau I » Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu'importe l'éternité de la damnation à qui a trouvé dans une se- conde l'inûni de la jouissance? A UNE HEURE DU MATIN. 25 A ONE HEURE DU MATIN Enfin 1 seul! On n*eAtend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous posséderons le silence, sinon le repos. Enfin ! la tyrannie de la face humaine a disparu , et je ne souffrirai plus que par moi-môme. Enfin! il m'est donc permis de me délasser dans un bain de ténèbres! D'abord, un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma soli- tude et fortifiera les barricades qui me séparent actuel- lement du monde. Horrible vie I Horrible ville ! Récapitulons la journée : avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l'un m'a demandé si Ton pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une île); avoir disputé généreusement contre le directeur d'une revue, qui à chaque objection répondait : « — C'est ici le parti des honnêtes gens, » ce qui implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins; avoir salué une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues ; avoir distribué des poignées de main dans IV. 2 26 PETITS POEMES EN PROSE. la même proportion, et cela sans avoir pris la précau- tion d'acheter des gants ; être monté pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m'a prié de lui dessiner un costume de Vénustre; avoir fait ma cour à un directeur de théâtre, qui m'a dit en me congédiant : « — Vous feriez peut-être bien de vous adresser à Z....; c'est le plus lourd, le plus sot et le plus célèbre de tous mes auteurs, avec lui vous pourriez peut-être aboutir à quelque chose. Voyez-le, et puis nous verrons; » m'être vanté (pourquoi?) de plusieurs vilaines actions que je n'ai jamais commises, et avoir lâchement nié quelques autres méfaits que j'ai accom- plis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain; avoir refusé à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite à un parfait drôle; ouf! est-ce bien fini? Mécontent de tous et mécontent de moi , je voudrais bien me racheter et m' enorgueillir un peu dans le si- lence et la solitude de la nuit. Ames de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que j'ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et lés va- peu, s corruptrices du monde, et vous. Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise ! LA FEMMK SAUVAGE ET LA PETITE-MAITRESSE. 27 XI LA FEMME SAUVAGE ET LA PETITE-MAITRESSE (( Vraiment, ma chère, vous me fatiguez sans mesure et sans pitié ; on dirait , à vous entendre soupirer, que vous souffrez plus que les glaneuses sexagénaires et que les vieilles mendiantes qui ramassent des croûtes de pain à la porte des cabarets. « Si au moins vos soupirs exprimaient le remords, ils vous feraient quelque honneur ; mais ils ne traduisent que la satiété du bien-^être et Taccablement du repos. Et puis, vous ne cessez de vous répandre en paroles inutiles : « Aimez-moi bien ! j'en ai tant besoin I Con- solez-moi par-ci , caressez-moi* par là ! » Tenez, je veux essayer de vous guérir; nous en trouverons peut-être le moyen, pour deux sols, au milieu d'une fête, et sans aller bien loin. «Considérons bien, je vous prie, cette solide cage de fer derrière laquelle s'agite, hurlant comme un damné, secouant les barreaux comme un orang-outang exas- péré par l'exil, imitant, dans la perfection, tantôt les bonds circulaires du tigre, tantôt les dandinements 28 PETITS POEMES EN PROSE. stupides ie Fours blanc, ce monstre poilu dont la forme imite assez vaguement la vôtre. « Ce monstre est un de ces animaux qu'on appelle gé- néralement « mon ange! » c'est-à-dire une femme. L'autre monstre, celui qui crie à tue-tête, un bâton à la main, est un mari. Il a enchaîné sa femme légitime comme une bête, et il la montre dans les faubourgs, les jours de foire, avec permission des magistrats, cela va sans dire. « Faites bien attention ! Voyez avec quelle voracité (non simulée peut-être !) elle déchire des lapins vivants et des volailles piaillantes que lui jette son cornac. (( Allons, dit-il , il ne faut pas manger tout son bien en un jour, » et, sur cette sage parole, il lui arrache cruellement la proie, dont les boyaux . dévidés restent un instant accrochés aux dents de la bête féroce, de la femme, veux-je dire. « Allons I un bon coup de bâton pour la calmer! car elle darde des yeux terribles de convoitise sur la nour- riture enlevée. Grand Dieu ! le bâton n'est pas un bâton de comédie., avez-vous entendu résonner la chair, mal- gré le poil postiche? Aussi les yeux lui sortent mainte- nant de la. tête, elle hurle plus naturellement. Dans sa rage, elle étincelle tout entière, comme le fer qu'on bat. « Telles sont les mœurs conjugales de ces deux des- cendants 4'Ève et d'Adam, ces œuvres de vos mains, ô mon Diçu I Cette femme est incontestablement mal- heureuse, quoique après tout, peut-être, les jouis- LA FEMME SAUVAGE ET LA PETITE-MAITRESSE. 29 sanœs titillantes de la gloire ne lui soient pas incon- nues. Il y a des malheurs plus irrémédiables, et sans compensation. Mais dans le monde où elle a été jetée, elle n'a jamais pu croire que la femme méritât une autre destinée. « Maintenant, à nous deux, chère précieuse I A voir les enfers dont le monde est peuplé, que voulez-vous que je pense de votre joli enfer, vous qui ne reposez que sur des étoffes aussi douces que votre peau, qui ne mangez que de la viande cuite, et pour qui un do- mestique habile prend soin de découper les . mor- ceaux ? « Et que peuvent signifier pour moi tous ces petits soupirs qui gonflent voire poitrine parfumée, robuste coquette? Et toutes ces affectations apprises dans les livres, et cette infatigable mélancolie, faite pour inspirer au spectateur un tout autre sentiment que la pitié? En vérité, il me prend quelquefois envie de vous apprendre ce que c'est que le vrai mal- heur. « A vous voir ainsi, ma belle délicate, les pieds dans la fange et les yeux tournés vaporeusement vers le ciel, comme pour lui demander un roi, on dirait vrai- semblablement une jeune grenouille qui invoquerait Tidéal. Si vous méprisez le soliveau (ce que je suis maintenant, comme vous savez bien), gare la grue qui vous croqueror, vous gobera et vous tuera à son p/ai- sir ! « Tant poëte que je sois , je ne suis pas aussi 30 PETITS POExWES EN PROSE. dupe que vous voudriez lé croire, et si vous me fati- guez trop souvent de vos précieuses pleurnicheries, je vous traiterai en femme sauvage, ou je vous jetterai par la fenêtre, comme une bouteille vide. » LES FOULES. 31 XII LES FOULES 11 n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude: jouir de la foule est un art; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage. Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poëte actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. Le poëte jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant * et si de certaines places paraissent lui être fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées. Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fri- 32 PETITS POEMES EN PÇOSE. vreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente. Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de Tâme qui se dgnne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe. Il est bon d'apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu'il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de co- lonies, les pasteurs de peuples, les prêtres mission- naires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose^de ces mystérieuses ivresses; et, au sein de la vaste famille que leur génie s'est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste. LES VEUVES. 33 XIII LES VEUVES Vauvenargues dit que dans les jardins publics il est des allées hantées principalement par Tambition déçue, par les inventeurs malheureux, par les gloires avortées, par les cœurs brisés, par toutes ces âmes tumultueuses et fermées, en qui grondent encore les derniers soupirs d'un orage, et qui reculent loin du regard insolent des joyeux et des oisifs. Ces retraites ombreuses sont les rendez-vous des écloppés de la vie. C'est surtout vers ces lieux que le poëte et le philo- sophe aiment diriger leurs avides conjectures. 11 y a là une pâture certaine. Car s'il est une place qu'ils dé- daignent de visiter, comme je l'insinuais tout à l'heure, c'est surtout la joie des riches. Cette turbu- lence dans le vide n'a rien qui les attire. Au contraire, ils se sentent irrésistiblement entraîiïés vers tout ce qui est faible, ruiné, centriste, orphelin. Un œil expérimenté ne s'y trompe jamais. Dans ces traits rigides ou abattus, dans ces yeux caves et ternes, ou brillants des derniers éclairs de la lutte. 34 PETITS POEMES EN PROSE. dans ces rides profondes et nombreuses, dans ces dé- marches si lentes ou si saccadées, il déchiffre tout de suite les innombrables légendes de l'amour trompé , du dévouement méconnu, des efforts non récompensés, de la faim et du froid humblement, silencieusement supportés. Avez-vous quelquefois aperçu des veuves sur ces bancs solitaires, des veuves pauvres ? Qu'elles soient en deuil ou non, il est facile de les reconnaître. D'ail- leurs il y a toujours dans le deuil du pauvre quel- que chose qui manque, une absence d'harmonie qui le rend plus navrant. Il est contraint de lésiner sur sa douleur. Le riche porte la sienne au grand complet. Quelle est la veuve la plus triste et la plus attris- tante, celle qui traîne à sa main un bambin avec qui elle ne peut pas partager sa rêverie, ou celle qui est tout à fait seule? Je ne sais... Il m'est arrivé une fois de suivre pendant de longues heures une vieille affligée de cette espèce; celle-là roide, droite, sous un petit châle usé, portait dans tout son ^tre une fierté de stojycieune. Elle était évidemment condamnée, par une absolue solitude, à des habitudes de vieux célibataire, et le ca- ractère masculin de ses mœurs ajoutait un piquant mystérieux à leur austérité. Je ne sais dans quel misé- rable café et de quelle façon elle déjeuna. Je la suivis au cabinet de lecture; et je l'épiai longtemps pendant qu'elle cherchait dans les gazettes, avec des yeux LES VEUVES. 35 actifs, jadis brûlés par les larmes, des nouvelles d'un intérêt puissant et personnel. Enfin, dans l'après-midi, sous un ciel d'automne charmant, un de ces ciels d'où descendent en foule les regrets et les souvenirs, elle s'assit à Técart dans un jardin, pour entendre, loin de la foule, un de ces con- certs dont la musique des régiments gratifie le peuple parisien. C'était sans doute là la petite débauche de cette vieille innocente (ou de cette Vieille purifiée), la con- solation bien gagnée d'une de ces lourdes journées sans ami, sans causerie, sans joie, sans confident, que Dieu laissait tomber sur elle, depuis bien des ans peut- être! trois cent soixante-cinq fois par an. Une autre encore : Je ne puis jamais m'empêcher de jeter un regard, sinon universellement sympathique, au moins curieux, sur la foule de parias qui se pressent autour de l'en- ceinte d'un concert public. L'orchestre jette à travers la nuit des chants de fête, de triomphe ou de volupté. Les robes traînent en miroitant; les regards se croisent ; les oisifs, fatigués de n'avoir rien fait, se dandinent, feignant de déguster indolemment la mu- sique. Ici rien que de riche, d'heureux; rien qui ne respire et n'inspire l'insouciance et le plaisir de se laisser vivre; rien, excepté l'aspect de cette tourbe qui s'appuie là-bas sur la barrière extérieure, attrapant gratis, au gré du vent, un lambeau de musique, et regardant l'étincelante fournaise intérieure. 36 PETITS POEMES EN PROSE. C'est toujours chose intéressante que ce reflet de la joie du riche au fond de l'œil du pauvre. Mais ce jour-là, à travers ce peuple vêtu de blouses et d'in- dienne, j'aperçus un être dont la noblesse faisait un éclatant contraste avec toute la trivialité environ- nante. C'était une femme grande, majestueuse, et si noble dans tout son air, que je n'ai pas souvenir d'avoir vu sa pareille dans les collections des aristocratiques beautés du passé. Un parfum de hautaine vertu éma- nait de toute sa personne. Son visage, triste et amaigri, était en parfaite accordance avec le grand deuil dont elle était revêtue'. Elle aussi, comme la plèbe à laquelle elle s'était mêlée et qu'elle ne yoyait pas, elle regardait le monde lumineux avec un œil profond, et elle écoutait en hochant doucement la tête. Singulière vision ! « A coup sûr, me dis-je, cette pauvreté-là, si pauvreté il y a, ne doit pas admettre l'économie sordide ; un si noble visage m'en répond. Pourquoi donc reste-t-elle volontairement dans un mi- lieu où elle fait une tache si éclatante ? Mais en passant curieusement auprès d'elle, je crus en deviner la raison. La grande veuve tenait par la main un enfant comme elle vêtu de noir; si modique que fût le prix d'entrée, ce prix suffisait peut-être pour payer un des besoins du petit être, mieux encore, une superfluité, un jouet. Et elle sera rentrée à pfed, méditant et rêvant, seule. LES VEUVES. 37 toujours seule ; car l'enfant est turbulent, égoïste, sans douceur et sans patience; et il ne peut même pas, comme le pur animal, comme le chien et le chat, • servir de confident aux douleurs solitaires. IV. 3 38 PETITS POEMES EN PROSE. XIV LE VIEUX SALTIMBANQUE Partout s'étalait, se répandait, s'ébaudissait le peuple en vacances. C'était une de ces solennités sur lesquelles» pendant un long temps, comptent les saltimbanques,, les faiseurs de tours, les montreurs d'animaux et les boutiquiers ambulants, pour compenser les mauvais temps de Tannée. En ces jours-là il me semble que le peuple oublie tout, la douleur et le travail; il devient pareil aux en- fants. Pour les petits c'est un jour de congé, c'est l'horreur de Técole renvoyée à vingt-quatre heures. Pour les grands c'est un armistice conclu avec les puis- sances malfaisantes de la vie, un répit dans la conten- tion et la lutte universelles. L'homme du monde lui-même et l'homme occupé de travaux spirituels échappent diiiicilement à l'influence de ce jubilé populaire. Ils absorbent, sans le vouloir, leur part de cette atmosphère d'insouciance. Pour moi , je ne manque jamais, en vrai Parisien , de passer la revue de toutes les baraques qui se pavanent à ces- époques solennelles. LE VIEUX SALTIMBANQUE. 39 Elles se faisaient, en vérité, une concurrence formi- dable: elles piaillaient, beuglaient, hurlaient. C'était un mélange de cris, de détonations de cuivre et d'ex- plosions de fusées. Les queues-rouges et les Jocrisses convulsaient les traits de leurs visages basanés, rac- cornis par le vent, la pluie et 16 soleil; ils lançaient, avec Taplomb des comédiens sûrs de leurs effets, des bons mots et des plaisanteries d'un comique solide et lourd comme celui de Molière. Les Hercules , fiers de rénormité de leurs membres, sans front et sans crâne, comme les orang-outangs, se prélassaient majestueu- sement sous les maillots lavés la veille pour la circon- stance. Les danseuses, belles comme des fées ou des princesses, sautaient et cabriolaient sous le feu des lanternes qui remplissaient leurs jupes d'étincelles. Tout n'était que lumière, poussière, cris, joie, tu- multe ; les uns dépensaient , les autres gagnaient , les uns et les autres également joyeux. Les enfants se sus- pendaient aux jupons de leurs mères pour obtenir quelque bâton de sucre, ou montaient sur les épaules de leurs pères pour mieux voir un escamoteur éblouis- sant comme un dieu. Et partout circulait, dominant tous les parfums, une odeur de friture qui était comme l'encens de cette fête. Au bout , à l'extrême bout de la rangée de baraques, comme si , honteux, il s'était exilé lui-même de toutes ces splendeurs, je vis un pauvre saltimbanque, voûté, caduc, décrépit , une ruine d'homme, adossé contre un des poteaux de sa cahute; une cahute plus misérable 40 PETITS POEMES EN PROSE. que celle du sauvage le plus abruti , et dont deux bouts de chandelles, coulants et fumants, éclairaient trop bien encore la détresse. Partout la joie, le gain, la débauche; partout la cer- titude du pain pour les lendemains; partout l'explosion frénétique de la vitalité. Ici la misère absolue, la mi- sère affublée, pour comble d* horreur, de haillons co- miques, où la nécessité, bien plus que l'art, avait introduit le contraste. Il ne riait pas, le misérable! II ne pleurait pas, il ne dansait pas, il ne gesticulait pas, il ne criait pas; il ne chantait aucune chanson, ni gaie ni lamentable, il n'implorait pas. Il était muet et im- mobile. 11 avait renoncé, il avait abdiqué. Sa destinée était faite. Mais quel regard profond, inoubliable, il prome- nait sur la foule et les lumières , dont le flot mou- vant s'arrêtait à quelques pas de sa répulsive mi- sère ! Je sentis ma gorge serrée par la main terrible de l'hystérie, et il me sembla que mes regards étaient offusqués par ces larmes rebelles qui ne veu- lent pas tomber. Que faire? A quoi bon demander à l'infortuné quelle curiosité, quelle merveille il avait à montrer dans ces ténèbres puantes, derrière son rideau déchiqueté? En vérité, je n'osais; et, dût la raison de ma timidité vous faire rire, j'avouerai que je craignais de l'humilier. Enfin , je venais de me résoudre à déposer en passant quelque argent sur une de ces planches, espérant qu'il devinerait mon intention , quand un grand reflux de LE VIEUX SALTIMBANQITE. 41 peuple, causé par je ne sais quel trouble, m'entraîna loin de lui. Et, m'en retournant, obsédé par cette vision, je cherchai à analyser ma soudaine douleur, et je me dis : Je viens de voir l'image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur; du vieux poëtesans amis, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et par l'ingratitude pu- blique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer! PETITS POEMES EN PROSE. XV LE GATEAU Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j'étais placé était d'une grandeur et d'une noblesse irrésis- tibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon âme. Mes pensées voltigeaient avec une légèreté égale à celle de l'atmosphère ; les passions vulgaires, telles que la haine et l'amour profane, m*ap- paraissaient maintenant aussi éloignées que les nuées qui défilaient au fond des abîmes sous mes pieds ; mon âme me semblait aussi vaste et aussi pure que la cou- pole du ciel dont j'étais enveloppé; le souvenir des choses terrestres n'arrivait à mon cœur qu'affaibli et diminué, comme le son de la clochette des bestiaux imperceptibles qui paissaient loin , bien loin , sur le versant d'une autre montagne. Sur le petit lac immo- bile, noir de son immense profondeur, passait quel- quefois l'ombre d'un nuage, comme le reflet du man- teau d'un géant aérien volant à travers le ciel. Et je me souviens que cette sensation solennelle et rare, causée par un grand mouvement parfaitement silen- cieux, me remplissait d'une joie mêlée de ^eur. Bref, LE GATEAU. 43 je me sentais, grâce à Tenthousiasmante beauté dont j'étaiis environné, en parfaite paix avec moi-même et avec r univers; je crois môme que , dans ma parfaite béatitude et dans mon total oubli de tout le mal ter- restre, j'en étais venu à ne plus trouver si ridicules les journaux qui prétendent que l'homme est né bon; — quand la matière incurable renouvelant ses exi- gences, je songeai à réparer la fatigue et à soulager l'appétit causés par une si longue ascension. Je tirai de ma poche un gros morceau de pain , une tasse de cuir et un flacon d'un certain élixir que les pharmaciens vendaient dans ce temps-là aux touristes pour le mêler dans l'occasion avec de l'eau de neige. Je découpais tranquillement mon pain , quand un bruit très- léger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit être déguenillé, noir, ébouriffé, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dévoraient le morceau de pain. Et je l'entendis soupirer, d'une voix basse et rauque, le mot : gâteau! Je ne pus m'em- pêcher de rire en entendant l'appellation dont il vou- lait bien honorer mon pain presque blanc, et j'en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux l'objet de sa convoitise; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement , comme s'il eût craint que mon offre ne fût pas sincère ou que je m'en repentisse déjà. Mais au même instant il fut culbuté par un autre pe- tit sauvage, sorti je ne sais d'où, et si parfaitement sem- blable au premier qu'on aurait pu le prendre pour son 44 PETITS POEMES EN PROSE. frère jumeau. Ensemble ils roulèrent surlesol,se dispu-^ tant la précieuse proie, aucun n'en voulant sans doute sacrifier la moitié pour son frère. Le premier, exaspéré, empoigna le second par les cheveux ; celui-ci lui saisit l'o- reille avec les dents, et en cracha un petit morceau san- glant avec un superbe juron patois. Le légitime proprié- taire du gâteau essaya d'enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l'usurpateur; à son tour celui-ci appliqua toutes ses forces à étrangler son adversaire d'une main, pendant que de l'autre il tâchait de glisser dans sa po- che le prix du combat. Mais, ravivé par le désespoir, le vaincu se redressa et fît rouler levainqueurpar terre d'un coup de tête dans l'estomac. A quoi bon décrire une lutte hideuse qui dura en vérité plus longtemps que leurs for- ces enfantines ne semblaient le promettre? Le gâteau voyageait de main en main et changeait de poche à cha- que instant; mais, hélas I il changeait aussi de volume; et lorsque enfin, exténués, haletants, sanglants, ils s'arrêtèrent par impossibilité de continuer, il n'y avait plus, à vrai dire, aucun sujet de bataille ; le morceau de pain avait disparu, et il était éparpillé en miettes sem- blables aux grains de sable auxquels il était mêlé. Ce spectacle m'avait embrumé le paysage, et la joie calme où s'ébaudissait mon âme avant d'avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu; j'en restai triste assez longtemps, me répétant sans cesse : a 11 y a donc un pays superbe où Je pain s'appelle du gâteau, friandise si rare qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide î » L^HORLOGE. 45 XVI L'HORLOGE Les Chinois voient l'heure dans l'œil des chats. Un jour un missionnaire, se promenant dans la ban- lieue de Nankin, s'aperçut qu'il avait oublié sa montre, et demanda à un petit garçon quelle heure il était. Le gamin du céleste Empire hésita d'abord; puis, se ravisant, il répondit : « Je vais vous le dire. » Peu d'instants après, il reparut, tenant dans ses bras un fort gros chat, et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux, il affirma sans hésiter : a II n'est pas encore tout à fait midi. » Ce qui était vrai. Pour moi , si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à la fois l'honneur de son sexe, l'orgueil de mon cœur et le parfum de mon esprit , que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l'ombre opaque, au fond de ses yeux adorables je vois toujours l'heure distinctement , tou- jours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l'espace, sans divisions de minutes ni de se- condes, — une heure immobile qui n'est pas marquée 3. 40 PETITS POEMES EN PROSE. 3ur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coupd'œil. Et si quelque importun venait me déranger pendant que mon regard repose sur ce délicieux cadran, si quelque Génie malhonnête et intolérant , quelque Dé- mon du contre-temps venait me dire : « Que regardes-tu là avec tant de soin? Que cherches-tu dans les yeux de cet être? Y vois-tu l'heure, mortel prodigue et fai- néant? » je répondrais sans hésiter : « Oui, je vois rheure; il est l'Éternité I » N'est-ce pas, madame, que voici un madrigal vrai- ment méritoire, et aussi emphatique que vous-même? En vérité, j'ai eu tant de plaisir à broder cette pré- tentieuse galanterie, que je ne vous demanderai rieil en échange. UN HÉMISPHÈRE DANS UNE CHEVELURE. 47 XVII UN HÉMISPHÈRE DANS UNE CHEVELURE Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un honàme altéré dans Teau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air. Si tu pouvais savoir tout ce que je vois I tout ce que je sens! tout ce que j'entends dans tes cheveux! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique. Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voi- lures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants cli- mats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles •et par la peau humaine. Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port •fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigou- reux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur im ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur 48 PETITS POEMES EN PROSE. Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan , dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes. Dans Tardent foyer de ta chevelure, je respire Fodeur du tabac mêlé à Topium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tro- pical; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m'enivTe des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco. Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs. L'INVITATION AU VOYAGE. 49 XVIII L'INVITATION AU VOYAGE li est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays sin- gulier, noyé dans les brumes de riotre Nord, et qu'on pourrait appeler l'Orient de l'Occident, la Chine de l'Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s'y est donné carrière, tant elle l'a patiemment et opiniâ- trement illustré de ses savantes et délicates végéta- tions. Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau , riche, tranquille, honnête; où le luxe a plaisir à se mirer dans Tordre; où la vie est grasse et douce à respirer; d'où le désordre, la turbulence et l'imprévu sont exclus; où le bonheur est marié au silence ; où la cuisine elle- même est poétique, grasse et excitante à la fois; où tout vous ressemble, mon cher ange. Tu connais cette maladie fiévreuse qui s'empare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu'on ignore, cette angoisse de la curiosité? Il est une contrée qui le ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré 50 PETITS POEMES EN PROSE. une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence. C'est là qu'il faut aller vivre, c'est là qu'il faut aller mourir! Oui, c'est là qu'il faut aller respirer, rêver et allon- ger les heures par l'infini des sensations. Un musicien a écrit Y Invitation à la valse; quel est celui qui compo- sera V Invitation au voyage, qu'on, puisse offrir à la femme aimée, à la sœur d'élection? *- Oui, c'est dans cette atmosphère qu'il ferait bon vivre, — là-bas, où les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennité. Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d'une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon , sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bi- zarres, armés de serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l'orfè- vrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse ; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s'échappe un parfum singulier, un revenez-y de Suma- tra, qui est comme l'âme de l'appartement. Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout est riche, propre et luisant, comme une belle conscience, comme L'INVITATION AU VOYAGE. 51 une magnifique batterie de cuisine, comme une splen* dide orfèvrerie, comme une bijouterie bariolée! Les trésors du monde y affluent, comme dans la maison d'un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier. Pays singulier, supérieur aux autres, comme l'Art Test à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue. Qu'ils cherchent, qu'ils cherchent eocore, qu'ils re- culent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchi- mistes de l'horticulture! Qu'ils proposent des prix de soixante et de cent mille florins pour qui résoudra leurs ambitieux problèmes! Moi, j'ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu ! Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c'est là, n'est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu'il faudrait aller vivre et fleurir? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pour- rais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ? Des rêves! toujours des rêves! et plus l'âme est am- bitieuse et délicate, plus les rêves l'éloignent du pos- sible. Chaque homme porte en lui sa dose d'opium na- turel, incessamment sécrétée et renouvelée, et, delà naissance à la mort, combien comptons-nous d'heures remplies par la jouissance positive, par l'action réussie et décidée? Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu'a peint mon esprit , ce tableau qui te ressemble ? Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces par- 52 PETITS POEMES EN PROSE. fums, ces fleurs miraculeuses, c'est toi. C'est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires qu'ils charrient , tout chargés de richesses, et d'où montent les chants monotones de la manœuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l'Infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ; — et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l'Orient, ils rentrent au port natal , ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l'infini vers toi. LE JOUJOU DU PAUVRE. 53 XIX LE JODJOD DU PAUVRE Je veux donner l'idée d'un divertissement inno- cent. Il y a si peu d'amusements qui ne soient pas cou- pables! Quand vous sortirez le matin avec l'intention décidée de flâner sur les grandes routes, remplissez vos poches de petites inventions à un sol , — telles que le polichi- nelle plat mû par un seul fil , les forgerons qui battent l'enclume, le cavalier et son cheval dont la queue est un sifflet, — et le long des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux enfants inconnus et pauvres que vous rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s'agrandir démesurément. D'abord ils n'oseront pas prendre ; ils douteront de leur bonheur. Puis leurs mains agripperont vivement le cadeau, et ils s'enfuiront comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que vous leur avez donné, ayant appris à se défier de l'homme. Sur une route, derrière la grille d'un vaste jardin , au bout duquel apparaissait la blancheur d'un joli châ- teau frappé par le soleil , se tenait un enfant beau et 51 PETITS POEMES EN PROSE. frais, habillé de ces vêtements de campagne si pleins de coquetterie. Le luxe, Tinsouciance et le spectacle habituel de la richesse, rendent ces enfants-là si jolis, qu'on les croi- rait faits d'une autre pâte que les enfants de la mé- diocrité ou de la pauvreté. A côté de lui, gisait sur l'herbe un joujou splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, vêtu d'une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries. Mais l'enfant ne s'occupait pas de son joujou préféré, et voici ce qu'il regardait : . De l'autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale, chétif, fuligineux, un de ces marmots-parias dont un œil impartial découvrirait la beauté, si, comme l'œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère. A travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes, la grande route et le château , l'enfant pauvre montrait à l'enfant riche son propre joujou, que ce- lui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, c'était un rat vivant! Les parents, par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même. Et les deux enfants se riaient l'un à l'autre fraternel- lement, avec des dents d'une égale blancheur. LES DOiNS DES FÉES. 55 XX LES DONS DES FÉES C'était grande assemblée des Fées, pour procéder à la répartition des dons parmi tous les nouveau-nés, arrivés à la vie depuis vingt-quatre heures. Toutes ces antiques et capricieuses Sœurs du Destin, toutes ces Mères bizarres de la joie et de la douleur, étaient fort diverses : les unes avaient F air sombre et rechigné, les autres, un air folâtre et malin ; les unes, jeunes, qui avaient toujours été jeunes; les autres, vieilles, qui avaient toujours été vieilles. Tous les pères qui ont foi dans les Fées étaient ve^ nus, chacun apportant son nouveau-né dans ses bras. Les. Dons, les Facultés, les bons Hasards, les Cir- constances invincibles, étaient accumulés à côté du tribunal, comme les prix sur l'estrade, dans une distri- bution de prix. Ce qu'il y avait ici de particulier, c'est que les Dons n'étaient pas la récompense d'un effort, mais tout au contraire une grâce accordée à celui qui n'avait pas encore vécu, une grâce pouvant déterminer sa destinée et devenir aussi bien la source de son mal- heur que de son bonheur. 56 PETITS POEMES EN PROSE. Les pauvres Fées étaient très-affairées ; car la foule des solliciteurs était grande, et le monde intermédiaire, placé entre l'homme et Dieu, est soumis comme nous à la terrible loi du Temps et de son infinie postérité, les Jours^ les Heures, les Minutes, les Secondes. En vérité, elles étaient aussi ahuries que des mi- nistres un jour d'audience, ou des employés du Mont- de-Piété quand une fête nationale autorise les déga- gements gratuits. Je crois même qu'elles regardaient de temps à autre l'aiguille de Thorloge avec autant d'impatience que des juges humains qui, siégeant depuis le matin, ne peuvent s'empêcher de rêver au dîner, à la famille et à leurs chères pantoufles. Si, dans la justice surnaturelle, il y a un peu de précipi- tation et de hasard, ne nous étonnons pas qu'il en soit de même quelquefois dans la justice humaine. Nous serions nous-mêmes, en ce cas, des juges injustes. Aussi furent commises ce jour-là quelques bourdes qu'on pourrait considérer comme bizarres, si la pru- dence, plutôt que le caprice, était le caractère distinc- tif, éternel des Fées. Ainsi la puissance d'attirer magnétiquement la for- tune fut adjugée à l'héritier unique d'une famille très-riche , qui, n'étant doué d'aucun sens de charité, non plus que d'aucune convoitise pour les biens les plus visibles de la vie, devait se trouver plus tard prodigieusement embarrassé de ses millions. Ainsi furent donnés l'amour du Beau et la Puissance poétique au fils d'un sombre gueux, carrier de son LES DONS DES FÉES. 57 état, qui ne pouvait, en aucune façon, aider les facul- tés, ni soulager les besoins de sa déplorable progéniture. J'ai oublié de vous dire que la distribution, en ces cas solennels, est sans appel, et qu'aucun don ne peut être refusé. Toutes les Fées se levaient, croyant leur corvée accomplie; car il ne restait plus aucun cadeau, aucune lai^esse à jeter à tout ce fretin humain, quand un brave homme, un pauvre petit commerçant, je crois, se leva, et empoignant par sa robe de vapeurs multi- colores la Fée qui était le plus à sa portée, s'écria : « Eh! madame! vous nous oubliez! Il y a encore mon petit! Je ne veux pas être venu pour rien. » La Fée pouvait être embarrassée ; car il ne restait plus rien. Cependant elle se souvint à temps d'une let bien connue, quoique rarement appliquée, dans le monde surnaturel, habité par ces déités impalpables, amies de l'homme, et souvent contraintes de s'adapter à ses passions, telles que les Fées, les Gnomes, les Salamandres, les Sylphides, les Sylphes, les Nixes, les Ondins et les Ondines, — je veux parler de la loi qui concède aux Fées, dans un cas semblable à celui-ci, c'est-à-dire le cas d'épuisement des lots,' la faculté d'en donner encore un, supplémentaire et exception- nel, pourvu toutefois qu'elle ait l'imagination suffi- sante pour le créer immédiatement. Donc la bonne Fée répondit, avec un aplomb digne de son rang : « Je donne à ton fils... je lui donne... le Don de plaire ! » 58 PETITS POEMES EN PROSE. « Mais plaire comment? plaire... ? plaire pourquoi? » demanda opiniâtrement le petit boutiquier, qui était sans doute un de ces raisonneurs si communs , inca- pables de s'élever jusqu'à la logique de l'Absurde. « Parce quel parce que! » répliqua la Fée cour- roucée, en lui tournant le dos ; et rejoignant le cor- tège de ses compagnes, elle leur disait : « Comment trouvez-vous ce petit Français vaniteux, qui veut tout comprendre, et qui ayant obtenu pour son fils le meil- leur des lots, ose encore interroger et discuter l'indis- cutable ? » LES TENTATIONS. 59 XXI LES TENTATIONS OU ÉROS, PLUTUS ET LA GLOIRE Deux superbes Satans et une Diablesse, non moins extraordinaire, ont la nuit dernière monté l'escalier mystérieux par où l'Enfer donne assaut à la faiblesse de l'homme qui dort, et communique en secret avec lui. Et ils sont venus se poser glorieusement devant moi, debout comme sur une estrade. Une splendeur sul- fureuse émanait de ces trois personnages, qui se déta- chaient ainsi du fond opaque de la nuit. Ils avaient l'air si fier et si plein de domination, que je les pris d'abord tous les trois pour de vrais Dieux. Le visage du premier Satan était d'un sexe ambigu, et il y avait aussi, dans les lignes de son corps, la mol- lesse des anciens Bacchus. Ses beaux yeux languissants, d*un couleur ténébreuse et indécise, ressemblaient à des violettes chargées encore des lourds pleurs de Torage, et ses lèvres entr'ouvertes à des cassolettes chaudes, d'où s'exhalait la bonne odeur d'une par- fumerie; et à chaque fois qu'il soupirait, des insectes 00 PETITS POEMES EN PROSE. musqués s'illuminaient, en voletant, aux ardeurs de son souffle. Autour de sa tunique de pourpre était roulé, en ma- nière de ceinture, un serpent chatoyant qui, la tête relevée, tournait langoureusement vers lui ses yeux de braise. A cette ceinture vivante étaient suspendus, alternant avec des fioles pleines de liqueurs sinistres, de brillants couteaux et des instruments de chirurgie. Dans sa main droite il tenait une autre fiole dont le cotitenu était d'un rouge lumineux, et qui portait pour étiquette ces mots bizarres : « Buvez, ceci est mon sang, un parfait cordial; » dans la gauche, un violon qui lui servait sans doute à chanter ses plaisirs et ses douleurs, et à répandre la contagion de sa folie dans les nuits de sabbat. A ses chevilles délicates traînaient quelques anneaux d'une chaîne d'or rompue, et quand la gêne qui en résultait le forçait à baisser les yeux vers la terre, il contemplait vaniteusement les ongles de ses pieds, brillants et polis comme des pierres bien travaillées. 11 me regarda avec ses yeux inconsolablement navrés, d'où s'écoulait une insidieuse ivresse, et il me dit d'une voix chantante : « Si tu veux, si tu veux, je te ferai le seigneur des âmes, et tu seras le maître de la matière vivante, plus encore que le sculpteur peut l'être de l'argile; et tu connaîtras le plaisir, sans cesse renaissant, de sortir de toi-même pour t'oublier dans autrui, et d'attirer les autres âmes jusqu'à les con- fondre avec la tienne. » LES TENTATIONS. 61 Et je lui répondis : « Grand merci ! je n'ai que faire de cette pacotille d'êtres qui, sans doute, ne valent pas mieux que mon pauvre moi. Bien que j'aie quel- que honte à me souvenir, je ne veux rien oublier; et quand même je ne te connaîtrais pas, vieux monstre, ta mystérieuse coutellerie, tes fioles équivoques, les chaînes dont tes pieds sont empêtrés, sont des sym- boles qui expliquent assez clairement les inconvénients de ton amitié. Garde tes présents. » Le second Satan n'avait ni cet air à la fois tragique et souriant, ni ces belles manières insinuantes, ni cette beauté délicate et parfumée. C'était un homme vaste, à gros visage sans yeux, dont la lourde bedaine sur- plombait les cuisses, et dont toute la peau était dorée et illustrée, comme d'un tatouage, d'une foule de pe- tites figures mouvantes représentant les formes nom- breuses de la misère universelle. Il y avait de petits hommes efflanqués qui se suspendaient volontairement à un clou ; il y avait de petits gnomes difformes, mai- gres, dont les yeux suppliants réclamaient l'aumône mieux encore que leurs mains tremblantes ; et puis de vieilles mères portant des avortons accrochés à leurs mamelles exténuées. 11 y en avait encore bien d'autres. Le gros Satan tapait avec son poing sur son immense ventre, d'où sortait alors un long et retentissant clique- tis de métal , qui se terminait en un vague gémisse- ment fait de nombreuses voix humaines. Et il riait , en montrant impudemment ses dents gâtées, d'un énorme IV, .4 02 PETITS POEMES EN PROSE. rire imbécile, comme certains hommes de tous les pays quand ils ont trop bien dîné. Et celui-là me dit : « Je puis te donner ce qui obtient tout, ce qui vaut tout , ce qui remplace tout I » Et il tapa sur son ventre monstrueux, dont l'écho sonore fit le commentaire de sa grossière parole. Je me détournai avec dégoût, et je répondis : « Je n'ai besoin, pour ma jouissance, de la misère de per- sonne ; et je ne veux pas d'une richesse attristée, comme un papier de tenture, de tous les malheurs représentés sur ta peau. » Quant à la Diablesse, je mentirais si je n'avouais pas qu'à première vue je lui trouvai un bizarre charme. Pour définir ce charme, je ne saurais le comparer à rien de mieux qu'à celui des très-belles femmes sur le retour, qui cependant ne vieillissent plus, et dont la beauté garde la magie pénétrante des ruines. Elle avait l'air à la fois impérieux et dégingandé, et ses yeux, quoique battus, contenaient une force fascinatrice. Ce qui me frappa le plus, ce fut le mystère de sa voix, dans laquelle je retrouvais le souvenir des contralti les plus délicieux et aussi un peu de l'enrouement des go- siers incessamment lavés par l'eau-de-vie. « Veux-tu connaître ma puissance? » dit la fausse déesse avec sa voix charmante et paradoxale. « Écoute. )> Et elle emboucha alors une gigantesque trompette, enrubannée, comme un mirliton, des titres de tous les journaux de l'univers, et à travers cette trompette elle cria mon nom, qui roula ainsi à travers l'espace avec LES TENTATIONS. 63 le bruit de cent mille tonnerres, et n^e revint répercuté par récho de la plus lointaine planète. (( Diable I » fis-je, à moitié subjugué, « voilà qui est précieux! » Maison examinant plus attentivement la séduisante virago, il me sembla vaguement que je la reconnaissais pour l'avoir vue trinquant avec quelques drôles de ma connaissance ; et le son rauque du cuivre apporta à mes oreilles je ne sais quel souvenir d'une trompette prostituée. Aussi je répondis, avec tout mon dédain : « Va-t'en ! Je ne suis pas fait pour épouser la maîtresse de cer- tains que je ne veux pas nommer. » . Certes, d'une si courageuse abnégation j'avais le droit d'être fier. Mais malheureusement je me réveillai, et toute ma force m'abandonna. « En vérité, me dis-je, il fallait que je fusse bien lourdement assoupi pour montrer de tels scrupules. Ah I s'ils pouvaient revenir pendant que je suis éveillé, je ne ferais pas tant le délicat! » Et je les invoquai à haute voix, les suppliant de me pardonner, leur offrant de me déshonorer aussi souvent qu'il le faudrait pour mériter leurs faveurs; mais je les avais sans doute fortement offensés, car ils ne sont jamais revenus. ei PETITS POEMES EN PROSE. XXII LE CRÉPUSGDLE DU SOIR Le jour tombe. Un grand apaisement se fait dans les pauvres esprits fatigués du labeur de la journée ; et leurs pensées prennent maintenant les couleurs tendres et indécises du crépuscule. Cependant du haut de la montagne arrive à mon balcon , à travers les nues transparentes du soir, un grand hurlement, composé d'une foule de cris discor- dants, que l'espace transforme en une lugubre harmo- nie, comme celle de la marée qui monte ou d'une tem- pête qui s'éveille. Quels sont les infortunés que le soir ne calme pas , et qui prennent , comme les hiboux, la venue de la nuit pour un signal de sabbat? Cette sinistre ululation nous arrive du noir hospice perché sur la montagne; et, le soir, en fumant et en contemplant' le repos de l'im- mense vallée, hérissée de maisons dont chaque fenêtre dit : « C'est ici la paix maintenant; c'est ici la joie de la famille! » je puis, quand le vent souffle de là-haut, bercer ma pensée étonnée à cette imitation des harmo- nies de l'enfer. LE CRÉPUSCULE DU SOIR. 65 Le crépuscule excite les fous. — Je me souviens que j'ai eu deux amis que le crépuscule rendait tout ma- lades. L'un méconnaissait alors tous les rapports d'ami- tié et de politesse, et maltraitait, comme un sauvage, le premier venu. Je l'ai vu jeter à la tête d'un maître d'hôtel un excellent poulet, dans lequel il croyait voir je ne sais quel insultant hiéroglyphe. Le soir, précur- seur des voluptés profondes, lui gâtait les choses les plus succulentes. L'autre, un ambitieux blessé, devenait, à mesure que le jour baissait, plus aigre, plus sombre, plus ta- quin. Indulgent et sociable encore pendant la journée, il était impitoyable le soir; et ce n'était pas seulement sur autrui, mais aussi sur lui-même, que s'exerçait rageusement sa manie crépusculeuse. Le premier est mort fou , incapable de reconnaître sa femme et son enfant; le second porte en lui l'in- quiétude d'un malaise perpétuel , et fût-il gratifié de tous les honneurs que peuvent conférer les républiques et les princes, je crois que le crépuscule allumerait encore en lui la brûlante envie de distinctions ima- ginaires. La nuit , qui mettait ses ténèbres dans leur esprit , fait la lumière dans le mien ; et, bien qu'il ne soit pas rare de voir la même cause engendrer deux effets contraires, j'en suis toujours comme intrigué et alarmé. nuit! ô rafraîchissantes ténèbres I vous êtes pour moi le signal d'une fête intérieure, vous êtes la déli- vrance d'une angoisse! Dans la solitude des plaines, 4. êd PETITS POEMES EN PROSE. dans les labyrinthes pierreux d'une capitale, scintille- ment des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d'artifice de la déesse Liberté I Crépuscule, comme vous êtes doux et tendrel Les lueurs roses qui traînent encore à l'horizon comme Tagonie du jour sous l'oppression victorieuse de sa nuit, les feux des candélabres qui font des taches d'un youge opaque sur les dernières gloires du couchant, les lourdes draperies qu'une main invisible attire des profondeurs de l'Orient, imitent tous les sentiments compliqués qui luttent dans le cœur de l'homme aux heures solennelles de la vie. On dirait encorp une de ces robes étranges de dan- seuses, où une gaze transparente et sombre laisse en- trevoir les splendeurs amorties d'une jupe éclatante, comme sous le noir présent transperce le délicieux passé ; et les étoiles vacillantes d'or et d'argent , dont elle est semée, représentent ces feux de la fantaisie qui ne s'allument bien que sous le deuil profond de la N4iit. LA SOLITUDE. G7 XXIII LA SOLITUDE Un gazetier philanthrope me dît que la solitude est mauvaise pour T homme; et à l'appui de sa thèse, il cite, comme tous les incrédules, des paroles des Pères de relise. Je sais que le Démon fréquente volontiers les lieux arides, et que l'Esprit du meurtre et de lubricité s'en- flamme merveilleusement dans les solitudes. Mais il serait possible que cette solitude ne fût dangereuse que pour rame oisive et divagante qui la peuple de ses passions et de ses chimères. Il est certain qu'un bavard, dont le suprême plaisir consiste à parler du haut d'une chaire ou d'une tribune, risquerait fort de devenir fou furieux dans l'île de Ro- binson. Je n'exige pas de mon gazetier les courageuses vertus de Crusoé, mais je demande qu'il ne décrète pas d'accusation les amoureux de la solitude et du mys- tère. 11 y a dans nos races jacassières des individus qui accepteraient avec moins de répugnance le supplice su- prême, s'il leur était permis de faire du haut de l'écha- 68 PETITS POEMES EN PROSE. faud une copieuse harangue, sans craindre que les tambours de Santerre ne leur coupassent intempesti- vement la parole. Je ne les plains pas, parce que je devine que leurs effusions oratoires leur procurent des voluptés égales à celles que d'autres tirent du silence et du recueille- ment; mais je les méprise. Je désire surtout que mon maudit gazetier me laisse m'amuser à ma guise. « Vous n'éprouvez donc jamais, — me dit-il , avec un ton de nez très-apostolique, — le besoin de partager vos jouissances? » Voyez-vous le subtil envieux! Il sait que je dédaigne les siennes, %t il vient s'insinuer dans les miennes, le hideux trouble- fête! « Ce grand malheur de ne pouvoir être seul ! » dit quelque part La Bruyère, comme pour faire honte à tous ceux qui courent s'oublier dans la foule, crai- gnant sans doute de ne pouvoir se supporter eux- mêmes. «Presque tous nos malheurs nous viennent de n'avoir pas su rester dans notre ohambre, » dit un autre sage, Pascal , je crois, rappelant ainsi dans la cellule du re- cueillement tous ces affolés qui cherchent le bonheur dans le mouvement et dans une prostitution que je pourrais appeler fratemitaire, si je voulais parler la belle langue de mon siècle. LES PROJETS. (Hl XXIV LES PROJETS Il se disait, en se promenant dans un grand parc solitaire : a Comme elle serait belle dans un costume de cour, compliqué et fastueux, descendant, à travers l'atmosphère d'un beau soir, les degrés de marbre d'un palais, en face des grandes pelouses et des bassins ! Car elle a naturellement Tair d'une princesse. » En passant plus tard dans une rue, il s'arrêta de- vant une boutique de gravures, et, trouvant dans un carton une estampe représentant un paysage tropical , il se dit : « Non ! ce n'est pas dans un palais que je voudrais posséder sa chère vie. Nous n'y serions pas chez nous. D'ailleurs ces murs criblés d'or ne laisse- raient pas une place pour accrocher son image; dans ces solennelles galeries, il n'y a pas un coin pour l'in- timité. Décidément , c'est là qu'il faudrait demeurer pour cultiver le rêve de ma vie. » Et, tout en analysant des yeux les détails de la gra- vure, il continuait mentalement : « Au bord de la mer, une belle case en bois, enveloppée de tous ces arbres bizarres et luisants dont j'ai oublié les noms , dans 10 PETITS POEMES EN PROSE. l'atmosphère, une odeur enivrante, indéfinissable , dans la case un puissant parfum de rose et de musc...., plus loin , derrière notre petit domaine, des bouts de mâts balancés par la houle , autour de nous, au delà de la chambre éclairée d'une lumière rose tamisée par les stores, décorée de nattes fraîches et de fleurs capiteuses, avec de rares sièges d'un rococo Portugais, d'un bois lourd et ténébreux (où elle reposerait si calme, si bien éventée, fumant le tabac légèrement opiacé! ), au delà de la varangue, le tapage des oiseaux ivres de lumières, et le jacassement des petites négresses , et, la nuit, pour servir d'accompagnement à mes songes, le chant plaintif des arbres à musique, des mélanco- liques filaos! Oui, en vérité, c'est bien là le décor que je cherchais. Qu'ai-je à faire de palais? » Et plus loin, comme il suivait une grande avenue, il aperçut une auberge proprette, où d'une fenêtre égayée par des rideaux d'indienne bariolée se pen- chaient deux têtes rieuses. Et tout de suite : (( 11 faut, — se dit-il , — que ma pensée soit une grande vaga- bonde pour aller chercher si loin ce qui est si près de moi. Le plaisir et le bonheur sont dans la première auberge venue, dans l'auberge du hasard, si féconde en voluptés. Un grand feu, des faïences voyantes, un souper passable, un vin rude, et un lit très-large avec des draps un peu âpres, mais frais; quoi de mieux? )) Et en rentrant seul chez lui, à cette heure où les conseils de la Sagesse ne sont plus étouffés par les bourdonnements de la vie extérieure, il se dit : « J'ai LES PROJETS. n eu aujourd'hui , en rêve, trois domiciles où j'ai trouvé un égal plaisir. Pourquoi contraindre mon corps à changer de place, puisque mon âme voyage si leste- ment? Et à quoi bon exécuter des projets, puisque le projet est en lui-même une jouissance suffisante? » 72 PETITS POEMES EN PROSE. XXV LA BELLE DOROTHÉE Le soleil accable la ville de sa lumière droite et ter- rible; le sable est éblouissant et la mer miroite. Le monde stupétîé s'affaisse lâchement et fait la sieste, une sieste qui est une espèce de mort savoureuse où le dormeur, à demi éveillé, goûte les voluptés de son anéantissement. Cependant Dorothée, forte et fière comme le soleil, s'avance dans la rue déserte, seule vivante à cette heure sous l'immense azur, et faisant sur la lumière une tache éclatante et noire. Elle s'avance, balançant mollement son torse si mince sur ses hanches si larges. Sa robe de soie col- lante, d'un ton clair et rose, tranche vivement sur les ténèbres de sa peau et moule exactement sa taille longue, son dos creux et sa gorge pointue. Son ombrelle rouge, tamisant la lumière, projette siir son visage sombre le fard sanglant de ses re- flets. Le poids de son énorme chevelure presque bleue tire en arrière sa tête délicate et lui donne un air triom- LA BELLE DQROTHËJS. 73 phant et paresseux. De lourdes pendeloques gazouillent secrètement à ses mignonnes oreilles. De temps en temps la brise de m^ soulève par le coin sa jupe flottante et montre sa jambe luisante et superbe; et son pied, pareil aux pieds des déesses de marbre que l'Europe enferme dans ses musées, im- prime fidèlement sa forme sur le sable fin. Car Dorothée est si prodigieusement coquette, que le plaisir d'être admirée l'emporte chez elle sur l'orgueil de l'affran- chie, et, bien qu'elle soit libre , elle marche sans souliers. Elle s'avance ainsi, harmonieusement, heureuse de vivre et souriant d'un blanc sourire, comme si elle apercevait au loin dans l'espace un miroir reflétant sa démarche et sa beauté. A l'heure où les chiens eux-mêmes gémissent de douleur sous le soleil qui les mord, quel puissant motif fait donc aller ainsi la paresseuse Dorothée, belle et froide comme le bronze ? Pourquoi a-t-elle quitté sa petite case si coquette- ment arrangée, dont les fleurs et les nattes font à si peu de frais un parfait boudoir ; où elle prend tant de plaisir à se peigner, à fumer, à se faire éventer ou à se regarder dans le miroir de ses grands éventails de plumes, pendant que la mer, qui bat la plage à cent pas de là, fait à ses rêveries indécises un puissant et monotone accompagnement, et que la marmite de fer, où cuit un ragoût de crabes au riz et au safran, lui envoie, du fond de la cour, ses parfums excitants? IV. 5 74 PETITS POEMES EN PROSE. Peut-être a-t-elle un rendez -vous avec quelque jeune officier qui, sur des plages lointaines, a entendu parler par ses camarades de la célèbre Dorothée. In- failliblement elle le priera, la simple créature, de lui décrire le bal de TOpéra, et lui demandera si on peut y aller pieds nus, comme aux danses du dimanche, où les vieilles Gafrines elles*mêmés deviennent ivres et furieuses de joie ; et puis encore si les belles dames de Paris sont toutes plus belles qu'elle. Dorothée est admirée et choyée de tous, et elle serait parfaitement heureuse si elle n'était obligée d'entasser piastre sur piastre pour racheter sa petite sœur qui a bien onze ans, et qui est déjà mûre, et si belle! Elle réussira sans doute, la bonne Dorothée; le maître de l'enfant est si avare, trop avare pour com- prendre une autre beauté que celle des écus ! LES YEUX DES PAUVRES. 75 XXVI LES YEUX DES PAUVRES Ah! vous voulez savoir pourquoi je vous hais au- jourd'hui. Il vous sera sans doute moins facile de le comprendre qu'à moi de vous l'expliquer; car vous êtes, je crois, le plus bel exemple d'imperméabilité féminine qui se puisse rencontrer. Nous avions passé ensemble une longue journée qui m'avait paru courte. Nous nous étions bien promis que toutes nos pensées nous seraient communes à l'un et à l'autre, et que nos deux âmes désormais n'en feraient plus qu'une ; — un rêve qui n'a rien d'ori- ginal, après tout, si ce n'est que, rêvé par tous' les hommes, il n'a été réalisé par aucun. Le soir, un peu fatiguée, vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf qui formait le coin d'un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant déjà glorieusement ses splendeurs inachevées. Le café étin- celait. Le gaz lui-même y déployait toute l'ardeur d'un début, et éclairait de toutes seS forces les murs aveu- glants de blancheur, les nappes éblouissantes des mi- roirs, les ors des baguettes et des corniches, les pages 76 PETITS POEMES EN PROSE. aux joues rebondies traînés par les chiens en laisse, les dames riant au faucon perché sur leur poing, les nymphes et les déesses portant sur leur tête des fruits, des pâtés et du gibier, les Hébés et les Gany- mèdes présentant à bras tendu la petite amphore à bavaroises ou l'obélisque bicolore des glaces panachées ; toute l'histoire et toute la mythologie mises au service de la goinfrerie. Droit devant nous, sur la chaussée, était planté un brave homme d'une quarantaine d'années, au visage fatigué, à la barbe grisonnante, tenant d'une main un petit garçon et portant sur l'autre bras un petit être trop faible pour marcher. Il remplissait l'office de bonne et faisait prendre à ses enfants l'air du soir. Tous en guenilles. Ces trois visages étaient extraordi- nairement sérieux, et ces six yeux contemplaient fixe- ment le café nouveau avec une admiration égale, mais nuancée diversement par l'âge. Les yeux du père disaient : « Que c'est beau ! que c'est beau! on dirait que tout l'or du pauvre monde est venu se porter sur ces murs. » — Les yeux du petit garçon : « Que c'est beau ! que c'est beau ! mais c'est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous. » — Quant aux yeux du plus petit, ils étaient trop fascinés pour exprimer autre chose qu'une joie stupide et profonde. Les chansonniers disent que le plaisir rend l'âme bonne et amollit le cœur. La chanson avait raison ce soir-là, relativement à moi. Non-seulement j'étais atten- LES YEUX DES PAUVRES. 77 dri par cette famille d'yeux, mais je me sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif. Je tournais mes regards vers les vôtres, cher amour, pour y lire ma pensée ; je plon- geais dans vos yeux si beaux et si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habités par le Caprice et inspirés par la Lune, quand vous me dites : a Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d*ici ? » Tant il est difficile de s'entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s*aiment I 78 PETITS POEMES EN PROSE. XXVÎI UNE MORT Héroïque Fancioulle était un admirable bouffon, et presque un des amis du Prince. Mais pour les personnes vouées par état au comique, les choses sérieuses ont de fatales attractions, et, bien quMl puisse paraître bizarre que les idées de patrie et de liberté s'emparent despotiquement du cerveau d'un histrion, un jour Fan- cioulle entra dans une conspiration formée par quel- ques gentilshommes mécontents. Il existe partout des hommes de bien pour dénon- cer au pouvoir ces individus d'humeur atrabilaire qui veulent déposer les princes et opérer, sans la con- sulter, le déménagement d'une société. Les seigneurs en question furent arrêtés, ainsi que Fancioulle, et voués à une mort certaine. Je croirais volontiers que le Prince fut presque fâché de trouver son comédien favori parmi les rebellés. Le Prince n'était ni meilleur ni pire qu'un autre ; mais une excessive sensibilité le rendait, en beaucoup de cas, plus cruel et plus despote que tous ses pareils* Amoureux passionné des beaux-arts, excellent connais- UNE MORT Héroïque. 79 seur d'ailleurs, il était vraiment insatiable de voluptés. Assez indifférent relativement aux hommes et à la morale, véritable artiste lui-même, il ne connaissait d*ennemi dangereux que TEnnui, et les efforts bizarres qu'il faisait pour fuir ou pour vaincre ce tyran du monde lui auraient certainement attiré, de la part d'un historien sévère, l'épithète de « monstre » , s'il avait été permis, dans ses domaines, d'écrire quoi que ce fût qui ne tendit pas uniquement au plaisir ou à l'étonnement, qui est une des formes les plus délicates du plaisir. Le grand malheur de ce Prince fut qu'il n'eut jamais un théâtre assez vaste pour son génie. Il y a de jeunes Nérons qui étouffent dans des limites trop étroites, et dont les siècles à venir ignoreront toujours le nom et la bonne volonté. L'imprévoyante Providence avait donné à celui-ci des facultés plus grandes que ses États. Tout d'un coup le bruit courut que le souverain vou- lait faire grâce à tous les conjurés ; et l'origine de ce bruit fut l'annonce d'un grand spectacle où Fancioulle devait jouer l'un de ses principaux et de ses meilleurs rôles, et auquel assisteraient même, disait-on, les gen- tilshommes condamnés; signe évident, ajoutaient les esprits superficiels , des tendances généreuses du Prince offensé. De la part d'un homme aussi naturellement et vo- lontairement excentrique, tout était possible, même la vertu, même la clémence, surtout s'il avait pu espérer y trouver des plaisirs inattendus. Mais pour ceux qui. 80 PETITS POEMES EN PROSE. Comme moi, avaient pu pénétrer plus avant dans les pro- fondeurs de cette âme curieuse et malade, il était infi* nimènt plus probable que le Prince voulait juger de la valeur des talents scéniques d'un homme condamné à mort. 11 voulait profiter de l'occasion pour faire une ex- périence physiologique d'un intérêt capital, et vérifier jusqu'à quel point les facultés habituelles d'un artiste pouvaient être altérées ou modifiées par la situation ex- traordinaire où il se trouvait; au delà, existait-il dans son âme une intention plus ou moins arrêtée de clé- mence? C'est un point qui n'a jamais pu être éclairci. Enfin, le grand jour arrivé, cette petite cour déploya toutes ses pompes, et il serait difficile de concevoir, à moins de l'avoir vu, tout ce que la classe privilégiée d'un petit État, à ressources restreintes, peut montrer de splendeurs pour une vraie solennité. Celle-là était doublement vraie, d'abord par la magie du luxe étalé, ensuite par l'intérêt moral et mystérieux qui y était attaché. Le sieur Fancioulle excellait surtout dans les rôles muets ou peu chargés de paroles, qui sont souvent les principaux dans ces drames féeriques dont l'objet est de représenter symboliquement le mystère de la vie. Il entra eii scène légèrement et avec une aisance parfaite, ce qui contribua à fortifier, dans le noble public, l'idée de douceur et de pardon. Quand on dit d'un comédien : « Voilà un bon comé- dien », on se sert d'une formule qui implique que sous le personnage se laisse encore deviner le corné- ONE MORT Héroïque. si dien, c'est-à-dire Tart, FefFort, la volonté. Or, si un comédien arrivait à être, relativement au person* nage qu'il est chargé d'exprimer, ce que les meilleures statues de l'antiquité , miraculeusement animées, vi- vantes, marchantes, voyantes, seraient relativement à l'idée générale et confuse de beauté, ce serait là, sans doute, un cas singulier et tout à fait imprévu. Fan- cioulle fut, ce soir-là, une parfaite idéalisation, qu'il était impossible de ne pas supposer vivante, possible, réelle. Ce bouffon allait, venait, riait, pleurait, se con- vulsait, avec une indestructible auréole autour de la tête, auréole invisible pour tous, mais visible pour moi, et où se mêlaient, dans un étrange amalgame, les rayons de l'Art et la gloire du Martyre. Fancioulle introduisait, par je ne sais quelle grâce spéciale, le divin et le surnaturel, jusque dans les plus extrava- gantes bouffonneries. Ma plume tremble, et des larmes d'une émotion toujours présente me montent aux yeux pendant que je cherche à vous décrire cette inoubliable soirée. Fancioulle me prouvait, d'une manière péremp- toire, irréfutable, que l'ivresse de l'Art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre ; que le génie peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une joie qui l'empêche de voir la tombe, perdu, comme il est, dans un paradis excluant toute idée de tombe et de destruction. Tout ce public, si blasé et frivole qu'il pût être, subit bientôt la toute-puissante domination de l'artiste. Personne ne rêva plus de mort, de deuil, ni de sup- 5. 82 PETITS POEMES EN PROSE. plices. Chacun s'abandonna, sans inquiétude, aux vo- luptés multipliées que donne la vue d'un chef-d'œuvre d'art vivant. Les explosions de la joie et de l'admira- tion ébranlèrent à plusieurs reprises les voûtes de l'édifice avec l'énergie d'un tonnerre continu. Le Prince lui-même, enivré, mêla ses applaudissements à ceux de sa cour. Cependant, pour un œil clairvoyant, son ivresse, à lui, n'était pas sans mélange. Se sentait-il vaincu dans son pouvoir de despote? humilié dans son art dé terri- fier les cœurs et d'engourdir les esprits? frustré de ses espérances et bafoué dans ses prévisions ? De telles suppositions non exactement justifiées, mais non abso- lument injustifiables, traversèrent mon esprit pendant que je contemplais le visage du Prince, sur lequel une pâleur nouvelle s'ajoutait sans cesse à sa pâleur habi- tuelle, comme la neige s'ajoute à la neige. Ses lèvres se resserraient de plus en plus, et. ses yeux s'éclairaient d'un feu intérieur semblable à celui de la jalousie et de la rancune, même 'pendant qu'il applaudissait ostensiblement les talents de son vieil ami, l'étrange bouffon, qui bouffonnait si bien la mort. Â un certain moment, je vis Son Altesse se pencher vers un petit page, placé derrière elle, et lui parler à l'oreille. La physionomie espiègle du joli enfant s'illumina d'un sourire ; et puis il quitta vivement la loge princière comme pour s'acquitter d'une commission urgente. Quelques minutes plus tard un coup de sifflet aigu, prolongé, interrompit Fancioulle dans un de ses meil- UNE MORT Héroïque. 83 leurs moments, et déchira à la fois les oreilles et les cœurs. Et de l'endroit de la salle d'où avait jailli cette désapprobation inattendue, un enfant se précipitait dans un corridor avec des rires étouffés. Fancioulle, secoué, réveillé dans son rêve, ferma d'abord les yeux, puis les rouvrit presque aussitôt, démesurément agrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arrière, et puis tomba roide mort sur les planches. Le sifflet, rapide comme un glaive, avait-il réelle- ment frustré le bourreau? Le Prince avait-il lui-môme deviné toute l'homicide efficacité de sa ruse? Il est permis d'en douter. Regretta-t-il son cher et inimi- table Fancioulle ? Il est doux et légitime de le croire. Les gentilshommes coupables avaient joui pour la dernière fois du spectacle de la comédie. Dans la même nuit ils furent effacés de la vie. Depuis lors, plusieurs mimes, justement appréciés dans différents pays, sont venus jouer devant la cour de ***; mais aucun d'eux n'a pu rappeler les mer- veilleux talents de Fancioulle, ni s'élever jusqu'à la même faveur. 84 PETITS POEMES EN PROSE. XXVIII LA FAUSSE MONNAIE Comme nous nous éloignions du bureau de tabac, mon ami fit un soigneux triage de sa monnaie ; dans la poche gauche de son gilet il glissa de petites pièces d'or; dans la droite, de petites pièces d'argent; dans la poche gauche de sa culotte, une masse de gros sols, et enfin, dans la droite, une pièce d'argent de deux francs qu'il avait particulièrement examinée. « Singulière et minutieuse répartition ! » me dis-je en moi-même. Nous fîmes la rencontre d'un pauvre qui nous tendit sa casquette en tremblant. — Je ne connais rien de plus inquiétant que l'éloquence muette de ces yeux suppliants, qui contiennent à la fois, pour l'homme sensible qui sait y lire , tant d'humilité, tant de re- proches. Il y trouve quelque chose approchant cette profondeur de sentiment compliqué, dans les yeux lar- moyants des chiens qu'on fouette. L'offrande de mon ami fut beaucoup plus considé- rable que la mienne, et je lui dis : u Vous avez raison; après le plaisir d'être étonné, il n'en est pas de plus LA FAUSSE MONNAIE. 85 grand que celui de causer une surprise. — C'était la pièce fausse », me répondit-il tranquillement, comme pour se justifier de sa prodigalité. Mais dans mon misérable cerveau, toujours occupé à chercher midi à quatorze heures (de quelle fatigante faculté la nature m*a fait cadeau !) entra soudainement cette idée qu'une pareille conduite, de la part de mon ami, n'était excusable que par le désir de créer un événement dans la vie de ce pauvre diable, peut-être même de connaître les conséquences diverses, funestes ou autres, que peut engendrer une pièce fausse dans la main d'un mendiant. Ne pouvait-elle pas se multi- plier en pièces vraies? ne pouvait-elle pas aussi le conduire en prison? Un cabaretier, un boulanger, par exemple, allait peut-être le faire arrêter comme faux monnayeur ou comme propagateur de fausse monnaie. Tout aussi bien la pièce fausse serait peut- être, pour un pauvre petit spéculateur, le germe d'une richesse de quelques jours. Et ainsi ma fantaisie allait son train, prêtant des ailes à Tesprit de mon ami et tirant toutes les déductions possibles de toutes les hypothèses possibles. Mais celui-ci rompit brusquement ma rêverie en reprenant mes propres paroles : « Oui, vous avez rai- son; il n'est pas de plaisir plus doux que de sur- prendre un homme en lui donnant plus qu'il n'es- père. )) Je le regardai dans le blanc des yeux, et je fus épouvanté de voir que ses yeux brillaient d'une incon- 86 PETITS POEMES EN PROSE. testable candeur. Je vis alors clairement qu'il avait voulu faire à la fois la charité et une bonne affaire ; gagner quarante sols et le cœur de Dieu ; emporter le paradis économiquement ; enfin attraper gratis un brevet d'homme charitable. Je lui aurais presque par- donné le désir de la criminelle jouissance dont je le supposais tout à l'heure capable ; j'aurais trouvé cu- rieux, singulier, qu'il s'amusât à compromettre les pauvres; mais je ne lui pardonnerai jamais l'ineptie de son calcul. On n'est jamais excusable d'être méchant, mais il y a quelque mérite à savoir qu'on l'est ; et le plus irréparable des vices est de faire le mal par bêtise. LE JOUEUR GÉNÉREUX. 87 XXIX LE JOUEUR GÉNÉREUX Hier, à travers la foule du boulevard, je me sentis frôlé par un Être mystérieux que j'avais toujours désiré connaître, et que je reconnus tout de suite, quoique je ne l'eusse jamais vu. Il y avait sans doute chez lui, relativement à moi, un désir analogue, car il me fit, en passant, un clignement d'oeil significatif auquel je me hâtai d'obéir. Je le- suivis attentivement, et bientôt je descendis derrière lui dans une demeure souterraine, éblouissante, où éclatait un luxe dont au- cune des habitations supérieures de Paris ne pourrait fournir un exemple approchant. Il me parut singulier que j'eusse pu passer si souvent à côté de ce presti- gieux repaire sans en deviner l'entrée. Là régnait une atmosphère exquise , quoique capiteuse , qui faisait oublier presque instantanément toutes les fastidieuses horreurs de la vie; on y respirait une béatitude sombre, analogue à celle que durent éprouver les mangeurs de lotus quand , débarquant dans une île enchantée, éclairée des lueurs d'une éternelle après-midi, ils sen- tirent nadtre en eux, aux sons assoupissants des mélo- 88 PETITS POEMES EN PROSE. dieuses cascades, le désir de ne jamais revoir leurs pénates, leurs femmes, leurs enfants, et de ne jamais remonter sur les hautes lames de la mer. 11 y avait là des vidages étranges d'hommes et de femmes, marqués d*une beauté fatale, qu'il me sem- blait avoir vus déjà à des époques et dans des pays dont il m'était impossible de me souvenir exactement, et qui m^'nspiraient plutôt une sympathie fraternelle que cette crainte qui naît ordinairement à l'aspect de l'inconnu. Si je voulais essayer de définir d'une ma- nière quelconque l'expression singulière de leurs regards, je dirais que jamais je ne vis d'yeux brillant plus énergiquement de l'horreur de l'ennui et du désir immortel de se sentir vivre. Mon hôte et moi, nous étions déjà, en nous asseyant, de vieux et parfaits amis. Nous mangeâmes, nous bûmes outre mesure de toutes sortes de vins extraor- dinaires, et, chose non moins extraorcl^aire, il me semblait, après plusieurs heures, que je n'étais pas plus ivre que lui. Cependant le jeu, ce plaisir sur- humain, avait coupé à divers intervalles nos fréquentes libations, et je dois dire que j'avais joué et perdu mon âme, en partie liée, avec une insouciance et une légè- reté héroïques. L'âme est une chose si impalpable, si souvent inutile et quelquefois si gênante, que je n'éprouvai, quant à cette perte, qu'un peu moins d'émotion que si j'avais égaré, dans une promenade, ma carte de visite. Nous fumâmes longuement quelques cigares dont ta LE JOUEUR GÉNÉREUX. 89 la saveur et le parfum incomparables donnaient à l'âme la nostalgie de pays et de bonheurs inconnus, et, enivré de toutes ces délices, j'osai, dans un accès de familiarité qui ne parut pas lui déplaire, m'écrier, en m'emparant d'une coupe pleine jusqu'au bord: « A votre immortelle santé, vieux Bouc I » Nous causâmes aussi de Tunivers, de sa création et de sa future destruction ; de la grande idée du siècle, c'est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l'infatuation humaine. Sur ce sujet-là, Son Altesse ne tarissait pas en plaisan- teries légères et irréfutables, et elle s'exprimait avec une suavité de diction et une tranquillité dans la drô- lerie que je n'ai trouvées dans aucun des plus célèbres causeurs de l'humanité. Elle m'expliqua l'absurdité des différentes philosophies qui avaient jusqu'à pré- sent pris possession du cerveau humain, et daigna même me faire confidence de quelques principes fon- /*. i damentaux dont il ne me convient pas de partager les bénéfices et la propriété avec qui que ce soit. Elle ne se plaignit en aucune façon de la mauvaise réputation dont elle jouit dans toutes les parties du monde, m'as- sura qu'elle était, elle-même, la personne la plus inté- ressée à la destruction de la superstition, et m'avoua qu'elle n'avait eu peur, relativement à son propre pouvoir, qu'une seule fois, c'était le jour où elle avait entendu un prédicateur, plus subtil que ses confrères, s'écrier en chaire : « Mes chers frères, n'oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des 90 PETITS POEMES EN PROSE. lumières, que la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas I » Le souvenir de ce célèbre orateur nous conduisit naturellement vers le sujet des académies, et mon étrange convive m'affirma qu'il ne dédaignait pas, en beaucoup de cas, d'inspirer la plume, la parole et la conscience des pédagogues, et qu'il assistait presque toujours en personne, quoique invisible, à toutes les' séances académiques. Encouragé par tant de bontés, je lui demandai des nouvelles de Dieu, et s'il l'avait vu récemment. Il me répondit, avec une insouciance nuancée d'une certaine tristesse : « Nous nous saluons quand nous nous ren- controns, mais comme deux vieux gentilshommes, en qui une politesse innée ne saurait éteindre tout à fait le souvenir d'anciennes rancunes. )> Il est douteux que Son Altesse ait jamais donné une si longue audience à un simple mortel, et je craignais d'abuser. Enfin, comme l'aube frissonnante blanchis- sait les vitres, ce célèbre personnage, chanté par tant de poètes et servi par tant de philosophes qui tra- vaillent à sa gloire sans le savoir, me dit : « Je veux que vous gardiez de moi un bon souvenir, et vous prouver que Moi, dont on dit tant de mal, je suis quel- quefois hon diable, pour me servir d'une de vos locu- tions vulgaires. Afin de compenser la perte irrémé- diable que vous avez faite de votre âme, je vous donne l'enjeu que vous auriez gagné si le sort avait été pour vous, c'est-à-dire la possibilité de soulager et de LE JOUEUR GÉNÉREUX. 91 vaincre, pendant tout&rotre vie, cette bizarre affection de l'Ennui, qui est la source de toutes vos maladies et de tous vos misérables progrès. Jamais un désir ne sera formé par vous, que je ne vous aide à le réaliser; vous régnerez sur vos vulgaires semblables; vous serez fourni de flatteries et même d'adorations; l'argent, l'or, les diamants, les palais féeriques, viendront vous chercher et vous prieront de les accepter,* sans que vous ayez fait un effort pour les gagner ; vous chan- gerez de patrie et de contrée aussi souvent que votre fantaisie vous l'ordonnera; vous vous soûlerez de vo- luptés, sans lassitude, dans des pays charmants où il fait toujours chaud et où les femmes sentent aussi bon que les fleurs, — et caetera, et caetera... », ajouta- t-il en se levant et en me congédiant avec un bon sourire. Si ce n'eût été la crainte de m'humilier devant une aussi grande assemblée, je serais volontiers tombé aux pieds de ce joueur généreux pour le remercier de son inouïe munificence. Mais peu à peu, après que je l'eus quitté, l'incurable défiance rentra dans mon sein ; je n'osais plus croire à un si prodigieux bonheur, et, en me couchant, faisant encore ma prière par un reste d'habitude imbécile, je répétais dans un demi- sommeil : (( Mon Dieu ! Seigneur, mon Dieu ! faites que le diable me tienne sa parole! » 02 PETITS POEMES EN PROSE. XXX LA CORDE A EDOUARD MANET « Les illusions, — me disait mon ami, — sont aussi innombrables peut-être que les rapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. Et quand rillusicfn disparaît, c'est-à-dire quand nous voyons l'être ou le fait tel qu'il existe en dehors de nous, nous éprou- vons un bizarre sentiment, compliqué moitié de regret pour le fantôme disparu, moitié de surprise agréable devant la nouveauté, devant le fait réel. S'il existe un phénomène évident, trivial, toujours semblable, et d'une nature à laquelle il soit impossible de se tromper, c'est l'amour maternel. 11 est aussi difficile de supposer une mère sans amour maternel qu'une lumière sans chaleur ; n'est-il donc pas parfaitement légitime d'attribuer à l'amour maternel toutes les actions et les paroles d'une mère, relatives à son enfant? Et cependant écoutez cette petite histoire, où j'ai été singulièrement mystiûé par l'illusion la plus naturelle. LA CORDE. 93 tt Ma profession de peintre me pousse à regarder attentivement les visages, les physionomies, qui s*of- frent dans ma route, et vous savez, quelle jouissance nous tirons de cette faculté qui rend à nos yeux la vie plus vivante et plus signiQcative que pour les autres hommes. Dans le quartier reculé que j'habite, et où de vastes espaces gazonnés séparent encore les bâti- ments, j'observai souvent un enfant dont la physio- nomie ardente et espiègle, plus que toutes les autres, me séduisit tout d'abord. Il a posé plus d'une fois pour moi, et je l'ai transformé tantôt en petit bohémien, tantôt en aiige, tantôt en Amour mythologique. Je lui ai fait porter le violon du vagabond, la Couronne d'Épines et les Clous de la Passion, et la Torche d'Éros. Je pris enfm à toute la drôlerie de ce gamin un plaisir si vif, que je priai un jour ses parents, de pauvres gens, de vouloir bien me le céder, promettant de bien l'habiller, de lui donner quelque argent et de ne pas lui imposer d'autre peine que de nettoyer mes pin- ceaux et de faire mes commissions. Cet enfant, débar- bouillé, devint charmant, et. la vie qu'il menait chez moi lui semblait un paradis, comparativement à celle qu'il aurait subie dans le taudis paternel. Seulement je dois dire que ce petit bonhomme m'étonna quel- quefois par des crises singulières de tristesse précoce, et qu'il manifesta bientôt un goût immodéré pour le sucre et les liqueurs ; si bien qu'un jour où je con- statai que, malgré mes nombreux avertissements, il avait encore commis un nouveau larcin de ce genre. 94 PETITS POEMES EN PROSE. je le menaçai de le renvoyer à ses parents. Puis je sortis, et mes affaires me retinrent assez longtemps hors de chez moi. (( Quels ne furent pas mon horreur et mon étonne- ment quand, rentrant à la maison, le premier objet qui frappa mes regards fut mon petit bonhomme, l'espiègle compagnon de ma vie, pendu au panneau de cette armoire I Ses pieds touchaient presque le plan- cher; une chaise, qu'il avait sans doute repoussée du pied, était renversée à côté de lui ; sa tête était pen- chée convulsivement sur une épaule ; son visage, bour- souflé, et ses yeux, tout grands ouverts avec une fixité effrayante, me causèrent d'abord l'illusion de la vie. Le dépendre n'était pas une besogne aussi facile que vous le pouvez croire. Il était déjà fort roide, et j'avais une répugnance inexplicable à le faire brusque- ment tomber sur le sol. Il fallait le soutenir tout ■ entier avec un bras, et, avec la main de l'autre bras, couper la corde. Mais cela fait, tout n'était pas uni ; le petit monstre s'était servi d'une ficelle fort mince qui était entrée profondément dans les chairs, et il fallait maintenant, avec de minces ciseaux, chercher la corde entre les deux bourrelets de l'enflure, pour lui dégager le cou. <( J'ai négligé de vous dire que j'avais vivement appelé au secours; mais tous mes voisins avaient refusé de me venir en aide, fidèles en cela aux habitudes de Thomme civilisé, qui ne veut jamais, je ne sais pour- quoi, se mêler des affaires d'un pendu. Enfin vint un LA CORDE. 95 médecin qui déclara que F enfant était mort depuis plusieurs heures. Quand, plus tard, nous eûmes à le déshabiller pour Tensevelissement, la rigidité cadavé* rique était telle, que, désespérant de fléchir les mem- bres, nous dûmes lacérer et couper les vêtements pour les lui enlever. « Le commissaire , à qui, naturellement , je dus déclarer l'accident, me regarda de travers, et me dit : (( Voilà qui est louche I » mû sans doute par un désir invétéré et une habitude d'état de faire peur, à tout hasard, aux innocents comme aux coupables. « Restait une tâche suprême à accomplir, dont la seule pensée me causait une angoisse terrible : il fallait avertir les parents. Mes pieds refusaient de m'y con* duire. Enûn j'eus ce courage. Mais, à mon grand éton- nement, la mère fut impassible , pas une larme ne suinta du coin de son œil. J'attribuai cette étrangeté à l'horreur même qu'elle devait éprouver, et je me souvins de la sentence connue : ^( Les douleurs les plus terribles sont les douleurs muettes. » Quant au père, il se contenta de dire d'un air moitié abruti, moitié rêveur : « Après tout, cela vaut peut-être mieux ainsi ; il aurait toujours mal fini ! » (( Cependant le corps était étendu sur mon divan, et, assisté d'une servante, je m'occupais des derniers préparatifs, quand la mère entra dans mon atelier. £lle voulait, disait-elle, voir le cadavre de son fils. Je ne pouvais pas, en vérité, l'empêcher de s'enivrer de son malheur et lui refuser cette suprême et sombre 95 PETITS POEMES EN PROSE. consolation. Ensuite elle me pria de lui montrer Ten- droit où son petit s'était pendu. « Oh I non! madame» — lui répondis-je, — cela vous ferait mal. » Et comme involontairement mes yeux se tournaient vers la fu* nèbre armoire, je m'aperçus, avec un dégoût mêlé d'horreur et de colère, que le clou était resté fiché dans la paroi, avec un long bout de corde qui traînait encore. Je m'élançai vivement pour arracher ces der- niers vestiges du malheur, et comme j'allais les lancer au dehors par la fenêtre ouverte, la pauvre femme saisit mon bras et me dit d'une voix irrésistible : (( Oh ! monsieur ! laissez-moi cela I je vous en prie I je vous en supplie I » Son désespoir l'avait, sans doute, me parut-il, tellement affolée, qu'elle s'éprenait de tendresse maintenant pour ce qui avait servi d'instru- ment à la mort de son fils, et le voulait garder comme une horrible et chère relique. — Et elle s'empara du clou et de la ficelle. u Enfin I enfin ! tout était accompli. 11 ne me restait plus qu'à me remettre au travail, plus vivement encore que d'habitude, pour chasser peu à peu ce petit cadavre qui hantait les replis de mon cerveau, et dont le fantôme me fatiguait de ses grands yeux fixes. Mais le lendemain je reçus un paquet de lettres : les unes, des locataires de ma maison, quelques autres des maisons voisines; l'une, du premier étage; l'autre, du second; l'autre, du troisième, et ainsi de suite, les unes en style demi-plaisant, comme cherchant à dé* guis^ sous un apparent badinage la sincérité de la LA CORDE. 97 demande; les autres, lourdement effrontées et sans orthographe, mais toutes tendant au même but, c'est- à-dire à obtenir de moi un morceau de la funeste et béatifique corde. Parmi les signataires il y avait, je dois le dire, plus de femmes que d*hommes; mais tous, croyez-le bien, n'appartenaient pas à la classe infime et vulgaire. J'ai gardé ces lettres. (( Et alors, soudainement, une lueur se ût dans mon cerveau, et je compris pourquoi la mère tenait tant à m'arracher la ficelle et par quel commerce elle enten- dait se consoler. » IV. 08 PETITS POEMES EN PROSE. XXXI LES VOCATIONS Dans un beau jardin où les rayons d'un soleil au- tomnal semblaient s'attarder à plaisir, sous un ciel déjà verdâtre où des nuages d'or flottaient comme des continents en voyage, quatre beaux enfants, quatre garçons, las de jouer sans doute, causaient entre eux. L'un disait : « Hier on m'a mené au théâtre. Dans des palais grands et tristes, au fond desquels on voit la mer et le ciel, des hommes et des femmes, sérieux et tristes aussi, mais bien plus beaux et bien mieux habillés que ceux que nous voyons partout, parlent avec une voix chantante. Ils se menacent, ils supplient, ils se désolent, et ils appuient souvent leur main sur un poignard enfoncé dans leur ceinture. Âh ! c'est bien beau I Les femmes sont bien plus belles et bien plus grandes que celles qui viennent nous voir à la maison, et, quoique avec leurs grands yeux creux et leurs joues enQammées elles aient Tair terrible, on ne peut pas s'empêcher de les aimer. On a peur, on a envie de pleurer, et cependant l'on est content... Et puis, ce qui est plus singulier, cela donne envie d'être habillé LES VOCATIONS. 99 de même, de dire et de faire les mêmes choses, et de parler avec la même voix.,. » L'un des quatre enfants, qui depuis quelques se- condes n^écoutait plus le discours de son camarade et observait avec une fixité étonnante je ne sais quel point du ciel, dit tout à coup : a Regardez, regardez là-bas... ! Le voyez-vous? Il est assis sur ce petit nuage isolé, ce petit nuage couleur de feu, qui marche dou- cement. Lui aussi, on dirait qnHl nous regarde. )> (( Mais qui donc ? » demandèrent les autres. « Dieu ! » répondit-il avec un accent parfait de con- viction. « Ah ! il est déjà bien loin ; tout à l'heure, vous ne pourrez plus le voir. Sans doute il voyage, pour visiter tous les pays. Tenez, il va passer derrière cette rangée d'arbres qui est presquer à l'horizon... et maintenant il descend derrière le clocher... Ahl on ne le voit plus ! » Et Tenfant resta longtemps tourné du même côté, fixant sur la ligne qui sépare la terre du ciel des yeux où brillait une inexprimable expres- sion d'extase et de regret. * « Est-il bête, celui-là, avec son bon Dieu, que lui seul peut apercevoir! » dit alors le troisième, dont toute la petite personne était marquée d'une vivacité et d'une vitalité singulières. Moi, je vais vous raconter comment il m'est arrivé quelque chose qui ne vous est jamais arrivé, et qui est un peu plus intéressant que votre théâtre et vos nuages. — Il y a quelques jours, mes parents m'ont emmené en voyage avec eux, et, comme dans l'auberge où nous nous sommes arré- tOO PETITS POEMES EN PROSE. tés, il n'y avart pas assez de lits pour noqs tous, il a été décidé que je dormirais dans le même lit que ma bonne, n — Il attira ses camarades plus près de lui, et parla d'une voix plus basse. — « Ça fait un singulier «ffet, allez, de n'être pas couché seul et d'être dans un lit avec sa bonne, dans les ténèbres. Gomme je ne dormais pas, je me suis amusé, pendant qu'elle dor* mait, à passer ma main sur ses bras, sur son cou et sur ses épaules. Elle a les bras et le cou bien plus gros que toutes les autres femmes, et la peau en est si douce, si douce, qu'on dirait du papier à lettre ou du papier de soie. J'y avais tant de plaisir que j'aurais longtemps continué, si je n'avais pas eu peur, peur de la réveiller d'abord, et puis encore peur de je ne sais quoi. Ensuite j'ai fourré ma tête dans ses cheveux qui pendaient dans son dos, épais comme une crinière, et ils sentaient aussi bon, je vous assure, que les fleurs du jardin, à cette heure-ci. Essayez, quand vous pour- rez, d'en faire autant que moi, et vous verrez I » Le jeune auteur de cette prodigieuse révélation avait, en faisant son récit, les yeux écarquillés par une sorte de stupéfaction de ce qu'il éprouvait encore, et les rayons du soleil couchant, en glissant à travers les boucles rousses de sa chevelure ébouriffée, y allu- maient comme une auréole sulfureuse de passion. Il était facile^e deviner que celui-là ne perdrait pas sa , vie à chercher la Divinité dans les nuées, et qu'il la trouverait fréquemment ailleurs. Enfin le quatrième dit : <( Vous savez que je ne LES VOCATIONS. iOl m^amuse guère à la maison ; on ne me mène jamais au jspectacle ; mon tuteur est trop avare ; Dieu ne s'occupe pas de moi et de mon ennui, et je n'ai pas une belle bonne pour me dorloter. Il m'a souvent semblé que mon plaisir serait d'aller toujours droit devant moi, sans savoir où, sans que personne s'en inquiète, et de voir toujours des pays nouveaux. Je ne suis jamais bien nulle part, et je crois toujours que je serais mieux ailleurs que là où je suis. Eh bien I j'ai vu, à la der- nière foire du village voisin, trois hommes qui vivent comme je voudrais vivre. Vous n'y avez pas fait atten- tion, vous autres. Ils étaient grands, presque noirs et très-fiers, quoique en guenilles, avec l'air de n'avoir besoin de personne. Leurs grands yeux sombres sont devenus tout à fait brillants pendant qu'ils faisaient de la musique; une musique si surprenante qu'elle donne envie tantôt de danser, tantôt de pleurer, ou de faire les deux à la fois, et qu'on deviendrait comme fou si on les écoutait trop longtemps. L'un , en traî- nant son archet sur son violon, semblait raconter un chagrin, et l'autre, en faisant sautiller son petit mar- teau sur les cordes d'un petit piano suspendu à son cou par une courroie, avait l'air de se moquer de la plainte de son voisin, tandis que le troisième choquait de temps .à autre ses cymbales avec une violence extraordinaire. Ils étaient si contents d'eux-mêmes, qu'ils ont continué à jouer leur musique de sauvages, même après que la foule s'est dispersée. Enfin ils ont ramassé leurs sous, ont chargé leur bagage sur leur G. it)2 PETITS POEMES EN PROSE. dos, et sont partis. Moi, voulant savoir où ils demeu- raient, je les ai suivis de loin, jusqu'au bord de la forêt , où j'ai compris seulement alors, qu'ils ne de- meuraient nulle part. Alors l'un a dit : « Faut-il déployer la tente ? » « Ma foil non! » a répondu l'autre, u il fait une si belle nuit ! » Le troisième disait en comptant la recette : (( Ces gens-là ne sentent pas la musique, et leurs femmes dansent comme des ours. Heureusement, avant un mois nous serons en Autriche, où nous trouverons un peuple plus aimable. » « Nous ferions peut-être mieux d'aller vers l'Es- pagne, car voici la saison qui s'avance; fuyons avant les pluies et ne* mouillons que notre gosier », a dit un des deux autres. « J'ai tout retenu, comme vous, voyez. Ensuite ils ont bu chacun une tasse d'eau-de-vie et se sont en- dormis, le front tourné vers les étoiles. J'avais eu d'abord envie de les prier de m'emmener avec eux et de m' apprendre à jouer de leurs instruments ; mais je n'ai pas osé, sans doute parce qu'il est toujours très- difficile de se décider à n'importe quoi, et aussi parce que j'avais peur d'être rattrapé avant d'être hors de France. » L'^air peu intéressé des trois autres camarades me donna à penser que ce petit était déjà un incompris. Je le regardais attentivement ; il y avait dans son œil et dans son front ce je ne sais quoi de précocement LES VOCATIONS. 103 fatal qui éloigne généralement la sympathie, et qui, je ne sais pourquoi, excitait la mienne, au point que j'eus un instant l'idée bizarre que je pouvais avoir un frère à moi-même inconnu. Le soleil s'était couché. La nuit solennelle avait pris place. Les enfants se séparèrent, chacun allant, à son insu, selon les circonstances et les hasards, mûrir sa destinée, scandaliser ses proches et graviter vers la gloire ou vers le déshonneur. 104 PETITS POEMES EN PROSE. XXXII LE THYRSE A FRANZ LISZT Qu'est-ce qu'un thyrse? Selon le sens moral et poé- tique, c'est un emblème sacerdotal dans la main des prêtres ou des prêtresses célébrant la divinité dont ils sont les interprètes et les serviteurs. Mais physique- ment ce n'est qu'un bâton, un pur bâton, perche à houblon, tuteur de vigne, sec, dur et droit. Autour de ce bâton, dans des méandres capricieux, se jouent et folâtrent des tiges et des fleurs, celles-ci sinueuses et fuyardes, celles-là penchées comme des cloches ou des coupes renversées. Et une gloire étonnante jaillit de cette complexité de lignes et de couleurs, tendres ou éclatantes. Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale font leur cour à la ligne droite et dansent autour dans une muette adoration? Ne dirait-on pas que toutes ces corolles délicates, tous ces calices, explo- sions de senteurs et de. couleurs, exécutent un mys- tique fandango autour du bâton hiératique? Et quel EETHYRSE« 105 est, cependant, le mortel imprudent qui osera décider si les fleurs et les pampres ont été faits pour le bâton, ou si le bâton n'est que le prétexte pour montrer la beauté des pampres et des fleurs? Le thyrse est la re- présentation de votre étonnante dualité, maître puis- sant et vénéré, cher Bacchant de la Beauté mystérieuse et passionnée. Jamais nymphe exaspérée par l'invincible Bacchus ne secoua son thyrse sur les têtes de ses com- pagnes affolées avec autant d'énergie et de caprice que vous agitez votre génie sur les cœurs de vos frères. — Le bâton, c'est votre volonté, droite, ferme et iné- branlable; les fleurs, c'est la promenade de votre fan- taisie autour de votre volonté ; c'est l'élément féminin exécutait autour du mâle ses prestigieuses pirouettes. Ligne droite et ligne arabesque, intention et expres- sion, roideur de la volonté, sinuosité du verbe, unité du but, variété des moyens, amalgame tout-puissant et indivisible du génie, quel analyste aura le détestable courage de vous diviser et de vous séparer ? Cher Liszt, à travers les brumes, par delà les fleuves, par-dessus les villes où les pianos chantent votre gloire, où Flmprimerie traduit votre sagesse, en quel- que lieu que vous soyez, dans les splendeurs de la ville éternelle ou dans les brumes des pays rêveurs que console Cambrinus, improvisant des chants de délectation ou d'ineffable douleur, ou confiant au papier vos méditations abstruses, chantre de la Volupté et de l'Angoisse éternelles, philosophe, poète et artiste, je vous salue en l'immortalité ! 10(> PETITS POEMES EN PROSE. XXXIII ENIVREZ-VOUS Il faut être toujours ivre* Tout est là: c'est Tunique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi? De vin, de poésie ou de vertu,* à votre guise. Mais enivrez-vous. Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur r herbe verte d'un fossé, dans la solitude morne de votre chambre , vous vous réveillez , Tivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à rétoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront : « Il est l'heure de s'enivrer ! Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez- vous ; enivrez-vous sans cesse! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. » DÉJÀ! 107 XXXIV DÉJAl Cent fois déjà le soleil avait jailli, rkdieux ou attristé, de cette cuve immense de la mer dont les bords ne se laissent qu^à peine apercevoir; cent fois il s'était replongé, étincelant ou morose , dans son immense bain du soir. Deipuis nombre de jours, nous pouvions contempler Fautre côté du firmament et déchiffrer l'alphabet céleste des antipodes. Et chacun des passa- gers gémissait et grognait. On eût dit que l'approche de la terre exaspérait leur souffrance. « Quand donc », disaient-ils, a cesserons-nous de dormir un sommeil secoué par la lame, troublé par un vent qui ronfle plus haut que nous ? Quand pourrons-nous digérer dans un fauteuil immobile ? » Il y en avait qui pensaient à leur foyer, qui regret- taient leurs femmes infidèles et maussades, et leur progéniture criarde. Tous étaient si affolés par l'image de la terre absente, qu'ils auraient, je crois, mangé de l'herbe avec plus d'enthousiasme que les bêtes. Enfin un rivage fut signalé; et nous vîmes, en appro- chant, que c'était une terre magnifique, éblouissante. lOB PETITS POEMES EN PROSE. Il semblait que les musiques de la vie s'en détachaient en un vague murmure, et que de ces côtes, riches en verdures de toute sorte, s'exhalait, jusqu'à plusieurs lieyes, une délicieuse odeur de fleurs et de fruits. Aussitôt chacun fut joyeux, chacun abdiqua sa mau- vaise humeur. Toutes les querelles furent oubliées^ tous les torts réciproques pardonnes; les duels con- venus furent rayés de la mémoire, et les rancunes s'envolèrent comme des fuméçs. McH seul j'étais triste, inconcevablement triste. Semblable à un prêtre à qui on arracherait sa divi- nité, je ne pouvais, sans une navrante amertume, me détacher de cette mer si monstrueusement séduisante, de cette mer si in uniment variée dans son effrayante simplicité, et qui semble contenir en elle et repré- senter par ses jeux, ses allures, ses colères et ses sou- rires, les humeurs, les agonies et les extases de toutes les âmes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront I En disant adieu à cette incomparable beauté, je me sentais abattu jusqu'à la mort; et c'est pourquoi, quand chacun de mes compagnons dit : « Enfin ! » je ne pus crier que : a Déjà ! » Cependant c'était la terre, la terre avec ses bruits, ses passions, ses commodités, ses fêtes ; c'était une terre riche et magnifique , pleine de promesses, qui nous envoyait un mystérieux parfum de rose et de musc, et d'où les musiques de la vie nous arrivaient en un amoureux murmure. LES FENÊTRES. 109 XXXV LES FENÊTRES Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. 11 n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus téné- breux, plus éblouissailt qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie. Par delà des vagues de toits, j'aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quel- que chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa lé- gende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant. Si c'eût été un pauvre vieux homme, j'aurais refait la sienne tout aussi aisément. Et je me couche, fier d avoir vécu et souffert dans d'autres que moi-même. IV. 7 110 PETITS POKMËS EN PROSE. Peut-être me direz-vous : (t Es-tu sûr que cette lé- sende soit la vraie ? » Qu'importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? LE DÉSIR DK PKIiNDRK. ill XXXVI LE DÉSIR DE PEINDRE Malheureux peut-être rhomme, mais heureux l'ar- tiste que le désir déchire ! Je brûle de peindre celle qui m'est apparue si rare- ment et qui a fui si vite, comme une belle chose re- grettable derrière le voyageur emporté dans la nuit. Comme il y a longtemps déjà qu'elle a disparu ! Elle est belle, et plus que belle; elle est surpre- nante. En elle le noir abonde : et tout ce qu'elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l'éclair : c'est une explosion dans les ténèbres. Je la comparerais à un soleil noir, si Ton pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bon- heur. Mais elle fait plus volontiers penser à la lune, qui sans doute l'a marquée de sa redoutable influence; non pas la lune blanche des idylles, qui ressemble à une froide mariée, mais la lune sirjistre et enivrante, suspendue au fond d'une nuit orageuse et bousculée par les nuées qui courent; non pas la lune paisible et discrète visitant le sommeil des hommes purs, mais la 112 PETITS POEMES EN PROSE. lune arrachée du ciel, vaincue et révoltée, que les Sor- cières thessaliennes contraignent durement à danser sur rtierbe terrifiée ! Dans son petit front habitent la volonté tenace et l'amour de la proie. Cependant, au bas de ce visage inquiétant, où des narines mobiles aspirent l'inconnu et l'impossible, éclate, avec une grâce inexprimable, le rire d'une grande bouche, rouge et blanche, et déli- cieuse, qui fait rêver au miracle d'une superbe fleur éclose dans un terrain volcanique. 11 y a des femmes qui inspirent l'envie de les vaincre et de jouir d'elles; mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard. LES BIENFAITS DE LA LUNE. 113 XXXVII LES BIENFAITS, DE LA LUNE La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit : a Cette enfant me plaît. » Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit à travers les vitres. Puis ' elle s'étendit sur toi avec la tendresse souple d'une mère, et elle déposa ses couleurs sur ta face. Tes prunelles en sont restées vertes, et tes joues extraor- dinairement pâles. C'est en contemplant cette visi- teuse quêtes yeux se sont si bizarrement agrandis; et elle t'a si tendrement serré à la gorge que tu en as gardé pour toujours Tenvie de pleurer. Cependant, dans l'expansion de sa joie, la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphère phosphorique, comme Im poison lumineux ; et toute cette lumière vivante pensait et disait : « Tu subiras éternellement l'influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière. Tu. aimeras ce que j'aime et ce qui m'aime : l'eau, les nuages, le silence et la nuit; la mer immense et yerte; l'eau informe et multiforme; 114 PETITS POEMKS EN PROSE. le lieu où tu ne seras pas ; Tamant que tu ne connaî- tras pas; les fleurs monstrueuses; les parfums qui font délirer; les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d'une voix rauque et douce ! (( Et tu seras aimée de mes amants, courtisée par mes courtisans. Tu seras la reine des hommes aux yeux verts dont j'ai serré aussi la gorge dans mes caresses nocturnes ; de ceux-là qui aiment la mer, la mer im- mense, tumultueuse et verte, l'eau informe et multi- forme, le lieu où ils ne sont pas, la femme qu'ils ne connaissent pas, les fleurs sinistres qui ressemblent aux encensoirs d'une religion inconnue, les parfums qui troublent la volonté, et les animaux sauvages et voluptueux qui sont les emblèmes de leur folie. » Et c'est pour cela, maudite chère enfant gâtée, que je suis maintenant couché à tes pieds, cherchant dans toute ta personne le reflet de la redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques. LAQUELLE EST LA VIUIK? Il:» xxxvin LAQU^iLLE EST LA VRAIE? J*ai connu une certaine Bénédicta, qui remplissait l'atmosphère d'idéal, et dont les yeux répandaient le désir de la grandeur, de la beauté, de la gloire et de tout ce qui fait croire à Timmortalité. Mais cette fille miraculeuse était trop belle pour vivre longtemps; aussi est-elle morte quelques jours après que j'eus fait sa connaissance, et c'est moi-même qui l'ai enterrée, un jour que le printemps agitait son encensoir jusque dans les cimetières. C'est moi qui l'ai enterrée, bien close dans une bière d'un bois par- fumé et incorruptible comme les coffres de l'Inde. Et comme mes yeux restaient fichés sur le lieu où était enfoui mon trésor, je vis subitement une petite personne qui ressemblait singulièrement à la défunte, et qui, piétinant sur la terre fraîche avec une violence hystérique et bizarre, disait en éclatant de rire: « C'est moi, la vraie Bénédicta ! C'est moi, une fameuse canaille ! Et pour la punition de ta folie et de ton aveuglement, tu m'aimeras telle que je suis! » Mais moi, furieux, j'ai répondu : « Non! non! non!» 110 PKTITS POEMKS EN PKOSE. Et pour mieux accentuer mon refus, j'ai frappé si violemment la terre du pied que ma jambe s'est enfon- cée jusqu'au genou dans la sépulture récente, et que, comme un loup pris au piège, je reste attaché, pour toujours peut-être, à la fosse de l'idéal. (^\ CHEVAL DE RACE. 117 XXXIX UiN CHEVAL DE RACE Elle est bien laide. Elle est délicieuse pourtant! Le Temps et l'Amour Tont marquée de leurs grilTes et lui ont cruellement enseigné ce que chaque minute et chaque baiser emportent de jeunesse et de fraî- cheur. Elle est vraiment laide; elle est fourmi, araignée, si vous voulez , squelette même ; mais aussi elle est breuvage, magistère, sorcellerie ! en somme, elle est exquise. Le Temps n'a pu rompre l'harmonie pétillante de sa démarche ni Télégance indestructible de son arma- ture. L'Amour n'a pas altéré la suavité de son haleine d'enfant; et le Temps n'a rien arraché de son abon- dante crinière d'où s'exhale en fauves parfums toute la vitalité endiablée du Midi français : Nîmes, Aix, Arles, Avignon, Narbonne, Toulouse, villes bénies du soleil, amoureuses et charmantes ! Le Temps et l'Amour l'ont vainement mordue à belles dents; ils n'ont rien diminué du charme vague, mais éternel, de sa poitrine garçonnière. 7. 118 PETITS POEMES EN PROSE. Usée peut-être, mais non fatiguée, et toujours hé- roïque, elle fait penser à ces chevaux de grande race que Tœil du véritable amateur reconnaît, même attelés à un carrosse de louage ou à un lourd chariot. Et puis elle est si douce et si fervente ! Elle aime comme on aime en automne ; on dirait que les ap- proches de Thiver allument dans son cœur un feu nouveau, et la servilité de sa tendresse n'a jamais rien de fatigant. LK MIROIR. 119 XI. LE MIROIR Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace. u — Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu'avec déplaisir? » L'homme épouvantable me répond : « — Monsieur, d'après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droits ; donc je possède le droit de me mirer; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde quu ma conscience. » Au nom du bon sens, j'avais sans doute raison ; mais, au point de vue de la loi, il n'avait pas tort. 120 PETITS POEMKS EN PhOSR. xl: LE PORT Un port est un séjonr charmant pour une âme fati- guée des luttes de la vie. L'ampleur du ciel, l'architec- ture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au grée- ment compliqué, auxquels la houle imprime des oscil- lations harmonieuses, servent à entretenir dans Tâme le goût du rhythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n'a plus ni curiosité ni ambition, à con- templer, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le' désir de voyager ou de s'enrichir. PORTRAITS DE MAITRESSES. 121 XLU PORTRAITS DE MAITRESSES Dans un boudoir d'hommes, c'est-à-dire dans un fumoir attenant à un élégant tripot, quatre hommes fumaient et buvaient. Ils n'étaient précisément ni jeunes ni vieux, ni beaux ni laids; mais vieux ou jeunes, ils portaient cette distinction non méconnais- sable des vétérans de la joie, cet indescriptible je ne sais quoi, cette tristesse froide et railleuse qui dit clairement : « Nous avons fortement vécu, et nous cherchons ce que nous pourrions aimer et estimer. » L'un d'eux jeta la causerie sur le sujet des femmes. 11 eût été plus philosophique de n'en pas parler du tout; mais il y a des gens d'esprit qui, après boire, ne méprisent pas les conversations banales. On écoute alors celui qui parle, comme on écouterait de la mu- sique de danse. (( Tous les hommes, disait celui-ci, ont eu l'âge de Chérubin: c'est l'époque où, faute de dryades, on embrasse, sans dégoût, le tronc des chênes. C'est le premier degré de l'amour. Au second degré, on com- mence à choisir. Pouvoir délibérer, c'est déjà une dé- 122 PETITS POEMES EN PROSE. cadence. C'est alors qu'on recherche décidément la beauté. Pour moi, messieurs, je me fais gloire d'être arrivé , depuis longtemps , à l'époque climatérique du troisième degré où la beauté elle-même ne suflit plus, si elle n'est assaisonnée par le parfum, la parure, et caetera. J'avouerai même que j*aspire quelquefois, comme à un bonheur inconnu, à un certain quatrième degré qui doit marquer le calme absolu. Mais, durant toute ma vie, excepté à l'âge de Chérubin, j'ai été plus sensible que tout autre à l'énervante sottise, à Tirri- lante médiocrité des femmes. Ce que j'aime surtout dans les animaux, c'est leur candeur. Jugez donc com- bien j'ai dû souffrir par ma dernière maîtresse. « C'était la bâtarde d'un prince. Belle, cela va sans dire; sans cela, pourquoi Taurais-je prise? Mais elle gâtait cette grande qualité par une ambition malséante et difforme. C'était une femme qui voulait toujours faire l'homme. « Vous n'êtes pas un homme ! Ah ! si « j'étais un homme ! De nous deux, c'est moi qui suis (( l'homme ! » Tels étaient les insupportables refrains qui sortaient de cette bouche d'où je n'aurais voulu voir s'envoler que des chansons. A propos d'un livre, d'un poëme, d'un opéra pour* lequel je laissais échap- per mon admiration : « Vous croyez peut-être que « cela est très-fort? disait-elle aussitôt; est-ce que vous « vous connaissez en force? » et elle argumentait. « Un beau jour elle s'est mise à la chimie- de sorte qu'entre ma bouche et la sieniiô je trouvai désor- mais m inûàqiie de verre. Avec lotit tflû; fort bé- PORTRAITS DK MAITRESSES. 12:r gueule. Si parfois je la bousculais par un geste un peu trop amoureux, elle se convulsail comme une sensi- tive violée... — Comment cela a-t-il fini? dit l'un des trois autres. Je ne vous savais pas si patient. — Dieu, reprit-il, mit le remède dans le mal. Un jour je trouvai cette Minerve, affamée de force idéale, en tête-à-tête avec mon domestique, et dans une situa- tion qui m'obligea à me retirer discrètement pour ne pas les faire rougir. Le soir je les congédiai tous les deux, en leur payant les arrérages de leurs gages. — Pour moi, reprit Finterrupteur, je n'ai à me plaindre que de moi-même. Le bonheur est venu ha- biter chez moi, et je ne l'ai pas reconnu. La destinée m'avait, en ces derniers temps, octrox é la jouissance d'une femme qui était bien la plus douce, la plus sou- mise et la plus dévouée des créatures, et toujours prête! et sans enthousiasme ! « Je le veux bien, puis- se que cela vous est agréable. » C'était sa réponse ordi- naire. Vous donneriez la bastonnade à ce mur ou à ce canapé, que vous en tireriez plus de soupirs que n'en tiraient du sein de ma maîtresse les élans de l'amour le plus forcené. Après un an de vie commune, elle m'avoua qu'elle n'avait jamais connu le plaisir. Je me dégoûtai de ce duel inégal, et cette fille incomparable se maria. J'eus plus tard la fantaisie de la revoir, et elle me dit, en me montrant six beaux enfants : « Eh bien! tobn chëi* aimi, TëpoUSë est ericoi*è àQSâi vierge qtlè l'était Votfë iiiëîtfêssiè. >) Riëh hMlait chàrîgé dâhs m PETITS POEMES EN PROSE. cette personne. Quelquefois je la regrette : j aurais .dû répouser. » Les autres se mirent à rire, et un troisième dit à son tour : (( Messieurs, j'ai connu des jouissances que vous avez peut-être négligées. Je veux parler du comique dans l'amour, et d'un comique qui n'exclut pas l'admiration. J'ai plus admiré ma dernière maîtresse que vous n'avez pu, je crois, haïr ou aimer les vôtres. Et tout le monde l'admirait autant que moi. Quand nous entrions dans un restaurant, au bout de quelques minutes, chacun oubliait de manger pour la contempler. Les garçons eux-mêmes et la dame du comptoir ressentaient cette extase contagieuse jusqu'à oublier leurs devoirs. Bref, j'ai vécu quelque temps en tête-à-tête avec un phèno- mhne vivant. Elle mangeait, mâchait, broyait, dévorait, engloutissait, mais avec l'air le plus léger et le plus insouciant du monde. Elle m'a tenu ainsi longtemps en extase. Elle avait une manière douce, rêveuse, anglaise et romanesque de dire : « J'ai faim ! » YX elle répétait ces mots jour et nuit en montrant les plus jolies dents du monde, qui vous eussent attendris et égayés à la fois. — J'aurais pu faire ma fortune en la montrant dans les foires comme monstre polyphage. Je la nourrissais bien; et cependant elle m'a quitté... — Pour un fournisseur aux vivres, sans doute? — Quel- que chose d'approchant, uiie espèce d'employé dans l'intendance qui , par quelque tour de bâton à lui connu, fournit peut-être à cette pauvre enfant la ra- PORTRAITS DE MAITRESSES. 125 dofl de plusieurs soldats. C'est du moins ce que j'ai supposé. — Moi, dit le quatrième, j'ai enduré des souffrances atroces par le contraire de ce qu'on reproche en gé- néral à l'égoïste femelle. Je vous trouve mal venus, trop fortunés mortels, à vous plaindre des imperfec- tions de vos maîtresses! » Cela fut dit d'un ton fort sérieux, par un homme d'un aspect doux et posé, d'une physionomie presque cléricale, malheureusement illuminée par des yeux d'un gris clair, de ces yeux dont le regard dit : « Je veux !» ou : « Il faut ! » ou bien : « Je ne pardonne jamais ! » (( Si, nerveux comme je vous connais, vous, G..., lâches et légers comme vous êtes, vous deux K... et J..., vous aviez été accouplés à une certaine femme de ma connaissance, ou vous vous seriez enfuis, ou vous seriez morts. Moi, j'ai survécu, comme vous voyez. Figurez-vous une personne incapable de com- mettre une erreur de sentiment ou de calcul; figurez- vous une sérénité désolante de caractère ; un dévoue- ment sans comédie et sans emphase; une douceur sans faiblesse; une énergie sans violence. L'histoire de mon amour ressemble à un interminable voyage sur une surface pure et polie comme un miroir, ver- tigineusement monotone, qui aurait réfléchi tous mes sentiments et mes gestes avec l'exactitude ironique de ma propre conscience, de sorte que je ne pouvais pas me permettre un geste ou un sentiment déraisonnable 1 « 120 PETJTS POEMES EN PROSE. sans apercevoir immédiatement le reproche muet de mon inséparable spectre. L'amour m'apparaissait comme une tutelle. Que de sottises elle m'a empêché de faire, que je regrette de n'avoir pas commises ! Que de dettes payées malgré moi ! Elle me privait de tous les bénéfices que j'aurais pu tirer de ma folie personnelle. Avec une froide et infranchissable règle, elle barrait tous mes caprices. Pour comble d'horreur, elle n'exigeait pas de reconnaissance, le danger passé. Combien de fois ne me suis-je pas retenu de lui sauter à la gorge,en lui criant : « Sois donc imparfaite, misé- rable!. afin que je puisse t'aimer sans malaise et sans colère! » Pendant plusieurs années, je l'ai admirée, le cœur plein de haine. Enfin, ce n'est pas moi qui en suis mort ! — Ah ! firent les autres, elle est donc morte ? — Oui! cela ne pouvait continuer ainsi. L'amour était devenu pour moi un cauchemar accablant. Vaincre ou mourir, comme dit la Politique, telle était l'alter- native que m'imposait la destinée ! Un soir, dans un bois... au bord d*une mare... après une mélancolique promenade où ses yeux, à elle, réfléchissaient la dou- ceur du ciel, et où mon cœur, à moi, était crispé comme Tenfer... — Quoi ! — Comment ! — Que voulez-vous dire? — C'était inévitable. J'ai trop le sentiment de l'équité pour battre, outrager ou congédier un servi- PORTRAITS DE MAITRESSES. 127 teur irréprochable. Mais il fallait accorder ce senti- ment avec rhorreur que cet être m'inspirait; me débarrasser de cet être sans lui majK}uer de respect. Que vouliez-vous que je fisse d'elle, puisqu'elle était parfaite ? » Les trcHS autres compagnons regardèrent celui-ci avec un regard vague et légèrement hébété, comme feignant de ne pas comprendre et comme avouant implicitement qu'ils ne se sentaient pas, quant à eux, capables d'une action aussi rigoureuse, quoique suffi- samment expliquée d'ailleurs. Ensuite on fit apporter de nouvelles bouteilles, pour tuer le temps qui a la vie si dure, et accélérer la vie qui coule si lentement. i2H PETITS POEMES EN PROSE. XLllI LE GALANT TIREUR Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrêter dans le voisinage d'un tir, disant qu'il lui serait agréable de tirer quelques balles pour imr le Temps. Tuer ce monstre-là, n'est-ce pas l'occupation la plus ordinaire et la plus légitime de chacun? — Et il offrit galamment la main à sa chère, délicieuse et exécrable femme, à cette mystérieuse femme à laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs, et peut-être aussi une grande partie de son génie. Plusieurs balles frappèrent loin du but proposé; l'une d'elles s'enfonça même dans le plafond; et comme la charmante créature riait follement, se mo- quant de la maladresse de son époux, celui-ci se tourna brusquement vers elle, et lui dit : « Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l'air et qui a la mine si hautaine. Eh bien! cher ange, je me figure que c'est vous ». Et il ferma les yeux et il lâcha la détente. La poupée fut nettement déca- pitée. Alors s'inclinant vers sa chère, sa délicieuse, son LE GALANT TIREUR. 129 exécrable femme, son inévitable et impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main, il ajouta : « Ah! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse 1 » 130 PKTITS POEMKS EN PROSE. XLIV LA SOUPE KT LES NUAGES Ma petite folle bien-aiinée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je contem- plais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l'impal- pable. Et je me disais, à travers ma contemplation : « — Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts. » Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j'entendis une voix rauqiie et char- mante, une voix hystérique et comme enrouée par l'eau-de-vie, la voix de ma chère. petite bien-aimée, qui disait : « — Allez-vous bientôt manger votre soupe, s.... b de marchand de nuages ? » LK TIR ET LK CIMKTIÊRK. 131 XLV LE TIR ET LE CIMETIERE — A la vue du cimetière, Estaminet, — « Singu- lière enseigne, — se dit notre promeneur, — mais bien faite pour donner soif! A coup sûr, le maître de ce cabaret sait apprécier Horace et les poètes élèves d'Épicure. Peut-être même connaît-il le raffinement profond des anciens Égyptiens, pour qui il n'y avait pas de bon festin sans squelette, ou sans> un emblème quelconque de la brièveté de la vie ». Et il entra, but un verre de bière en face des tombes, et fuma lentement un cigare. Puis, la fantaisie le prit de descendre dans ce cimetière, dont Therbe était si haute et si invitante, et où régnait un si riche soleil. En effet, la lumière et la chaleur y faisaient rage, et Ton eût dit que le soleil ivre se vautrait tout de son long sur un tapis de fleurs magnifiques engraissées par la destruction. Un immense bruissement de vie remplissait Tair, — la vie des infiniment petits, — coupé à intervalles réguliers par la crépitation des coups de feu d'un tir voisin, qui éclataient comme / 132 PETITS POKMES EN PROSE. l'explosion des bouchons de Champagne dans le bour- donnement d'une symphonie en sourdine. Alors, sous le soleil qui lui chauffait le cerveau et dans l'atmosphère des ardents parfums de la Mort, il entendit une voix chuchoter sous la tombe où il s'était assis. Et cette voix disait : « Maudites soient vos cibles et vos carabines, turbulents vivants, qui vous souciez si peu des défunts et de leur divin repos ! Maudites soient vos ambitions, maudits soient vos calculs, mor- tels impatients, qui venez étudier Tart de tuer auprès du sanctuaire de la%MortI Si vous saviez comme le prix est facile à gagner, comme le but est facile à tou- cher, et combien tout est néant, excepté la Mort, vous ^e vous fatigueriez pas tant, laborieux vivants, et vous troubleriez moins souvent le sommeil de ceux qui depuis longtemps ont mis dans le But, dans le seul vrai but de la détestable vie ! » PERTE D'AORÉOLE. 1,13 XLVi PERTE D'ADRÉOLE (c Eh! quoi! vous ici, mon cher? Vous, dans un mauvais lieu! vous, le buveur de quintessences! vous, le mangeur d'ambroisie! En vérité, il y a là de quoi me surprendre. — Mon cher, vous connaissez ma terreur des che- vaux et des voitures. Tout à Theure, comme je traver- sais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon au- réole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n'ai pas eu le courage de la ramasser. J'ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, à quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, et me livrer à la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout semblable à vous, comme vous voyez I — Vous devriez au moins faire afficher cette au- réole, ou la faire réclamer par le commissaire. IV. 8 134 PETITS POEMES EN PROSE. — Ma foi I non. Je me trouve bien ici. Vous seul, vous m'avez reconnu. D'ailleurs la dignité m'ennuie. Ensuite je pense avec joie que quelque mauvais poète la ramassera et s'en coiffera impudemment. Faire un heureux, quelle jouissance! et surtout un heureux qui me fera rire ! Pensez à X, ou à Z! Hein! comme ce sera drôle I » MADEMOISELLE BISTOURI. 135 XLVll MADEMOISELLE BISTOURI Comme j'arrivais à Textrémité du faubourg, sous les éclairs du gaz, je sentis un bras qui se coulait dou- cement sous le mien, et j'entendis une voix qui me disait à l'oreille : « Vous êtes médecin, monsieur? » Je regardai; c'était une grande fille, robuste, aux yeux très-ouverts, légèrement fardée, les cheveux flot- tant au vent avec les brides de son bonnet. <( — Non ; je ne suis pas médecin. Laissez -moi passer. — Oh! si! vous êtes médecin. Je le vois bien. Venez chez moi. Vous serez bien content de moi, allez! — Sans doute, j*irai vous voir, mais plus tard, après le ^médecin, que diable!... — Ah! ah! — fitHelle, toujours suspendue à mon bras, et en éclatant de rire, — vous êtes un médecin farceur, j'en ai connu plusieurs dans ce genre-là. Venez. » J'aime passionnément le mystère, parce que j'ai toujours l'espoir de le débrouiller. Je me laissai donc entraîner par cette compagne, ou plutôt par cette énigme inespérée. J'omets la description du taudis; on peut la trouver i:m PETITS POEMKS EN PROSE. dans plusieurs vieux poètes français bien connus. Seu- lement, détail non aperçu par Régnier, deux ou trois por- traits de docteurs célèbres étaient suspendus aux murs. Comme je fus dorloté! Grand feu, vin chaud, ci- gares; et en m'offrant ces bonnes choses et en allu- mant elle-même un cigare, la bouffonne créature me disait : « Faites comme chez vous, mon ami, mettez- vous à Taise. Ça vous rappellera l'hôpital et le bon temps de la jeunesse. — Ah çà ! où donc avez-vous gagné ces cheveux blancs? Vous n'étiez pas ainsi, il n'y a pas encore bien longtemps, quand vous étiez in- terne de L... Je me souviens que c'était vous qui l'as- sistiez'dans les opérations graves. En voilà un homme qui aime couper, tailler et rogner î C'était vous qui lui tendiez les instruments, les fils et les éponges. — Kt comme, l'opération faite, il disait fièrement, en regar- dant sa montre : « Cinq minutes, messieurs !» — Oh ! moi, je vais partout. Je connais bien ces Messieurs. » Quelques instants plus tard, me tutoyant, elle repre- nait son antienne, et me disait : « Tu es médecin, n'est-ce pas, mon chat? » Cet inintelligible refrain me fit sauter sur mesjambeî^. « Non ! criai-je furieux. — Chirurgien, alors? — Non ! non ! à moins que ce ne soit pour te couper la tête! S... s... c... de s... m...! — Attends, reprit-elle, tu vas voir. » Et elle tira d'une armoire une liasse de papiers, qui n'était autre chose que la collection des portraits des MADEMOISELLE BISTOURL 437 médecins illustres de ce temps , lithographies par Maurin, qu'on a pu voir étalée pendant plusieurs années sur le quai Voltaire. '.( liens! le reconnais-tu celui-ci ? — Oui! c'est X. Le nom est au bas d'ailleurs ; mais je le connais personnellement. — Je savais bien! Tiens ! voilà Z. celui qui disait à son cours, en parlant de X. : « Ce monstre qui porte sur son visage la noirceur de son âme! » Tout cela, parce que l'autre n'était pas de son avis dans la même affaire! Comme on riait de ça à l'École, dans le temps! Tu t'en souviens? — Tiens, voilà K., celui qui dénonçait au gouvernement les insurgés qu'il soignait à son hôpital. C'était le temps des émeutes. Comment est-ce possible qu'un si bel homme ait si peu de cœur? — Voici maintenant W., un fameux médecin anglais ; je l'ai attrapé à son voyage à Paris. Il a l'air d'une demoiselle, n'est-ce pas ? » Et comme je touchais à un paquet ficelé, pos aussi sur le guéridon : « Attends un peu, dit-elle; — ça, c'est les internes, et ce paquet-ci , c'est les ex- ternes. » Et elle déploya en éventail une masse d'images pho- tographiques, représentant des physionomies beaucoup plus jeunes. « Quand nous nous roverrons, tu me donneras ton portrait, n'est-ce pas, chéri ? — Mais, lui dis-je , suivant à mon tour, moi aussi, mon idée fixe, — pourquoi me crois-tu médecin ? 8. 138 PETITS POEMES EN PROSE. — C'est que tu es si gentil et si bon pour les femmes ! — Singulière logique ! me dis-je à moi-même. — Oh! je ne m'y trompe guère; j'en ai connu un bon nombre. J'aime tant ces messieurs, que, bien que je ne sois pas malade, je vais quelquefois les voir, rien que pour les voir. Il y en a qui me disent froide- ment : « Vous n'êtes pas malade du tout I » Mais il y en a d'autres qui me comprennent, parce que je leur fais des mines. — Et quand ils ne te comprennent pas...? — Dame! comme je les ai dérangés inutilement, je laisse dix francs sur ia cheminée. — C'est si bon et si doux, ces hommes-là 1 — J'ai découvert à la Pitié un petit interne, qui est joli comme un ange, et qui est poli ! et qui travaille, le pauvre garçon ! Ses camarades m'ont dit qu'il n'avait pas le sou, parce que ses parents sont des pauvres qui ne peuvent rien lui envoyer. Cela m'a donné confiance. Après tout, je suis assez belle femme, quoique pas trop jeune. Je lui ai dit: « Viens me voir, viens me voir souvent. Et avec moi, ne te gêne pas ; je n'ai pas besoin d'argent. » Mais tu comprends que je lui ai fait entendre ça par une foule de façons; je ne le lui ai pas dit tout crûment ; j'avais si peur de l'humilier, ce cher enfant! — Eh bien ! croirais-tu que j'ai une drôle d'envie que je n'ose pas lui dire? — Je voudrais qu'il vînt me voir avec sa trousse et son tablier, même avec un peu de sang dessus ! » Elle dit cela d'un air fort candide, comme un homme MADEMOISELLE BISTOURI. 139 sensible dirait à une comédienne qu'il aimerait : « Je veux vous voir vêtue du costume que vous portiez dans ce fameux rôle que vous avez créé. » Moi, m'obstinant, je repris : « Peux-tu te souvenir ^e l'époque et de Toccasion où est née en toi cette passion si particulière? » Difficilement je me fis comprendre ; enfin j'y par- vins. Mais alors elle me répondit d'un air très-triste, et même, autant que je peux me souvenir, en détour- nant les yeux : « Je ne sais pas... je ne me souviens pas. » Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder? La vie fourmille de monstres innocents. — Seigneur, mon Dieu! vous, le Créateur, vous, le Maître; vous qui avez fait la Loi et la Liberté ; vous, le souverain qui laissez faire, vous, le juge qui pardonnez; vous qui êtes plein de motifs et de causes, et qui avez peut- être mis dans mon esprit le goût de l'horreur pour convertir mon cœur, comme la guérison au bout d'une lame; Seigneur, ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles ! Créateur I peut-il exister des monstres aux yeux de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits et comment ils auraient pu ne pas se faire ? HO PKTITS POKMKS EN PROSE. XLVIII ANY WHERE OUT OF THE WORLD n'importe où hors du monde. Cette vie est un hôpital où chaque malade est pos- sédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souf- frir en face du poêle, et celui-là croit qu'il guérirait à côté de la fenêtre. 11 me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme. « Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d'habiter Lisbonne? Il doit y faire chaud, et tu t'y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de Teau ; on dit qu'elle est bâtie en mar- bre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu'il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût; un paysage fait avec la lumière et le miné- ral, et le liquide pour les réfléchir ! )) Mon âme ne répond pas. T( Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle ANY WHERE OUT OF THE WORLD. 141 du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l'image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts dé mâts, et les navires amarrés au pied des maisons? » Mon âme reste muette. (( Batavia te sourirait peut-être davantage? Nous y trouverions d'ailleurs l'esprit de l'Europe marié à la beauté tropicale. » Pas un mot. — Mon âme serait-elle morte ? « En es-tu donc venue à ce point d'engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S'il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. — Je tiens notre affaire, pauvre ame I Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l'extrême bout de la Baltique; encore plus loin de la vie, si c'est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu'obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les au- rores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d'un feu d'artifice de l'Enfer ! » Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : « N'importe où! n'importe où! pourvu que ce soit hors de ce monde ! » iVi PETITS POEMES EN PROSE. XLIX ASSOMMONS LES PAUVRES! Pendant quinze jours je m'étais confiné dans ma chambre, et je m'étais entouré des livres à la mode dans ce temps-là (il y a seize ou dix-sept ans) ; je veux parler des livres oii il est traité de l'art de rendre les peuples heureux, sages et riches, en vingt-quatre heures. J'avais donc digéré, — avalé, veux-je dire, — toutes les élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public, — de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et de ceux qui leur persuadent qu'ils sont tous des rois détrônés. — On ne trouvera pas surprenant que je fusse alors dans un état d'esprit avoisinant le vertige ou la stupi- dité. 11 m'avait semblé seulement que je sentais, confiné au fond de mon intellect, le germe obscur d'une idée supérieure à toutes les formules de bonne femme dont j'avais récemment parcouru le dictionnaire. Mais ce n'était que l'idée d'une idée, quelque chose d'infini- ment vague. Et je sortis avec une grande soif. Car le goiit pas- ASSOMMOîSS LES PAUVRES! 143 sionné des mauvaises lectures engendre un besoin .proportionnel du grand air et des rafraîchissants. Comme j'allais entrer dans un cabaret, un mendiant me tendit son chapeau, avec un de ces regards inou- bliables qui culbuteraient les trônes, si l'esprit remuait la matière, et si l'œil d'un magnétiseur faisait mûrir les raisins. En même temps, j'entendis une voix qui chuchotait à mon oreille, une voix que je reconnus bien ; c'était celle d'un bon Ange, ou d'un bon Démon, qui m'ac- compagne partout. Puisque Socrate avait son bon Démon, pourquoi n'aurais-je pas mon bon Ange, et pourquoi n'aurais-je pas l'honneur, comme Socrate, d'obtenir mon brevet de folie, signé du subtil Lélut et du bien-avisé Baillarger ? Il existe cette différence enire le Démon de Socrate et le mien, que celui de Socrate ne se manifestait à lui que pour défendre, avertir, empêcher, et que le mien daigne conseiller, suggérer, persuader. Ce pauvre Socrate n'avait qu'un Démon prohibiteur; le mien est un grand afiirmateur, le mien est un Démon d'action, ou Démon de combat. Or, sa voix me chuchotait ceci : « Celui-là seul est régal d'un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir. )> Immédiatement, je sautai sur mon mendiant. D'un seul coup de poing, je lui bouchai un œil, qui devint, en une seconde, gros comme une balle* Je cassai un de mes ongles à lui briser deu5c dents* et comme je ne \U PETITS POEMES EN PROSE. me sentais pas assez fort, étant né délicat et m'étant peu exercé à la boxe, pour assommer rapidement ce vieillard, je le saisis d'une main par le collet de son habit, de Tautre, je Tempoignai à la gorge, et je me mis à lui secouer vigoureusement la tête contre un mur. Je dois avouer que j'avais préalablement inspecté les environs d'un coup d'oeil, et que j'avais vérifié que dans cette banlieue déserte je me trouvais, pour un assez long temps, hors de la portée de tout agent de police. Ayant ensuite, par un coup de pied lancé dans le dos, assez énergique pour briser les omoplates, terrassé ce sexagénaire affaibli , je me saisis d'une grosse branche d'arbre qui traînait à terre, et je le battis avec l'énergie obstinée des cuisiniers, qui veulent attendrir un beefteack. Tout à coup, — ô miracle ! ô jouissance du philo- sophe qui vérifie l'excellence de sa théorie! — je vis cette antique carcasse se retourner, se redresser avec une énergie que je n'aurais jamais soupçonnée dans une machine si singulièrement détraquée, et, avec un regard de haine qui me parut de bon augure, le ma- landrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et avec la même branche d'arbre me battit dru comme plâtre. — Par mon éner- gique médication, je lui avais donc rendu l'orgueil et la vie. Alors, je lui fis force signes pour lui faire com- prendre que je considérais la discussion comme finie. ASSOMMONS LES PAUVRES! 145 et me relevant avec la satisfaction d*un sophiste du Portique, je lui dis : « Monsieur, vous êtes mon égal ! veuillez me faire Thonneur de partager avec moi ma bourse; et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu'il faut appliquer à tous vos confrères, quand ils vous demanderont Taumône, la théorie que j'ai eu la douleur d'essayer sur votre dos. » Il m'a bien juré qu'il avait compris ma théorie,, et qu'il obéirait à mes conseils. IV. 140 PETITS POEMES EN PROSE, LES BONS CHIENS A M. JOSEPH STEVENS Je n'ai jamais rougi, même devant les jeunes écri- vains de mon siècle, de mon admiration pour Buffon ; mais aujourd'hui ce n'est pas l'âme de ce peintre de la nature pompeuse que j'appellerai à mon aide. Non, Bien plus volontiers je m'adresserais à Sterne, et je lui dirais : « Descends du ciel, ou monte vers moi des champs Élyséens, pour m'inspirer en faveur des bons chiens, des pauvres chiens, un chant digne de toi, sentimental farceur, farceur incomparable! Reviens à califourchon sur ce fameux âne qui t'accompagne toujours dans la mémoire de la postérité; et surtout que cet âne n'oublie pas de porter, délicatement sus- pendu entre ses lèvres, son immortel macaron! » Arrière la muse académique! Je n'ai que faire de cette vieille bégueule. J'invoque la muse familière, la citadine, la vivante,, pour qu'elle m'aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouil- LES BONS CHIENS. 147 leax, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poëte qui les regarde d'un œil fraternel. Fi du chien bellâtre, de ce fat quadrupède, danois, king-charles, carlin ou gredin, si enchanté de lui- même qu'il s'élance indiscrètement dans les jambes ou sur les genoux du visiteur, comme s'il était sûr de plaire, turbulent comme un enfant, sot comme une lorette, quelquefois hargneux et] insolent comme un domestique! Fi surtout de ces serpents à quatre pattes, frissonnants et désœuvrés, qu'on nomme levrettes, et qui ne logent même pas dans leur museau pointu assez de flair pour suivre la piste d'un ami, ni dans leur tête aplatie assez d'intelligence pour jouer au domino ! A la niche, tous ces fatigants parasites! Qu'ils retournent à leur niche soyeuse et capitonnée! Je chante le chien crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque, le chien dont l'instinct, comme celui du pauvre, du bohémien et de l'histrion, est merveilleusement aiguil- lonné par la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences ! Je chante les chiens càlamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l'homme abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels : a Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur ! » « Où vont les chiens ? » disait autrefois Nestor Ro- queplan dans un immortel feuilleton qu'il a sans doute 148 PETITS POEMES EN PROSE. oublié, et dont moi seul, et Sainte-Beuve peut-être, nous nous souvenons encore aujourd'hui. Où vont, les chiens, dites-vous, hommes peu atten- tifs? Ils vont à leurs affaires. Rendez-vous d'affaires, rendez-vous d'amour. A tra- vere la brume, à travers la neige, à travers la crotte, sous la canicule mordante, sous la pluie ruisselante, ils vont, ils viennent, ils trottent, ils passent sous les voitures, excités par les puces, la passion, le besoin ou le devoir. Comme nous, ils se sont levés de bon matin, et ils cherchent leur vie ou courent à leurs plaisirs. Il y en a qui couchent dans une ruine de la banlieue et qui viennent, chaque jour, à heure fixe, réclamer la sportule à la porte d'une cuisine du Palais-Royal ; d'autres qui accourent, par troupes, de plus de cinq lieues, pour partager le repas que leur a préparé la charité de certaines pucelles sexagénaires, dont le cœur inoccupé s'est donné aux bêtes, parce que les hommes imbéciles n'en veulent plus; D'autres qui, comme des nègres marrons, affolés d'amour, quittent, à de certains jours, leur départe- ment pour venir à la ville, gambader pendant une heure autour d'une belle chienne, un peu négligée dans sa toilette, mais fière et reconnaissante. Et ils sont tous très-exacts, sans carnets, sans notes et sans portefeuilles. Connaissez-vous la paresseuse Belgique, et avez- vous admiré comme moi tous ces chiens vigoureux LES BONS CHIENS. 140 attelés à la charrette du boucher, de la laitière ou du boulanger, et qui témoignent, par leurs aboiements triomphants, du plaisir orgueilleux qu'ils éprouvent à rivaliser avec les chevaux? En voici deux qui appartiennent à un ordre encore plus civilisé! Permettez-moi de vous introduire dans la chambre du saltimbanque absent. Un lit, en bois peint, sans rideaux, des couvertures traînantes et souillées de punaises, deux chaises de paille, un poêle de fonte, un ou deux instruments de musique détraqués. Oh! le triste mobilier! Mais regardez, je vous prie, ces deux personnages intelligents, habillés de vêtements à la fois éraillés et somptueux, coiffés comme des trouba- dours ou des militaires, qui surveillent, avec une attention de sorciers, Vœuvre sans nom qui mitonne sur le poêle allumé, et au centre de laquelle une longue cuiller se dresse, plantée comme un de ces mâts aé- riens qui annoncent que la maçonnerie est achevée. N'est-il pas juste que de si zélés comédiens ne se mettent pas en route sans avoir lesté leur estomac d'une soupe puissante et solide? Et ne pardonnerez-vous pas un peu de sensualité à ces pauvres diables qui ont à affronter tout le jour l'indifférence du public et les injustices d'un directeur qui se fait la grosse part et mange à lui seul plus de soupe que quatre comédiens? Que de fois j'ai contemplé, souriant et attendri, tous ces philosophes à quatre pattes, esclaves complaisants, soumis ou dévoués, que le dictionnaire républicain pourrait aussi bien qualifier d'officieux, si la repu- 150 PETITS POEMES EN PROSE. blique, trop occupée du bonheur des hommes, avait le temps de ménager Vhonneur des chiens ! Et que de fois j'ai pensé qu'il y avait peut-être quel- que part (qui sait, après tout?), pour récompenser tant de courage, tant de patience et de labeur, un paradis spécial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés et désolés. Swedenborg affirme bien qu'il y en a un pour les Turcs et un pour les Hollandais ! Les bergers de Virgile et de Théocrite attendaient, pour prix de leurs chants alternés, un bon fromage, une flûte du meilleur faiseur, ou une chèvre aux ma- melles gonflées. Le poëte qui a chanté les pauvres chiens a reçu pour récompense un beau gilet, d'une couleur, à la fois riche et fanée , qui fait penser aux soleils d'automne, à la beauté des femmes mûres et aux étés de la Saint-Martin. Aucun de ceux qui étaient présents dans la taverne de la rue Villa-Hermosa n'oubliera avec quelle pétu- lance le peintre s'est dépouillé de son gilet en faveur du poëte, tant il a bien compris qu'il était bon et honnête de chanter les pauvres chiens. Tel un magnifique tyran italien, du bon temps, offrait au divin Arétin soit une dague enrichie de pier- reries, soit un .manteau de cour, en échange d'un précieux sonnet ou d'un curieux poëme satirique. Et toutes les fois que le poëte endosse le gilet du peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens philosophes, aux étés de la Saint-Martin et à la beauté des femmes très-mûres. ÉPILOGUE. 151 ÉPILOGUE Le cœur content, je suis monté sur la montagne D'où l'on peut contempler la ville en son ampleur, Hôpital, lupanars, purgatoire, enfer, bagne. Où toute énormité fleurit comme une fleur. Tu sais bien, ô Satan, patron de ma détresse, Que je n'allais pas là pour répandre un vain pleur ; Mais comme un vieux paillard d'une vieille maîtresse, Je voulais m'enivrer de Ténorme catin Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse. Que tu dormes encor dans les draps du matin. Lourde, obscure, enrhumée, ou que tu te pavanes Dans les voiles du soir passementés d'or fin. Je t'aime, ô capitale infâme! Courtisanes Et bandits, tels souvent vous offrez des plaisirs Que ne comprennent pas les vulgaires profanes. LES PARADIS ARTIFICIELS 9. LES PARADIS ARTIFICIELS A J. G. F. Ma chère amie, Le bon sens nous dit que les choses de la terre n'existent que bien- peu, et que la vraie réalité n'est que dans les rêves. Pour digérer le bonheur naturel, comme l'artificiel, il faut d'abord avoir le courage de l'avaler; et ceux qui mériteraient peut-être le bonheur sont justement ceux-là à qui la félicité, telle que la conçoivent les mortels, a toujours fait l'effet d'un vomitif. A des esprits niais il paraîtra singulier, et même impertinent, qu'un tableau de voluptés artificielles soit dédié à une femme, source la plus ordinaire des voluptés les plus naturelles. Toutefois il est évident que comme le monde naturel pénètre dans le spirituel, 156 LES PAnADIS ARTIFICIELS. lui sert de pâture et concourt ainsi à opérer cet amal- game indéfinissable que nous nommons notre indivi- dualité, la femme est Fêtre qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves. La femme est fatalement suggestive; elle vit d'une autre vie que la sienne propre ; elle vit spirituelle- ment dans les imaginations qu'elle hante et qu'elle féconde. Il importe d'ailleurs fort peu que la raison de cette dédicace soit comprise. Est-il même bien nécessaire, pour le contentement de l'auteur, qu'un livre quel- conque soit compris, excepté de celui ou de celle pour qui il a été composé? Pour tout dire enfin, indispen- sable qu'il ait été écrit pour quelqu'un ? J'ai , quant à moi, si peu de goût pour le monde vivant, que, pa- reil à ces femmes sensibles et désœuvrées qui en- voient, dit-on, par la poste leurs confidences à des amies imaginaires, volontiers je n'écrirais que pour les morts. Mais ce n'est pas à une morte que je dédie ce petit livre; c'est à une qui, quoique malade, est toujours active et vivante en moi, et qui tourne maintenant tous ses regards vers le Ciel, ce lieu de toutes les transfigurations. Car, tout aussi bien que d'une drogue redoutable, l'être humain jouit de ce privilège de pou- voir tirer des jouissances nouvelles et subtiles môme de la douleur, de la catastrophe et de la fatalité. Tu verras dans ce tableau un promeneur sombre et solitaire, plongé dans le flot mouvant des multitudes, A J. G. F. 157 et envoyant son cœur et sa pensée à une Electre loin- taine qui essuyait naguère son front baigné de sueur et rafraîchissait ses lèvres parclieminées par la fièvre; et tu devineras la gratitude d'un autre Oreste dont tu as souvent surveillé les cauchemars, et de qui tu dissipais, d'une main légère et maternelle, le sommeil épou- vantable. C. B. LE POEME DU HASCHISCH I LE GOUT DE L'INFINI Ceux qui savent s'observer eux-mêmes et qui gar- dent la mémoire de leurs impressions, ceux-là qui ont su, comme Hoffmann, construire leur baromètre spiri- tuel, ont eu parfois à noter, dans l'observatoire de leur pensée, de belles saisons, d'heureuses journées, de délicieuses minutes. 11 est des jours où l'homme s'éveille avec un génie jeune et vigoureux. Ses pau- pières à peine déchargées du sommeil qui les scellait, le monde extérieur s'offre à lui avec un relief puissant, une netteté de contours , une richesse de couleurs admirables. Le monde moral ouvre ses vastes perspec- tives, pleines de clartés nouvelles. L'homme gratifié de cette béatitude, malheureusement rare et passagère, se sent à la fois plus artiste et plus juste, plus noble, 100 LES PARADIS ARTIFICIELS. pour tout dire en un mot. Mais ce qu'il y a de plus singulier dans cet état exceptionnel de l'esprit et des sens, que je puis sans exagération appeler paradi- siaque, si je le compare aux lourdes ténèbres de l'exis- tence commune et journalière, c'est qu'il n'a été créé par aucune cause bien visible et facile à définir. Est-il le résultat d'une bonne hygiène et d'un régime de sage? Telle est la première explication qui s'offre à l'esprit ; mais nous sommes obligés de reconnaître que souvent cette merveille, cette espèce de prodige, se produit comme si elle était l'effet d'une puissance supérieure et invisible , extérieure à l'homme , après une période où celui-ci a fait abus de ses facultés phy- siques. Dirons-nous qu'elle est la récompense de la prière assidue et des ardeurs spirituelles ? Il est cer- tain qu'une élévation constante du désir, une tension des forces spirituelles vers le ciel, serait le régime le plus propre à créer cette santé morale, si éclatante et si glorieuse; mais en vertu de quelle loi absurde se manifeste-t-elle parfois après de coupables orgies de l'imagination, après un abus sophistique de la raison, qui est à son usage honnête et raisonnable ce que les tours de dislocation sont à la saine gymnastique? C'est pourquoi je préfère considérer cette condition anormale de l'esprit comme une véritable grâce, comme un mi- roir magique où l'homme est invité à se voir en beau, c'est-à-dire tel qu'il devrait et pourrait être ; une es- pèce d'excitation angélique, un rappel à l'ordre sous une forme complimenteuse. De même une certaine LE GOUT DE L'INFINI.. 161 école spiritualister qui a ses représentants en Angle- terre çt en Amérique, considère les phénomènes surna- turels, tels que les apparitions de fantômes, les reve- nants, etc., comme des manifestations de la volonté divine, attentive à réveiller dans Tespritde l'homme le souvenir des réalités invisibles. D'ailleurs cet état charmant et singulier, où toutes les forces s'équilibrent, où l'imagination, quoique mer- veilleusement puissante, n'entraîne pas à sa suite le sens moral dans de périlleuses aventures, où une sen- sibilité exquise n'est plus torturée par des nerfs ma- lades, ces conseillers ordinaires du crime ou du déses- poir, cet état merveilleux, dis-je, n'a pas de symptômes avant-coureurs. Il est aussi imprévu que le fantôme. C'est une espèce de hantise, mais de hantise intermit- tente, dont nous devrions tirer, si nous étions sages, la certitude d'une existence meilleure et l'espérance d'y atteindre par l'exercice journalier de notre volonté. Cette, acuité de la pensée, cet enthousiasme des sens et de l'esprit, ont dû, en tout temps, apparaître à l'homme comme le premier des biens; c'est pourquoi, ne considérant que la volupté immédiate, il a, sans s'inquiéter de violer les lois de sa constitution, cherché dans la science physique, dans la pharmaceutique, dans les plus grossières liqueurs, dans les parfums les plus subtils, sous tous les climats et dans tous les temps, les moyens de fuir, ne fût-ce que pour quel- ques heures, son habitacle de fange, et , comme dit l'auteur de Lazare : « d'emporter le Paradis d'un seul 162 LES PARADIS ARTIFICIELS. coup. » Hélas ! les vices de rhomme, si pleins d'horreur qu'on les suppose, contiennent la preuve (quand ce ne serait que leur infinie expansion!) de son goût de l'infini; seulement, c'est un goût qui se trompe sou- vent de route. On pourrait prendre dans un sens mé- taphorique le vulgaire proverbe , Tout chemin mène à Rome, et l'appliquer au monde moral; tout mène à la récompense ou au châtiment, deux formes de l'éter- nité. L'esprit humain regorge de passions; il en a à revendre, pour me servir d'une autre locution triviale ; mais ce malheureux esprit, dont la dépravation natu- relle est aussi grande que son aptitude soudaine, quasi paradoxale, à la charité et aux vertus les plus ardues, est fécond en paradoxes qui lui permettent d'employer pour le mal le trop-plein de cette passion débordante. Il ne croit jamais se vendre en bloc. Il oublie, dans son infatuation, qu'il se joue à un plus fin et plus fort que lui, et que l'Esprit du Mal, même quand on ne lui livre qu'un cheveu, ne tarde pas à emporter la tête. Ce seigneur visible de la nature visible (je parle de l'homme) a donc voulu créer le Paradis par la phar- macie, par les boissons fermentées, semblable à un maniaque qui remplacerait des meubles solides et des jardins véritables par des décors peints sur toile et montés sur châssis. C'est dans cette dépravation du sens de l'infini que gît, selon moi, la raison de tous les excès coupables, depuis l'ivresse solitaire et con- centrée du littérateur, qui, obligé de chercher dans l'opium un soulagement à une douleur physique, et LE GOUT DE L'INFINI. 163 ayant ainsi découvert une source de jouissances mor- bides, en a fait peu à peu son unique hygiène et comme le soleil de sa vie spirituelle, jusqu'à Tivro- gnerie la plus répugnante des faubourgs, qui, le cer- veau plein de flamme et de gloire, se roule ridicule- ment dans les ordures de la route. Parmi les drogues les plus propres à créer ce que je nomme V Idéal artificiel, laissant de côté les liqueurs, qui poussent vite à la fureur matérielle et terrassent la force spirituelle, et les parfums dont l'usage exces- sif, tout en rendant l'imagination de Thomme plus subtile, épuise graduellement ses forces physiques, les deux plus énergiques substances, celles dont l'emploi est le plus commode et le plus sous la main, sont le haschisch et l'opium. L'analyse des effets mystérieux et des jouissances morbides que peuvent engendrer ces * drogues, des châtiments inévitables qui résultent de leur usage prolongé, et enfm de l'immoralité même impliquée dans cette poursuite d'un faux idéal, con- stitue le sujet de cette étude. Le travail sur l'opium a été fait, et d'une manière si éclatante, médicale et poétique à la fois, que je n'oserais rien y ajouter. Je me contenterai donc, dans une autre étude, de donner l'analyse de ce livre in- comparable, qui n'a jamais été traduit en France dans sa totalité. L'auteur, homme illustre, d'une imagina- tion puissante et exquise, aujourd'hui retiré et silen- cieux, a osé, avec une candeur tq^gique, faire le récit des jouissances et des tortures qu'il a trouvées jadis dans 104 LES PARADIS ARTIFICIELS. Topiura , et la partie la plus dramatique de son livre est celle où il parle des efforts surhumains de volonté qu'il lui a fallu déployer pour échappera la damnation à laquelle il s'était imprudemment voué lui-même. Aujourd'hui, je ne parlerai que du haschisch, et j'en parlerai suivant des renseignements nombreux et minutieux, extraits des notes ou des confidences d'hommes intelligents qui s'y étaient adonnés long- temps. Seulement, je fondrai ces documents variés en une sorte de monographie, choisissant une âme, facile d'ailleurs à expliquer et à définir, comme type propre aux expériences de cette nature. QU'EST-CE QUE LE HASCHISCH? 105 II QU'EST-CE QUE LE HASCHISCH? Les récits de Marco-Polo dont on s'est à tert mo- qué, comme de quelques autres voyageurs anciens, ont été vérifiés par les savants et méritent notre créance. Je ne raconterai pas après lui comment le Vieux de la Montagne enfermait, après les avoir enivrés de has- chisch (d'où Haschischins ou Assassins), dans un jar- din plein de délices, ceux de ses plus jeunes disciples à qui il voulait donner une idée du paradis, récom- pense entrevue, pour ainsi dire, d'une obéissance pas- sive et irréfléchie. Le lecteur peut, relativement à la société secrète des Haschischins, consulter le livre de M. de Hammer et le mémoire de M. Sylvestre de Sacy contenu dans le tome XVI des Mémoires de r Académie des Inscriptions et Belles-fMtres , et, relativement à l'é- tymologie du mot assassin, sa lettre au rédacteur du Moniteur, insérée dans le numéro 359 de Tannée 1809. Hérodote raconte que les Scythes amassaient des graines de chanvre sur lesquelles ils jetaient des pierres rougies au feu. C'était pour eux comme un bain de vapeur plus parfumée que celle d'aucune étuve 166 LES PARADIS ARTIFICIELS. grecque, et la jouissance en était si vive qu'elle leur arrachait des cris de joie. Le haschisch, en effet, nous vient de l'Orient; les propriétés excitantes du chanvre étaient bien connues dans l'ancienne Egypte, et l'usage en est très-répandu, sous différents noms, dans l'Inde, dans l'Algérie et dans l'Arabie Heureuse. Mais nous avons auprès de nous, sous nos yeux, des exemples curieux de l'ivresse causée par les émanations végétales. Sans parler des enfants^ui, après avoir joué et s'être roulés dans des amas de luzerne fauchée, éprouvent souvent de sin- guliers vertiges, on sait que, lorsque se fait la mois- son du chanvre, les travailleurs mâles et femelles su- bissent des effets analogues ; on dirait que de la moisson s'élève un miasme qui trouble malicieusement leur cerveau. La tête du moissonneur est pleine de tourbillons, quelquefois chargée de rêveries. A de cer- tains moments, les membres s'affaiblissent et i*efusent le service. Nous avons entendu parler de crises som- nambnliques assez fréquentes chez les paysans russes, dont la cause, dit-on, doit être attribuée à l'usage de l'huile de chènevis dans la préparation des aliments. Qui ne connaît les extravagances des poules qui ont mangé des graines de chènevis, et l'enthousiasme fou- gueux des chevaux, que les paysans, dans les noces et les fêtes patronales, préparent à une course au clocher par une ration de chènevis quelquefois arrosée de vin? Cependant le chanvre français est impropre à se QU'EST-CE QUE LE HASCHISCH? 107 transformer en haschisch, ou du moins, d'après les expériences répétées, impropre à donner une drogue égale en puissance au haschisch. Le haschisch, ou chanvre indien, cannabis indica, est une plante de la famille des urticées, en tout semblable, sauf qu'elle n'atteint pas la même hauteur, au chanvre de nos climats. II possède des propriétés enivrantes très-ex- traordinaires qui, depuis quelques années, ont attiré en France l'attention des savants et des gens du monde. 11 est plus ou moins estimé, suivant ses différentes provenances; celui du Bengale est le plus prisé par les amateurs ; cependant ceux d'Egypte , de Constanti- nople, de Perse et d'Algérie jouissent des mêmes pro- priétés, mais à un degré inférieur. Le haschisch (ou herbe, c'est-à-dire l'herbe par ex- cellence, comme si les Arabes avaient voulu déflnir en un mot Vlierbe, source de toutes les voluptés immaté- rielles) porte différents noms, suivant sa composition et le mode de préparation qu'il a subie dans le pays où il a été récolté : dans l'Inde, bangie; en Afrique, teriaki; en Algérie et dans l'Arabie Heureuse, madjound, etc. H n'est pas indifférent de le cueillir à toutes les époques de l'année; c'est quand il est en fleur qu'il possède sa plus grande énergie ; les sommités fleuries sont, par conséquent, les seules parties employées dans les diffé- rentes préparations dont nous avons à dire quelques mots. V extrait gras du haschisch, tel que le préparent les Arabes, s^obtient en faisant bouillir les sommités de la 168 LES PARADIS ARTIFICIELS. plante fraîche dans du beurre avec un peu d'eau. On fait passer, après évaporation complète de toute humi- dité, et Ton obtient ainsi une préparation qui a Tappa- rence d'une pommade de couleur jaune verdâtre, et qui garde une odeur désagréable de haschisch et de beurre rance. Sous cette forme, on l'emploie en petites boulettes de deux à quatre grammes ; mais à cause de son odeur répugnante, qui va croissant avec le temps, les Arabes mettent l'extrait gras sous la forme de con- fitures. La plus usitée de ces confitures, le dawamesk, est un mélange d'extrait gras, de sucre et de divers aro- mates, tels que vanille, cannelle, pistaches, amandes, musc. Quelquefois même on y ajoute un peu de can- tharides, dans un but qui n'a rien de commun avec les résultats ordinaires du haschisch. Sous cette forme nouvelle, le haschisch n'a rien de désagréable, et on peut le prendre à la dose de quinze, vingt et trente grammes, soit enveloppé dans une feuille de pain à chanter, soit dans une tasse de café. Les expériences faites par MM. Smith, Gastinel et Decourtive ont eu pour but d'arriver à la découverte du principe actif du haschisch. Malgré leurs efforts, sa combinaison chimique est encore peu connue; mais on attribue généralement ses propriétés à une matière résineuse qui s'y trouve en assez bonne dose, dans la proportion de dix pour cent environ. Pour obtenir cette résine, on réduit la plante sèche en poudre grossière, et on la lave plusieurs fois avec de l'alcool que Ton QU'EST-CE QUE LE HASCHISCH? 169 distille ensuite pour le retirer en partie; on fait éva- porer jusqu'à consistance d'extrait; on traite cet extrait par Teau, qui dissout les matières gommeuses étran- gères, et la résine reste alors à l'état de pureté. Ce produit est mou, d'une couleur verte foncée, et possède à un haut degré l'odeur caractéristique du haschisch. Cinq, dix, quinze centigrammes suffisent pour produire des effets surprenants. Mais la haschis- chine^ qui peut s'administrer sous forme de pastilles au chocolat ou de petites pilules gingembrées, a, comme le dawamesk et l'extrait gras, des effets plus ou moins vigoureux et d'une nature très-variée, suivant le tempérament des individus et leur susceptibilité ner- veuse. Il y a mieux, c'est que le résultat varie dans le même individu. Tantôt ce sera une gaieté immodérée et irrésistible, tantôt une sensation de bien-être et de plénitude de vie, d'autres fois un sommeil équivoque et traversé de rêves. Il existe cependant des phéno- mènes qui se reproduisent assez régulièrement, sur- tout chez les personnes d'un tempérament et d'une éducation analogues; il y a une espèce d'unité dans la variété qui me permettra de rédiger sans trop de peine cette monographie de l'ivresse dont j'ai parlé tout à l'heure. A Constantinople, en Algérie et même en France, quelques personnes fument du haschisch mêlé avec du tabac; mais alors les phénomènes en question ne se produisent que sous une forme très-modérée et, pour ainsi dire, paresseuse. J'ai entendu dire qu'on avait IV. 10 170 LES PARADIS ARTIFICIELS. récemment, au moyen de la distillation, tiré du has- chisch une huile essentielle qui paraît posséder une vertu beaucoup plus active que toutes les préparations connues jusqu'à présent; mais elle n'a pas été assez étudiée pour que je puisse avec certitude parler de ses résultats. N'est-il pas superflu d'ajouter que le thé, le café et les liqueurs sont des adjuvants puissants qui accélèrent plus ou moins l'éclosion de cette ivresse mystérieuse? LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. 171 III LE THEATRE DE SÉRAPHIN Qu'éprouve-t-on? que voit-on? des choses merveil- leuses, n'est-ce pas? des spectacles extraordinaires? Est-ce bien beau? et bien terrible? et bien dangereux? — Telles sont les questions ordinaires qu'adressent , avec une curiosité mêlée de crainte, les ignorants aux adeptes. On dirait une enfantine impatience de savoir, comme celle des gens qui n'ont jamais quitté le coin de leur feu, quand ils se trouvent en face d'un homme qui revient de pays lointains et inconnus. Ils se figu- rent l'ivresse du haschisch comme un pays prodigieux, un vaste théâtre de prestidigitation et d'escamotage, où tout est miraculeux et imprévu. C'est là un préjugé, une méprise complète. Et puisque, pour le commun des lecteurs et des questionneurs, le mot haschisch comporte l'idée d'un monde étrange et bouleversé, l'attente de rêves prodigieux (il serait mieux de dire hallucinations , lesquelles sont d'ailleurs moins fré- quentes qu'on ne le suppose), je ferai tout de suite ré- marquer l'importante différence qui sépare les effets du haschisch des phénomènes du sommeil. Dans le 172 LES PARADIS ARTIFICIELS. sommeil, ce voyage aventureux de tous les soirs, il y a quelque chose de positivement miraculeux ; c*est un miracle dont la ponctualité a émoussé le mystère. Les rêves de Thomme sont de deux classes. Les uns, pleins de sa vie ordinaire, de ses préoccupations, de ses dé- sirs, de ses vices, se combinent d'une façon plus ou moins bizarre avec les objets entrevus dans la journée, qui se sont indiscrètement fixés sur la vaste toile de sa mémoire. Voilà le rêve naturel; il est l'homme lui- même. Mais l'autre espèce de rêve! le rêve absurde, imprévu, sans rapport ni connexion avec le caractère, la vie et les passions du dormeur I ce rêve, que j'ap- pellerai hiéroglyphique , représente évidemment le côté surnaturel delà vie, et c'est justement parce qu'il est absurde que les anciens l'ont cru divin. Comme il est inexplicable par les causes naturelles, ils lui ont attribué une cause extérieure à l'homme ; et encore au- jourd'hui, sans parler des onéiromanciens, il existe une école philosophique qui voit dans les rêves de ce genre tantôt un reproche, tantôt un conseil ; en somme» un tableau symbolique et moral , engendré dans l'es- prit même de l'homme qui sommeille. C'est un die* tionnaire qu'il faut étudier, une langue dont les sages peuvent obtenir la clef. Dans l'ivresse du haschisch, rien de semblable. Nous ne sortirons pas du rêve naturel. L'ivresse, dans toute sa durée, ne sera, il est vrai, qu'un immense rêve, grâce à l'intensité des couleurs et à la rapidité des con- ceptions ; mais elle gardera toujours la tonalité parti- LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. 173 culière de Tindividu. L'homme a voulu rêver, le rêve gouvernera l'homme; mais ce rêve sera bien le fils de son père. L'oisif s'est ingénié pour introduire artificiel- lement le surnaturel dans sa vie et dans sa pensée ; mais il n'est, après tout et malgré l'énergie acciden- telle de ses sensations, que le même homme augmenté, le même nombre élevé à une très-haute puissance. Il est subjugué; mais, pour son malheur, il ne Test que par lui-même» c'est-à-dire par la partie déjà domi- nante de lui-même; il a voulu faire l'ange y il est de- venu une bête, momentanément très-puissante , si toutefois on peut appeler puissance une sensibilité excessive, sans gouvernement pour la modérer ou l'ex- ploiter. Que les gens du monde et les ignorants, curieux de connaître des jouissances exceptionnelles, sachent donc bien qu'ils ne trouveront dans le haschisch rien de miraculeux, absolument rien que le naturel excessif. Le cerveau et l'organisme sur lesquels opère le has- chisch ne donneront que leurs phénomènes ordinaires, individuels, augmentés, il est vrai, quant au nombre et à l'énergie, mais toujours fidèles à leur origine. L'homme n'échappera pas à la fatalité de son tempé- rament physique et moral : le haschisch sera, pour les impressions et les pensées familières de l'homme un miroir grossissant, mais un pur miroir. Voici la drogue sous vos yeux : un peu de confiture verte, grosse comme une noix, singulièrement odorante, à ce point qu'elle soulève une certaine répulsion et des 10. 174 LES PARADIS ARTIFICIELS. velléités de nausées, comme le ferait, du reste, toute odeur fine et même agréable, portée à son maximum de force et pour ainsi dire de densité. Qu'il me soit permis de remarquer, en passant, que cette, proposi- tion peut être inversée, et que le parfum le plus répu- gnant, le plus révoltant, deviendrait peut-être un plai- sir s'il était réduit à son minimum de quantité et d'expansion. — Voilà donc le bonheur! il remplit la capacité d'une petite cuiller! le bonheur avec toutes ses ivresses , toutes ses folies, tous ses enfantillages ! Vous pouvez ûvaler sans crainte; on n'en meurt pas. Vos organes physiques n'en recevront aucune atteinte. Plus tard peut-être un trop fréquent appel au sortilège diminuera-t-il la force de votre volonté, peut-être se- rez-vous moins homme que vous ne Têtes aujourd'hui; mais le châtiment est si lointain, et le désastre futur d'une nature si difficile à définir ! Que risquez-vous ? demain un peu de fatigue nerveuse. Ne risquez-vous pas tous les jours de plus grands châtiments pour de moindres recomposes? Ainsi, c'est dit : vous avez même, pour lui donner plus de force et d'expansion, délayé votre dose d'extrait gras dans une tasse de café noir; vous avez pris soin d'avoir l'estomac libre, recu- lant vers neuf ou dix heures du soir le repas substan- tiel , pour livrer au poison toute liberté d'action ; tout au plus dans une heure prendrez-vous une légère soupe. Vous êtes maintenant suffisamment lesté pour un long et singulier voyage. La vapeur a sifflé, la voilure est orientée , et vous avez sur les voyageurs ordinaires ce VLE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. 175 curieux avantage d'ignorer où vous allez. Vous l'avez voulu ; vive la fatalité I Je présume que vous avez eu la précaution de bien choisir votre moment pour cette aventureuse expédi- tion. Toute débauche parfaite a besoin d'un parfait loisir. Vous savez d'ailleurs que le haschisch crée l'exagération non-seulement de l'individu, mais aussi de la circonstance et du milieu ; vous n'avez pas de devoirs à accomplir exigeant de la ponctualité, de l'exactitude; point de chagrins de famille; point de douleurs d'amour. Il faut y prendre garde. Ce chagrin, cette inquiétude, ce souvenir d'un devoir qui réclame votre volonté et votre attention à une minute déter- minée, viendraient sonner comme un glas à travers votre ivresse et empoisonneraient votre plaisir. L'in- quiétude deviendrait angoisse; le chagrin, torture. Si, toutes ces conditions préalables observées, le temps est beau, si vous êtes situé dans un milieu favorable , comme un paysage pittoresque ou un appartement poétiquement décoré, si de plus vous pouvez espérer un peu de musique, alors tout est pour le mieux. Il y a généralement dans l'ivresse du haschisch trois phases assez faciles à distinguer, et ce n'est pas une chose peu curieuse à obtenir, chez les novices, que les premiers symptômes de la première phase. Vous avez entendu parler vaguement des merveilleux effets du haschisch ; votre imagination a préconçu une idée par- ticulière , quelque chose comme un idéal d'ivresse ; il vous. tarde de savoir si la réalité sera décidément à la 176 LES PARADIS ARTIFICIELS. hauteur de votre espérance. Cela suffit pour vous jeter dès le commencement dans un état anxieux, assez favo- rable à l'humeur conquérante et envahissante du poi- son. La plupart des novices, au premier degré d'initia- tion, se plaignent de la lenteur des effets; ils les attendent avec une impatience puérile, et, la drogue n'agissant pas assez vite à leur gré, ils se livrent à des fanfaronnades d'incrédulité qui sont fort réjouissantes pour les vieux initiés qui savent comment le haschisch se gouverne.. Les premières atteintes, comme les symp- tômes d'un orage longtemps indécis, apparaissent et se multiplient au sein même de cette incrédulité. C'est d'abord une certaine hilarité, saugrenue, irrésistible, qui s'empare de vous. Ces accès de gaieté non motivée, dont vous êtes presque honteux , se reproduisent fré- quemment et coupent des intervalles de stupeur pen- dant lesquels vous cherchez en vain à vous recueillir. Les mots les plus simples, les idées les plus triviales prennent une physionomie bizarre et nouvelle; vous vous étonnez même de les avoir jusqu'à présent trou- vés si simples. Des ressemblances et des rapproche- ments incongrus, impossibles à prévoir, des jeux de mots interminables, des ébauches de comique, jail- lissent continuellement de votre cerveau. Le démon vous a envahi ; il est inutile de regimber contre cette hilarité, douloureuse comme un chatouillement. De temps en temps vous riez de vous-même, de votre niaiserie et de votre folie, et vos camarades, si vous en avez, rient également de votre état et du leur; mais^ LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. 177 comme ils sont sans malice, vous êtes sans rancune. Cette gaieté, tour à tour languissante ou poignante, ce malaise dans la joie, cette insécurité, cette indéci- sion de la maladie, ne durent généralement qu'un temps assez court. Bientôt les rapports d'idées devien- nent tellement vagues, le fil conducteur qui relie vos conceptions si ténu, que vos complices seuls peuvent vous comprendre. Et encore, sur ce sujet et de ce côté, aucun moyen de vérification; peut-être croient-ils vous comprendre, et l'illusion est-elle réciproque. Cette folâtrerie et ces éclats de rire, qui ressemblent à des explosions, apparaissent comme une véritable folie, au moins comme une niaiserie de maniaque, à tout homme qui n'est pas dans le même état que vous. De même la sagesse et le bon sens, la régularité des pen- sées chez le témoin prudent qui ne s'est pas enivré, vous réjouit et vous amuse comme un genre particu- lier de démence. Les rôles sont intervertis. Son sang- froid vous pousse aux dernières limites de l'ironie. N'est-ce pas une situation mystérieusement comique que celle d'un homme qui jouit d'une gaieté incom- préhensible pour qui ne s'est pas placé dans le même milieu que lui? Le fou prend le sage en pitié, et dès lors l'idée de sa supériorité commence à poindre à l'horizon de son intellect. Bientôt elle grandira, gros- sira et éclatera comme un météore. J'ai été témoin d'une scène de ce genre qui a été poussée fort loin, et dont le grotesque n'était intelli- gible que pour ceux qui connaissaient, au moins par 178 LES PARADIS ARTIFICIELS. Tobservation sur autrui, les effets delà substance et la différence énorme de diapason qu'elle crée entre deux intelligences supposées égales. Un musicien célèbre , qui ignorait les propriétés du haschisch, qui peut-être n'en avait jamais entendu parler, tombe au milieu d'une société dont plusieurs personnes en avaient pris. On essaye de lui en faire comprendre les merveilleux effets. A ces prodigieux récits, il sourit avec grâce, par ^ complaisance, comme un homme qui veut bien poser pendant quelques minutes. Sa méprise est vite devinée par ces esprits que le poison a aiguisés, et les rires le blessent. Ces éclats de joie, ces jeux de mots, ces phy- sionomies altérées, 'toute cette atmosphère malsaine l'irrite et le pousse à déclarer, plus tôt peut-être qu'il n'aurait voulu, que cette charge d'artiste est mau- vaise, et que d'ailleurs elle doit être bien fatigante pour ceux qui Vont entreprise. Le comique illumina tous les esprits comme un éclair. Ce fut un redoublement de joie. « Cette charge peut être bonne pour vous, dit-il, mais pour moi, non. » — « Il suffit qu'elle soit bonne pour nous, » réplique en égoïste un des malades. Ne sachant s'il a affaire à de véritables fous ou à des gens qui simulent la folie, notre homme croit que le parti le plus sage est de se retirer; mais quelqu'un ferme la porte et cache la clef. Un autre, s' agenouillant devant lui, lui demande pardon au nom de la société, et lui déclare insolemment, mais avec larmes, que, malgré son infériorité spirituelle, qui peut-être excite un peu de pitié, tous sont pénétrés pour lui d'une amitié pro- LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. 179 fonde. Celui-ci se résigne à rester, et même il condes- cend, sur des prières instantes, à faire un peu de mu- sique. Mais les sons du violon, en se répandant dans l'appartement comme une nouvelle contagion, empoi- gnaient (le mot n'est pas trop fort) tantôt un malade, tantôt un autre. C'étaient des soupirs rauques et pro- fonds, des sanglots soudains, des ruisseaux de larmes silencieuses. Le musicien épouvanté s'arrête, et, s'ap- prochant de celui dont la béatitude faisait le plus de tapage, lui demande s'il souffre beaucoup et ce qu'il faudrait faire pour le soulager. Un des assistants, un homme pratique, propose de la limonade et des acides. Mais le malade, l'extase dans les yeux, les regarde tous deux avec un indicible mépris. Vouloir guérir un homme malade de trop de vie, malade de joie ! Comme on le voit par cette anecdote, la bienveil- lance tient une assez grande place dans les sensations causées par le haschisch; une bienveillance molle, paresseuse, muette, et dérivant de l'attendrissement des nerfs. A l'appui de cette observation, une personne m'a raconté une aventure qui lui était arrivée dans cet état d'ivresse; et comme elle avait gardé un sou- venir très-exact de ses sensations, je compris parfaite- ment dans quel embarras grotesque , inextricable , l'avait jetée cette différence de diapason et de niveau dont je parlais tout à l'heure. Je ne me rappelle pas si l'homme en question en était à sa première ou à sa seconde expérience. Avait-il pris une dose un peu trop forte, ou le haschisch avait-il produit, sans l'aide d'au- 180 LES PARADIS ARTIFICIELS. cune cause apparente (ce qui arrive fréquemment), des effets beaucoup plus vigoureux ? Il me raconta qu'à travers sa jouissance, cette jouissance suprême de se sentir plein de vie et de se croire plein de génie, il avait tout d'un coup rencontré un sujet de terreur. D'abord ébloui par la beauté de ses sensations, il en avait été subitement épouvanté. Il s'était demandé ce que deviendraient son intelligence et ses organes, si cet état, qu'il prenait pour un état surnaturel, allait toujours s' aggravant, si ses nerfs devenaient toujours de plus en plus délicats. Par la faculté de grossisse- ment que possède l'œil spirituel du patient, cette peur doit être un supplice ineffable. « J'étais, disait-il, comme un cheval emporté et courant vers un abîme, voulant s'arrêter, mais ne le pouvant pas. En effet, c'était un galop effroyable, et ma pensée, esclave de la circonstance, du milieu, de l'accident et de tout ce qui peut être impliqué dans le mot hasard, avait pris un tour purement et absolument rapsodique. Il est trop tard! me répétais-je sans cesse avec désespoir. Quand cessa ce mode de sentir, qui me parut durer un temps inûni et qui n'occupa peut-être que quel- ques minutes, quand je crus pouvoir enûn me plonger dans la béatitude, si chère aux Orientaux, qui succède à cette phase furibonde, je fus accablé d'un nouveau malheur. Une nouvelle inquiétude, bien triviale et bien puérile, s'abattit sur moi. Je me souvins tout d'un coup que j'étais invité à un dîner, à une soirée d'hommes sérieux. Je me vis à l'avance au milieu LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. 181 d'une foule sage et discrète, où chacun est maître de soi-même, obligé de cacher soigneusement F état de mon esprit sous l'éclat des lampes nombreuses. Je croyais bien que j'y réussirais, mais aussi je me sen- tais presque défaillir en pensant aux efforts de volonté qu'il me faudrait déployer. Par je ne sais quel accident, les paroles de l'Évangile : « Malheur à celui par qui le scandale arrive !» venaient de surgir dans ma mémoire, et tout en voulant les oublier, en m*appliquant à les oublier, je les répétais sans cesse dans mon esprit. Mon malheur (car c'était un véritable malheur) prit alors des proportions grandioses. Je résolus, malgré ma faiblesse, de faire acte d'énergie et de consulter un pharmacien ; car j'ignorais les réactifs, et je. voulais aller, l'esprit libre et dégagé, dans le monde, où m'appelait mon devoir. Mais sur le seuil de la boutique une pensée soudaine me prit, qui m'arrêta quelques instants et me donna à réfléchir. Je venais de me regarder, en passant, dans la glace d'une devan- ture, et mon visage m'avait étonné. Cette pâleur, ces lèvres rentrées, ces yeux agrandis ! « Je vais inquiéter ce brave homme, me dis-je, et pour quelle niaiserie I » Ajoutez à cela le sentiment du ridicule que je voulais éviter, la crainte de trouver du monde dans la bou- tique. Mais ma bienveillance soudaine pour cet apothi- caire inconnu dominait tous mes autres sentiments. Je. me figurais cet homme aussi sensible que je Tétaisr moi-même en cet instant funeste, et, comme je m'ima- ginais aussi que son oreille et son âme devaient, comme IV. 11 182 LES PARADIS ARTIFICIELS. les miennes, vibrer au moindre bruit, je résolus d'en- trer chez lui sur la pointe du pied. Je ne saurais, me disais-je, montrer trop de discrétion chez un homme dont je vais alarmer la charité. Et puis je me promet- tais d'éteindre le son de ma voix comme le bruit de mes pas: vous la connaissez, cette voix du haschisch? grave, profonde, gutturale, et ressemblant beaucoup à celle des vieux mangeurs d'opium. Le résultat fut le contraire de ce que je voulais obtenir. Décidé à rassu- rer le pharmacien, je l'épouvantai. Il ne connaissait rien de cette maladie, n'en avait jamais entendu par- . 1er. Cependant il me regardait avec une curiosité for* tement mêlée de défiance. Me prenait-il pour un fou, un malfaiteur ou un mendiant? Ni ceci, ni cela, sans doute ; mais toutes ces idées absurdes tra- versèrent mon cerveau. Je fus obligé de lui expli- quer longuement ( quelle fatigue ! ) ce que c'était que la confiture de chanvre et à quel usage cela servait, lui répétant sans cesse qu'il n'y avait pas de danger, qu'il n'y avait pas, pour lui, de raison de s'alarmer, et que je ne demandais qu'un moyen d'adoucissement ou de réaction, insistant fréquemment sur le chagrin sincère que j'éprouvais de lui causer de l'ennui. Enfin, — comprenez bien toute l'humiliation contenue pour moi dans ces paroles, — il me pria simplement de me retirer. Telle fut la récompense de ma charité et de ma bienveillance exagérées. J'allai à ma soirée; je ne scandalisai personne. Nul ne devina les efforts surhumains qu'il me fallut faire pour res- LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. 183 ^sembler à tout le monde. Mais je n'oublierai jamais les tortures d'une ivresse ultra-poétique, gênée par le décorum et contrariée par un devoir ! » Quoique naturellement porté à sympathiser avec toutes les douleurs qui naissent de Timagination, je ne pus m'empêcher de rire de ce récit. L'homme qui me le faisait n'est pas corrigé. Il a continué à deman- der à la confiture maudite l'excitation qu'il faut trou- ver en soi-même ; mais comme c'est un homme pru- dent, rangé, un homme du monde, il a diminué les doses, ce qui lui a permis d'en augmenter la fré- quence. 11 appréciera plus tard les fruits pourris de son hygiène. Je reviens au développement régulier de l'ivresse. Après cette première phase de gaieté enfantine, il y a comme un apaisement momentané. Mais de nouveaux événements s'annoncent bientôt par une sensation de fraîcheur aux extrémités (qui peut même devenir un froid très-intense chez quelques individus) et une grande faiblesse dans tous les membres ; vous avez alors des mains de beurre, et, dans votre tête, dans tout votre être, vous sentez une stupeur et une stupéfaction em- barrassantes. Vos yeux s'agrandissent ; ils sont comme tirés dans tous les sens par une extase implacable. Votre face s'inonde de pâleur. Les lèvres se rétrécissent et vont rentrant dans la bouche, avec ce mouvement d'anhélation qui caractérise l'ambition d'un homme en proie à de grands projets, oppressé par de vastes pen- sées, ou rassemblant sa respiration pour prendre son 184 LES PARADIS ARTIFICIELS. élan. La gorge se ferme, pour ainsi dire. Le palais est desséché par une soif qu*il serait infiniment doux de satisfaire, si les délices de la paresse n'étaient pas plus agréables et ne s'opposaient pas au moindre dérange- ment du corps. Des soupirs rauques et profonds s'échappent de votre poitrine, comme si votre ancien corps ne pouvait pas supporter les désirs et l'activité de votre âme nouvelle. De temps à autre, une secousse vous traverse et vous commande un mouvement invo- lontaire, comme ces soubresauts qui, à la un d'une journée de travail ou dans une nuit orageuse, précè- dent le sommeil définitif. Avant d'aller plus loin, je veux, à propos de cette sensation de fraîcheur dont je parlais plus haut, racon- ter encore une anecdote qui servira à montrer jus- qu'à quel point les effets, même purement physiques, peuvent varier suivant les individus. Cette fois, c'est un littérateur qui parle, et en quelques passages de son récit on pourra, je crois, trouver les indices d'un tempérament littéraire. . « J'avais, me dit celui-ci, pris une dose modérée d'extrait gras, et tout allait pour le mieux. La crise de gaieté maladive avait duré peu de temps, et je me trouvais dans un état de langueur et d'étonnement qui était presque du bonheur. Je me promettais donc une soirée tranquille et sans soucis. Malheureusement le hasard me contraignit à accompagner quelqu'un au spectacle. Je pris mon parti en brave, résolu à dégui- ser mon immense désir de paresse et d'immobilité. L£ THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. f 185 Toutes les voitures de mon quartier se trouvant rete- nues, il fallut me résigner à faire un long trajet à pied, à traverser les bruits discordants des voitures, les conversations stupides des passants, tout un océan de trivialités. Une légère fraîcheur s'était déjà mani- festée au bout de mes doigts; bientôt elle se trans- forma en un froid très-vif, comme si j'avais les deux mains plongées dans un seau d'eau glacée. Mais ce n'était pas une souffrance; cette sensation presque aiguë me pénétrait plutôt comme une volupté. Cepen- dant il me semblait que ce froid m'envahissait de plus ;en plus, au fur et à mesure de cet interminable voyage. Je demandai deux ou trois fois à la personne que j'ac- compagnais s'il faisait réellement très-froid ; il me fut répondu qu'au contraire la température était plus que tiède. Installé enfin dans la salle, enfermé dans la boîte qui m'était destinée, avec trois ou quatre heures de repos devant moi, je me crus arrivé à la terre pro- mise. Les sentiments que j'avais refoulés pendant la route, avec toute la pauvre énergie dont je pouvais disposer, firent donc irruption, et je m'abandonnai librement à ma muette frénésie. Le froid augmentait toujours, et cependant je voyais des gens légèrement vêtus, ou même s'essuyant le front avec un air de fatigue. Cette idée réjouissante me prit, que j'étais un homme privilégié, à qui seul était accordé le droit d'avoir froid en été dans une salle de spectacle. Ce froid s'accroissait au point de devenir alarmant; mais j'étais avant tout dominé par la curiosité de savoir 186 LES PARADIS ARTIFICIELS. jusqu'à quel degré il pourrait descendre. Enfin il vînt à un tel point, il fut si complet, si général, que toutes mes idées se congelèrent, pour ainsi dire ; j'étais un morceau de glace pensant; je me considérais comme une statue taillée dans un bloc de glace ; et cette folle hallucination me causait une fierté, excitait en moi un bien-être moral que je ne saurais vous définir. Ce qui ajoutait à mon abominable jouissance était la certitude que tous les assistants ignoraient ma nature et quelle supériorité j'avais sur eux ; et puis le bonheur de pen- ser que mon camarade ne s'était pas douté un seul instant de quelles bizarres sensations j'étais possédé! Je tenais la récompense de ma dissimulation, et ma volupté exceptionnelle était un vrai secret. (( Du reste, j'étais à peine entré dans ma loge que mes yeux avaient été frappés d'une impression de ténèbres qui me paraît avoir quelque parenté avec ridée de froid. Il se peut bien que ces deux idées se soient prêté réciproquement de la force. Vous savez que le haschisch invoque toujours des magnificences de lumière, des splendeurs glorieuses, des cascades d'or liquide; toute lumière lui est bonne, celle qui ruisselle en nappe et celle qui s'accroche comme du paillon aux pointes et aux aspérités, les candélabres des salons, les cierges du mois de Marie, les ava- lanches de rose dans les couchers de soleil. Il paraît que ce misérable lustre répandait une lumière bien insuffisante pour cette soif insatiable de clarté; je crus entrer, comme je vous l'ai dit, dans un monde de LE THEATRE DE SÉRAPHIN. 181 ténèbres, qui d'ailleurs s'épaissirent graduellement, pendant que je rêvais nuit polaire et hiver éternel. Quant à la scène (c'était une scène consacrée au genre comique), elle seule était lumineuse, infiniment petite et située loin, très-loin, comme au bout d'un immense stéréoscope. Je ne vous dirai pas que j'écoutais les comédiens, vous savez que cela est impossible; de temps en temps ma pensée accrochait au passage un lambeau de phrase, et, semblable à une danseuse habile, elle s'en servait comme d'un tremplin pour bondir dans des rêveries très-lointaines. On pourrait supposer qu'un drame, entendu de cette façon, man- que de logique et d'enchaînement; détrompez-vous ; je découvrais un sens très-subtil dans le drame créé par ma distraction. Rien ne m'en choquait, et je ressem- blais un peu à ce poëte qui, voyant jouer Esther pour la première fois, trouvait tout naturel qu'Aman fît une déclaration d'amour à la reine. C'était, comme on le devine, l'instant où celui-ci se jette aux pieds d'Esther pour implorer le pardon de ses crimes. Si tous les drames étaient entendus selon cette méthode, ils y ga- gneraient de grandes beautés , même ceux de Racine. « Les comédiens me semblaient excessivement petits et cernés d'un contour précis et soigné, comme les figures de Meissonier. Je voyais distinctement, non- seulement les détails les plus minutieux de leurs ajus- tements, comme dessins d'étoffe, coutures, boutons, etc., mais encore la ligne de séparation du faux front d'avec le véritable, le blanc, le bleu et le rouge, et 188 LES PARADIS ARTIFICIELS. tous les moyens de grimage. Et ces lilliputiens étaient revêtus d'une clarté froide et magique, comme celle qu'une vitre très-nette ajoute à une peinture à Thuile. Lorsque je pus enfin sortir de ce caveau de ténèbres glacées et que, la fantasmagorie intérieure se dissi- pant, je fus rendu à moi-même, j'éprouvai une lassi- tude plus grande que ne m'en a jamais causé un travail tendu et forcé. » C'est en effet à cette période de l'ivresse que se manifeste une finesse nouvelle, une acuité supérieure dans tous les sens. L'odorat, la vue, l'ouïe, le toucher, participent également à ce progrès. Les yeux visent l'infini. L'oreille perçoit des sons presque insaisissables au milieu du plus vaste tumulte. C'est alors que com- mencent les hallucinations. Les objets extérieurs pren- nent lentement, successivement, des apparences sin- gulières; ils se déforment et se transforment. Puis arrivent les équivoques, les méprises et les trans- positions d'idées. Les sons se revêtent de couleurs, et les couleurs contiennent une musique. Cela , dira- t-on, n'a rien que de fort naturel, et tout cerveau poétique, dans son état sain et normal, conçoit facile- ment ces analogies. Mais j'ai déjà averti le lecteur qu'il n'y avait rien de positivement surnaturel dans l'ivresse du haschisch ; seulement, ces analogies re- vêtent alors une vivacité inaccoutumée; elles pénètrent, elles envahissent, elles accablent l'esprit de leur carac- tère despotique. Les notes musicales deviennent des nombres, et si votre esprit est doué de quelque apti- LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. 189 tude mathématique, la mélodie, Tharmonie écoutée, tout en gardant son caractère voluptueux et sensuel, se transforme en une vaste opération arithmétique, où les nombres engendrent les nombres, et dont vous suivez les phases et la génération avec une facilité inexplicable et une agiKté égale à celle de l'exécutant. 11 arrive quelquefois que la personnalité disparaît et que l'objectivité, qui est le propre des poètes pan- théistes, se développe en vous si anormalement, que la contemplation des objets extérieurs vous fait oublier votre propre existence, et que vous vous confondez bientôt avec eux. Votre œil se fixe sur un arbre harmo- nieux courbé par le vent; dans quelques secondes, ce qui ne serait dans le cerveau d'un poëte qu'une com- paraison fort naturelle deviendra dans le vôtre une réalité. Vous prêtez d'abord à l'arbre vos passions, votre désir ou votre mélancolie; ses gémissements et' ses oscillations deviennent les vôtres, et bientôt vous êtes l'arbre. De même, l'oiseau qui plane au fond de l'azur représentera' ùhord l'immortelle envie de planer au-dessus des choses humaines; mais déjà vous êtes l'oiseau lui-même. Je vous suppose assis et fumant. Votre attention se reposera un peu trop longtemps sur les nuages bleuâtres qui s'exhalent de votre pipe. L'idée d'une évaporation, lente, successive, éternelle, s'emparera de votre esprit, et vous appliquerez bientôt cette idée à vos propres pensées, à votre matière pen- sante. Par une équivoque singulière, par une espèce de transposition ou de quiproquo intellectuel, vous 11. 190 LES PARADIS ARTIFICIELS. VOUS sentirez vous évaporant , et vous attribuerez à votre pipe (dans laquelle vous vous sentez accroupi et ramassé comme le tabac) l'étrange faculté de vous fumer. Par bonheur, cette interminable imagination n'a duré qu'une minute, car un intervalle de lucidité, avec un grand effort, vous a permis d'examiner à la pendule. Mais un autre courant d'idées vous emporte; ilvous roulera une minute encore dans son tourbillon vivant, et cette autre minute sera une autre éternité. Car les proportions du temps et de l'être sont complètement dérangées par la multitude et l'intensité des sensa- tions et des idées. On dirait qu'on vit plusieurs vies d'homme en l'espace d'une heure. N'êtes-vous pas alors semblable à un roman fantastique qui serait vivant au lieu d'être écrit ? Il n'y a plus équation entre les or- ganes et les jouissances; et c'est surtout de cette con- sidération que surgit le blâme applicable à ce dange- reux exercice où la liberté disparaît. Quand je parle d'hallucinations, il ne faut pas prendre le mot dans son sens le plus strict. Une nuance très-importante distingue l'hallucination pure, telle que les médecins ont souvent occasion de- l'étu- dier, de l'hallucination ou plutôt de la méprise des sens dans l'état mental occasionné par le haschisch. Dans le premier cas, l'hallucination est soudaine, par- faite et fatale ; de plus, elle ne trouve pas de prétexte ni d'excuse dans le monde des objets extérieurs.' Le malade voit une forme* entend des sons où il n'y en a LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. 191 pas. Dans le second cas, Thallucinationest progressive, presque volontaire, et elle ne dévient parfaite, elle ne se mûrit que par l'action de Timagination. Enfin elle a un prétexte. Le son parlera, dira des choses distinctes, mais il y avait un son. L'œil ivre de l'homme pris de haschisch verra des formes étranges ; mais, avant d*être étranges et monstrueuses, ces formes étaient simples et naturelles. L'énergie, la vivacité vraiment parlante de Thallucination dans Tivresse n'infirme en rien cette différence originelle. Celle-là a une racine dans le milieu ambiant et, dans le temps présent, celle-ci n'en a pas. Pour mieux faire comprendre ce bouillonnement d'imagination, cette maturation du rêve et cet enfan- tement poétique auquel est condamné un cerveau in- toxiqué par le haschisch, je raconterai encore une anecdote. Cette fois, ce n'est pas un jeune homme oisif qui parle, ce n'est pas non plus un homme de lettrés; c'est une femme, une femme un peu mûre, curieuse , d'un esprit excitable, et qui , ayant cédé à r envie de faire connaissance avec le poison, décrit ainsi, pour une autre dame, la principale de ses visions. Je transcris littéralement : (( Quelque bizarres et nouvelles que soient les sen- sations que j'ai tirées de ma folie de douze heures (douze ou vingt? en vérité, je n'en sais rien), je n*y reviendrai plus. L'excitation spirituelle est trop vive> la' fatigue qui en résulte trop grande; et, pour tout dire, je trouve dans cet enfantillage quelque chose de m LES PARADIS ARTIFICIELS. criminel. Enfin je cédai à la curiosité ; et puis c'était une folie en commun , chez de vieux amis, où je ne voyais pas grand mal à manquer un peu de dignité. Avant tout, je dois vous dire que ce maudit haschisch est une substance bien perfide ; on se croit quelquefois débarrassé de Tivresse, mais ce n'est qu'un calme menteur. Il y a des repos, et puis des reprises. Ainsi, vers dix heures du soir, je me trouvai dans un de ces états momentanés; je me croyais délivrée de cette sur- abondance de vie qui m'avait causé tant de jouissances, il est vrai, mais qui n'était pas sans inquiétude et sans peur. Je me mis à souper avec plaisir, comme haras- sée par un long voyage. Car jusqu'alors, par prudence, je m'étais abstenue de manger. Mais, avant même de me lever de table, mon délire m'avait rattrapée, comme un chat une souris, et le poison se mit de nouveau à jouer avec ma pauvre cervelle. Bien que ma maison soit à peu de distance du château de nos amis et qu'il y eût une voiture à mon service, je me sentis tellement accablée du besoin de rêver et de m'abandonner à cette irrésistible folie, que j'acceptai avec joie l'offre qu'ils me firent de me garder jusqu'au lendemain. Vous connaissez le château; vous savez que l'on a arrangé, habillé et réconforte à la moderne toute la partie habitée par les maîtres du lieu, mais que la partie généralement inhabitée a été laissée telle quelle, avec son vieux style et ses vieil es décorations. Il fut résolu qu'on improviserait pour moi une chambre à coucher dans cette partie du château, et Ton choisit LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. 193 à cet effet la chambre la plus petite , une espèce de boudoir un peu fané et décrépit, qui n'en est pas moins charmant. 11 faut que je vous le décrive tant bien que mal, pour que vous compreniez la singulière vision dont j'ai été la victime, vision qui m'a occupée une nuit entière, sans que j'aie eu le loisir de m' aper- cevoir de la fuite des heures. « Ce boudoir est très-petit, très-étroit. A la hauteur de la corniche le plafond s'arrondit en voûte; les murs sont recouverts de glaces étroites et allongées, sépa- rées par des panneaux où sont peints des paysages dans le style lâché des décors. A la hauteur de la cor- niche, sur les quatre murs, sont représentées diverses figures allégoriques, les unes dans des attitudes repo- sées, les autres courant ou voltigeant. Au-dessus d'elles, quelques oiseaux brillants et des fleurs. Der- rière les figures s'élève un treillage peint en trompe- l'œil et suivant naturellement la courbe du plafond. Ce plafond est doré. Tous les interstices entre les ba- guettes et les figures sont donc recouverts d'or, et au centre l'or n'est interrompu que par le lacis géomé- trique du treillage simulé. Vous voyez que cela res- semble un peu à une cage très-distinguée, à une très- belle cage pour un très-grand oiseau. Je dois ajouter que la nuit était très-belle, très-transparente, la lune très-vive, à ce point que, même après que j'eus éteint la bougie, toute cette décoration resta visible, non illuminée par Tœil de mon esprit, comme vous pour- riez le croire, mais éclairée par cette belle nuit, dont 19i LES PARADIS ARTIFICIELS. les lueurs s'accrochaient à toute cette broderie d'or, de miroirs et de couleurs bariolées. « Je fus d'abord très-étonnée de voir de grands espaces s'étendre devant moi, à côté de moi, de tous côtés ; c'étaient des rivières limpides et des paysages verdoyants se mirant dans des eaux tranquilles. Vous devinez ici l'effet des panneaux répercutés par les mi- roirs. En levant les yeux, je vis un soleil couchant semblable à du métal en fusion qui S3 refroidit. C'était l'or du plafond ; mais le treillage me donna à penser que j'étais dans une espèce de cage ou de maison ouverte de tous côtés sur l'espace et que je n'étais séparée de toutes ces merveilles que par les bar- reaux de ma magnifique prison. Je riais d'abord de mon illusion; mais plus je regardais, plus la magie augmentait, plus elle prenait de vie, de transparence et de despotique réalité. Dès lors l'idée de claustration domina mon esprit, sans trop nuire, je dois le dire, aux plaisirs variés que je tirais du spectacle tendu autour et au-dessus de moi. Je me considérais comme enfermée pour longtemps, pour des milliers d'années peut-être, dans cette cage somptueuse, au milieu de ces paysages féeriques, entre ces horizons merveilleux. Je rêvai de Belle au bois dormant, d'expiation à subir, de future délivrance. Au-dessus de ma tête voltigeaient des oiseaux brillants des tropiques, et, comme mon oreille percevait le son des clochettes au cou des che- vaux qui cheminaient au loin sur la grande route, les deux sens fondant leurs impressions en une idée LE THÉÂTRE DE SÉBAPHIN. 195 unique, j'attribuais aux oiseaux ce chant mystérieux du cuivre, et je croyais qu'ils chantaient avec un gosier de métal. Évidemment ils causaient de moi et ils célé- braient ma captivité. Des singes gambadants, des satyres bouffons semblaient s'amuser de cette prison- nière étendue, condamnée à Timmobilité. Mais toutes les divinités mythologiques me regardaient avec un charmant sourire, comme pour m' encourager à sup- porter patiemment le sortilège, et toutes les prunelles glissaient dans le coin des paupières comme pour s'at- tacher à mon regard. J'en conclus que si des fautes anciennes, si quelques péchés inconnus à moi-même, avaient nécessité ce châtiment temporaire, je pouvais compter cependant sur une bonté supérieure , qui, tout en me condamnant à la prudence, m'offrirait des plaisirs plus graves que les plaisirs de poupée qui remplissent notre jeunesse. Vous voyez que les consi- dérations morales n'étaient pas absentes de mon rêve ; mais je dois avouer que le plaisir de contempler ces formes et ces couleurs brillantes, et de me croire le centre d'un drame fantastique, absorbait fréquemment toutes mes autres pensées. Cet état dura longtemps, fort longtemps... Dura-t-il jusqu'au matin? je l'ignore. Je vis tout d'un coup le soleil matinal installé dans ma chambre; j'éprouvai un vif étonnement, et malgré tous les efforts de mémoire que j'ai pu faire, il m'a été impossible de savoir si j'avais dormi ou si j'avais subi patiemment une insomnie délicieuse. Tout à l'heure, c'était la nuit, et maintenant le jour ! Et ce- 106 LES PARADIS ARTIFICIELS. pendant j'avais vécu longtemps, ohl très-longtemps !... La notion du temps ou plutôt la mesure du temps étant abolie, la nuit entière n'était mesurable pour moi que par la multitude de mes pensées. Si longue qu'elle dût me paraître à ce point de vue, il me semblait toutefois qu'elle n'avait duré que quelques secondes, ou même qu'elle n'avait pas pris place dans l'éternité. (( Je ne vous parle pas de ma fatigue... elle fut im- mense. On dit que l'enthousiasme des poètes et des créateurs ressemble à ce que j'ai éprouvé, bien que je me sois toujours figuré que les gens chargés de nous émouvoir dussent être doués d'un tempérament très- calme; mais si le délire poétique ressemble à celui que m'a procuré une petite cuillerée de confiture, je pense que les plaisirs du public coûtent bien cher aux poètes, et ce n'est pas sans un certain bien-être, une satisfaction prosaïque, que je me suis enfin sentie chez moi, dans mon chez moi intellectuel, je veux dire dans la vie réelle. » Voilà une femme évidemment raisonnable; mais nous ne nous servirons de son récit que pour en tirer quelques notes utiles qui compléteront cette descrip- tion très-sommaire des principales sensations engen- drées par le haschisch. Elle a parlé du souper comme d'un plaisir arrivant fort à propos, au moment où une embellie momenta- née, mais qui semblait définitive, lui permettait de rentrer dans la vie réelle. En effet, il y a, comme je l'ai dit, des intermittences et des calmes trompeurs. LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. 197 et souvent le haschisch détermine une faim vorace, presque toujours une soif excessive. Seulement le dîner ou le souper, au lieu d'amener un repos défi- nitif, crée ce redoublement nouveau, cette crise ver- tigineuse dont se plaignait cette dame, et qui a été suivie par une série de visions enchanteresses , légè- rement teintées de frayeur, auxquelles elle s'était positivement et de fort bonne grâce résignée. La faim et la soif tyranniques dont il est question ne trou- vent pas à s'assouvir sans un certain labeur. Car l'homme se sent tellement au-dessus des choses maté- rielles, ou plutôt il est tellement accablé par son ivresse, qu'il lui faut développer un long courage pour remuer une bouteille ou une fourchette. La crise définitive déterminée par la digestion des aliments est en effet très-violente : il est impossible de lutter; et un pareil état ne serait pas supportable s'il durait trop longtemps et s'il ne faisait bientôt place à une autre phase de l'ivresse, qui, dans le cas précité, s'est traduite par des visions splendides doucement terrifiantes et en même temps pleines de consolations. Cet état nouveau est ce que les Orientaux appellent le kief. Ce n'est plus quelque chose de tourbillonnant et de tumultueux; c'est une béatitude calme et immobile, une résignation glorieuse. Depuis longtemps vous n'êtes plus votre maître, mais vous ne vous en affligeas plus. La douleur et l'idée du temps ont disparu, ou si quelquefois elles osent se produire, ce n'est que transfi- gurées par la sensation dominante; et elles sont alors, 198 LES PARADIS ARTIFICIELS. relativement à leur forme habituelle, ce que la mélan- colie poétique est à la douleur positive. Mais, avant tout, remarquons que dans le récit de cette dame (c'est dans ce but que je l'ai transcrit), l'hallucination est d'un genre bâtard, et tire sa raison d'être du spectacle extérieur ; l'esprit n'est qu'un miroir où le milieu environnant se reflète transformé d'une manière outrée. Ensuite, nous voyons intervenir ce que j'appellerais volontiers Thallucination morale : le sujet se croit soumis à une expiation ; mais le tempérament féminin, qui est peu propre à l'analyse, ne lui a pas permis de noter le singulier caractère optimiste de ladite hallucination. Le regard bienveillant des divi- nités de roiympe est poétisé par un vernis essentielle- ment haschischin. Je ne dirai pas que cette dame a côtoyé le remords ; mais ses pensées, momentanément tournées à la mélancolie et au regret, ont été rapide- ment colorées d'espérance. C'est une remarque que nous aurons encore occasion de vérifier. Elle a parlé de la fatigue du lendemain : en efifet, cette fatigue est grande ; mais elle ne se manifeste pas immédiatement, et, quand vous êtes obligé de la recon- naître, ce n*est pas sans étonnement. Car d'abord, quand vous avez bien constaté qu'un nouveau jour s'est levé sur l'horizon de votre vie, vous éprouvez un bien-être étonnant ; vous croyez jouir d'une légèreté d'esprit merveilleuse. Mais vous êtes à peine debout» qu'un vieux reste d'ivresse vous suit et vous retarde, comme le boulet de votre récente servitude. Vos jambes LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN. 199 faibles ne vous conduisent qu'avec timidité, et vous craignez à chaque instant de vous casser comme un objet fragile. Une grande langueur (il y a des gens qui prétendent qu'elle ne manque pas de charme) s'empare de votre esprit et se répand à travers vos facultés comme un brouillard dans un paysage. Vous voilà, pour quelques heures encore, incapable de tra- vail, d'action et d'énergie. C'est la punition de la pro- digalité impie avec laquelle vous avez dépensé le fluide nerveux. Vous avez disséminé votre personnalité aux quatre vents du ciel, et, maintenant, quelle peine n'éprouvez-vous pas à la rassembler et à la concentrer! *iOO LES PARADIS ARTIFICIELS. IV L'HOMME-DIEU Il est temps de laisser de côté toute cette jonglerie et ces grandes marionnettes, nées de la fumée des cerveaux enfantins. N'avons -nous pas à parler de choses plus graves : des modifications des sentiments humains et, en un mot, de la morale du haschisch? Jusqu'à présent je n'ai fait qu'une monographie abrégée de l'ivresse; je me suis borné à en accen- tuer les principaux traits, surtout les traits matériels. Mais, ce qui est plus important, je crois, pour l'homme spirituel, c'est de connaître l'action du poison sur la partie spirituelle de l'homme, c'est-à-dire le grossisse- ment, la déformation et l'exagération de ses senti- ments habituels et de ses perceptions morales, qui présentent alors, dans une atmosphère exceptionnelle, un véritable phénomène de réfraction. L'homme qui, s'éiant livré longtemps à l'opium ou au haschisch, a pu trouver, affaibli comme il Tétait par l'habitude de son servage, l'énergie nécessaire pour se délivrer, m'apparaît comme un prisonnier évadé. Il m'inspire plus d'admiration que l'homme prudent qui L*HOMME-DIËU. 201 n'a jamais failli, ayant toujours eu soin d'éviter la tentation. Les Anglais se servent fréquemment, à pro- pos des mangeurs d'opium, de termes qui ne peuvent paraître excessifs qu'aux innocents à qui sont incon- nues les horreurs de cette déchéance : enchained , fettered, enslaved ! Chaînes, en effet, auprès desquelles toutes les autres, chaînes du devoir, chaînes de l'amour illégitime, ne sont que des trames de gaze et des tissus d'araignée I Épouvantable mariage de l'homme avec lui-même! « J'étais devenu un esclave de l'opium; il me tenait dans ses liens, et tous mes travaux et mes plans avaient pris la couleur de mes rêves, » dit l'époux de Ligeia ; mais, en combien de merveilleux passages Edgar Poe, ce poëte incomparable, ce philosophe non réfuté, qu'il faut toujours citer à propos des maladies mystérieuses de l'esprit, ne décrit-il pas les sombres et attachantes splendeurs de l'opium î L'amant de la lumineuse Bérénice, Égœus le métaphysicien, parle d'une altération de ses facultés, qui le contraint à donner une valeur anormale, monstrueuse, aux phéno- mènes les plus simples : « Réfléchir infatigablement de longues heures, l'attention rivée à quelque citation puérile sur la marge ou dans le texte d'un livre, — rester absorbé, la plus grande partie d'une journée d'été, dans une ombre bizarre, s'allongeant oblique- ment sur la tapisserie ou sur le plancher, — m'ou- blier une nuit entière à surveiller la flamme droite d'une lampe ou les braises du foyer, — rêver des jours entiers sur le parfum d'une fleur, — répéter d'une 202 LES PARADIS ARTIFICIELS. manière monotone quelque mot vulgaire, jusqu*à ce que le son, à force d'être répété, cessât de présenter à l'esprit une idée quelconque, — telles étaient quel- ques-unes des plus communes et des moins perni- cieuses aberrations de mes facultés mentales, aberra- tions qui, sans doute, ne sont pas absolument sans exemple, mais qui défient certainement toute explica- tion et toute analyse. » Et le nerveux Auguste Bedloe qui, chaque matin, avant sa promenade, avale sa dose d*opium, nous avoue que le principal bénéûce qu'il tire de cet empoisonnement quotidien est de prendre à toute chose, même à la plus triviale, un intérêt exa- géré : (( Cependant l'opium avait produit son effet accoutumé, qui est de revêtir tout le monde extérieur d'une intensité d'intérêt. Dans le tremblement d'une feuille, — dans la couleur d'un brin d'herbe, — dans la forme d'un trèfle, — dans le bourdonnement d'une abeille, — dans l'éclat d'une goutte de rosée, — dans le soupir du vent, — dans les vagues odeurs échap- pées de la forêt, — se produisait tout un monde d'in- spirations, une procession magnifique et bigarrée de pensées désordonnées et rapsodiques. » Ainsi s'exprime, par la bouche de ses personnages, le maître de l'horrible, le prince du mystère. Ces deux caractéristiques de l'opium sont parfaitement applicables au haschisch ; dans l'un comme dans l'autre cas, l'intelligence, libre naguère, devient esclave; mais le mot rapsodique, qui définit si bien un train de pen- sées suggéré et commandé par le monde extérieur et L*HOMHE-DIEU. 203 le hasard des cîrconstanœs, est d'une vérité plus vraie et plus terrible dans le cas du haschisch. Ici, le rai- sonnement n'est plus qu'une épave à la merci de tous les courants, et le train de pensées est infiniment plus accéléré et plus rapsodique. C'est dire, je crois, d'une manière suffisamment claire, que le haschisch est, dans son effet présent, beaucoup plus véhément que Fopium, beaucoup plus ennemi de la vie régulière, en un mot, beaucoup plus troublant. J'ignore si dix années d'intoxication par le haschisch amèneront des désastres ' égaux à ceux causés par dix années de régime d'opium; je dis que, pour l'heure présente et pour le lendemain, le haschisch a des résultats plus funestes; l'un est un séducteur paisible, l'autre un démon désordonné. Je veux, dans cette dernière partie, définir et ana- lyser le ravage moral causé par cette dangereuse et délicieuse gymnastique, ravage si grand, danger si profond, que ceux qui ne reviennent du combat que légèrement avariés, m* apparaissent comme des braves échappés de la caverne d'un Prêtée multiforme, des Orphées vainqueurs de l'Enfer. Qu'on prenne, si l'on veut, cette forme de langage pour une métaphore excessive, j'avouerai que les poisons excitants me sem- blent non-seulement un des plus terribles et des plus sûrs moyens dont dispose l'Esprit des Ténèbres pour enrôler et asservir la déplorable humanité, mais même une de ses incorporations les plus parfaites. Cette fois, pour abréger ma tâche et rendre mon analyse plus claire, au lieu de rassembler des anec- 204 LES PARADIS ARTIFICIELS. dotes éparses, j*accumulerai sur un seul personnage fictif une masse d'observations. J'ai donc besoin de supposer une àme de mon choix. Dans ses Confessions, De Quincey affirme avec raison que Topium, au lieu d'endormir l'homme, l'excite, mais qu'il ne l'excite que dans sa voie naturelle, et qu'ainsi, pour juger les merveilles de l'opium, il serait absurde d'en référer à un marchand de bœufs; car celui-ci ne rêvera que bœufs et pâturages. Or, je n'ai pas à décrire les lourdes fantaisies d'un éleveur enivré de haschisch; qui les lirait avec plaisir? qui consentirait à les lire? Pour idéaliser mon sujet, je dois en concentrer tous les rayons dans un cercle unique, je dois les polariser; et le cercle tragique où je les vais rassembler sera, comme je l'ai dit, une âme de mon choix, quelque chose d'analogue à ce que le xvin® siècle appelait Vhomme sensible, à ce que l'école romantique nommait Vhomine incompris, et à ce que les familles et la masse bourgeoise flétrissent généralement de l'épithète d'original. Un tempérament moitié nerveux, moitié bilieux, tel est le plus favorable aux évolutions d'une pareille ivresse ; ajoutons un esprit cultivé, exercé aux études de la forme et de la couleur; un cœur tendre, fatigué par le malheur, mais encore prêt au rajeunissement ; nous irons, si vous le voulez bien, jusqu'à admettre des fautes anciennes, et, ce qui doit en résulter dans une nature facilement excitable, sinon des remords positifs, au moins le regret du temps profané et mal rempli. Le goût de la métaphysique, la connaissance L'HOMME-DIEU. 205 des différentes hypothèses de la philosophie sur la destinée humaine, ne sont certainement pas des com- pléments inutiles, — non plus que cet amour de la vertu, de la vertu abstraite, stoïcienne ou mystique, qui est posé dans tous les livres dont l'enfance mo- derne fait sa nourriture, comme le plus haut sommet où une âme distinguée puisse monter. Si l'on ajoute à tout cela une grande finesse de sens que j'ai omise comme condition surérogatoire, je crois que j'ai ras- semblé les éléments généraux les plus communs de l'homme sensible moderne, de ce que l'on pourrait appeler la forme banale de l'originalité. Voyons main- tenant ce que deviendra cette individualité poussée à outrance par le haschisch. Suivons cette procession de l'imagination humaine jusque sous son dernier et plus splendide reposoir, jusqu'à la croyance de l'individu en sa propre divinité. Si vous êtes une de ces âmes, votre amour inné de la forme et de la couleur trouvera tout d'abord une pâture immense dans les premiers développements de votre ivresse. Les couleurs prendront une énergie inaccoutumée et entreront dans le cerveau avec une intensité victorieuse. Délicates, médiocres , ou même mauvaises, les peintures des plafonds revêtiront une vie effrayante ; les plus grossiers papiers peints qui tapissent les murs des auberges se creuseront comme de splendides dioramas. Les nymphes aux chairs écla- tantes vous regardent avec de grands yeux plus pro- fonds et plus limpides que le ciel et l'eau ; les person- IV. 12 206 LES PA'RADIS ARTIFICIELS. nages de Tantiquité , affublés de leurs costumes sacerdotaux ou militaires, échangent avec vous par le simple regard de solennelles confidences. La sinuosité des Jignes est un langage définitivement clair où vous lisez ragitation et le désir des âmes. Cependant se développe cet état mystérieux et temporaire de l'esprit» où la profondeur de la vie, hérissée de ses problèmes multiples» se révèle tout entière dans le spectacle, si naturel et si trivial qu'il soit, qu'on a sous les yeux, — où le premier objet venu devient symbole parlant. Fourier et Swedenborg, l'un avec ses analogies, l'autre avec ses correspondances, se sont incarnés dans le végétal et Tanimal qui tombent sous votre regard, et, au lieu d'enseigner par la voix, ils vous endoctrinent par la forme et par la couleur. L'intelligence de l'allé- gorie, prend en vous des proportions à vous-même in- connues; nous noterons, en passant, que l'allégorie, ce genre si spirituel, que les peintres maladroits nous ont accoutumés à mépriser, mais qui est vrai- ment l'une des formes primitives et les plus naturelles de la poésie, reprend sa domination légitime dans l'intelligence illuminée par l'ivresse. Le haschisch s'étend alors sur toute la vie comme un vernis ma- gique; il la colore en solennité et en éclaire toute la profondeur. Paysages dentelés, horizons fuyants, per- spectives de villes blanchies par la lividité cadavéreuse de l'orage ou illuminées par les ardeurs concentrées des soleils couchants, — profondeurs de l'espace, allé- gorie de la profondeur du temps, — la danse, le geste L'HOMME-DIEU. 207 OU la déclamation des comédiens, si vous vous êtes jeté dans un théâtre, — la première phrase venue, si vos yeux tombent sur un livre, — tout enfin, l'univer- salité des êtres se dresse devant vous avec une gtoire nouvelle non soupçonnée jusqu'alors, La grammaire, Taride grammaire elle-même, devient quelque chose comme une sorcellerie évocatoire ^ les mots ressus- citent revêtus de chair et d*os, le substantif, dans sa majesté substantielle, l'adjectif, vêtement transparent qui l'habille et le colore comme un glacis, et le verbe, ange du itiouvement, qui donne le branle à la phrase. La musique, autre langue chère aux paresseux ou aux esprits profonds qui cherchent le délassement dans la variété du travail, vous parle de vous-même et vous raconte le poëme de votre vie : elle s'incorpore à vous, et vous vous fondez en elle. Elle parle votre passion, non pas d'une manière vague et indéfinie, comme elle fait dans vos soirées nonchalantes, un jour d'opéra, mais d'une manière circonstanciée, positive, chaque mouvement du rhythme marquant un mouvement connu de votre âme, chaque note se transformant en mot, et le poëme entier entrant dans votre cerveau comme un dictionnaire doué de vie. Il ne faut pas croire que tous ces phénomènes se produisent dans l'esprit pêle-mêle, avec l'accent criard de la réalité et le désordre de la vie extérieure. L'œil intérieur transforme tout et donne à chaque chose le complément de beauté qui lui manque pour qu'elle soit vraiment digne de plaire. C'est aussi à cette phase 208 LES PARADIS ARTIFICIELS. essentiellement voluptueuse et sensuelle qu'il faut rapporter Tamour des eaux limpides, courantes ou stagnantes, qui se développe si étonnamment dans l'ivresse cérébrale de quelques artistes. Les miroirs deviennent un prétexte à cette rêverie qui ressemble à une soif spirituelle, conjointe à la soif physique qui dessèche le gosier, et dont j'ai parlé précédemment ; les eaux fuyantes, les jciix d'eau, les cascades harmo- nieuses, l'immensité bleue de la mer, roulent, chan- tent, dorment, avec un charme inexprimable. L'eau s'étale comme une véritable enchanteresse, et, bien que je ne croie pas beaucoup aux folies furieuses cau- sées par le haschisch, je n'affirmerais pas que la con- templation d'un gouffre limpide fût tout à fait sans danger pouf un esprit amoureux de l'espace et du cristal, et que la vieille fable de l'Ondine ne pût deve- nir pour l'enthousiaste une tragique réalité. Je crois avoir suffisamment parlé de l'accroissement monstrueux du temps et de l'espace, deux idées tou- jours connexes, mais que l'esprit affronte alors sans tristesse et sans peur. Il regarde avec un certain délice mélancolique à travers les années profondes, et s'en- fonce audacieusement dans d'infinies perspectives. On a bien deviné, je présume, que cet accroissement anor- mal et tyrannique s'applique également à tous les sen- timents et à toutes les idées : ainsi à la bienveillance ; j'en ai donné, je crois, un assez bel échantillon ; ainsi à l'amour. L'idée de beauté doit naturellement s'em- parer d'une place vaste dans un tempérament spirituel L'HOMME-DIEU. 209 tel que je Tai supposé. L'harmonie, le balancement des lignes, l'eurythmie dans les mouvements, appa- raissent au rêveur comme des nécessités, comme des devoirs, non-seulement pour tous les êtres de la créa- tion, mais pour lui-même, le rêveur, qui se trouve, à cette période de la crise, doué d'une merveilleuse apti- tude pour comprendre le rhythme immortel et uni- versel. Et si notre fanatique manque de beauté per- sonnelle, ne croyez pas qu'il souffre longtemps de Taveu auquel il est contraint, ni qu'il se regarde comme une note discordante dans le monde d'harmonie et de beauté improvisé par son imagination. Les so- phisraes du haschisch sont nombreux et admirables, tendant généralement à l'optimisme, et l'un des prin- cipaux, le plus efficace, est celui qui transforme le. désir en réalité. Il en est de même sans doute dans maint cas de la vie ordinaire, mais ici avec combien plus d'ardeur et de subtilité I D'ailleurs, comment un être si bien doué pour comprendre l'harmonie, une sorte de prêtre du Beau, pourrait-il faire une exception et une tache dans sa propre théorie ? La beauté morale et sa puissance, la grâce e,t ses séductions, l'éloquence et ses prouesses, toutes ces idées se présentent bientôt comme des correctifs d'une laideur indiscrète, puis comme des consolateurs, enfm comme des adulateurs parfaits d'un sceptre imaginaire. Quant à l'amour, j'ai entendu bien des personnes animées d'une curiosité de lycéen, chercher à se ren- seigner auprès de celles à qui était familier l'usage du 42. 210 LES PARADIS ARTIFICIELS. haschisch. Que peut être cette ivresse de Tamour, déjà si puissante à son état naturel, quand elle est enfermée dans l'autre ivresse, comme un soleil dans un soleil? Telle est la question qui se dressera dans une foule d'esprits que j'appellerai les badauds du monde intel- lectuel. Pour répondre à un sous-entendu déshonnête, à cette partie de la question qui n'ose pas se produire, je renverrai le lecteur à Pline, qui a parlé quelque part des propriétés du chanvre de façon à dissiper sur ce sujet bien des illusions. On sait, en outre, que l'atonie est le résultat le plus ordinaire de l'abus que les hommes font de leurs nerfs et des substances propres à les exciter. Or, comme il ne s'agit pas ici de puissance effective, mais d'émotion ou de suscep- tibilité, je prierai simplement le lecteur de considérer que l'imagination d'un homme nerveux, enivré de haschisch, est poussée jusqu'à un degré prodigieux, aussi peu déterminable que la force extrême possible du vent dans un ouragan, et ses sens subtilisés à un point presque aussi difficile à définir. Il est donc per- mis de croire qu'une caresse légère, la plus innocente de toutes, une poignée de main, par exemple, peut avoir une valeur centuplée par l'état actuel de l'âme et des sens, et les conduire peut-être, et très-rapide- ment, jusqu'à cette syncope qui est considérée par les vulgaires mortels comme le summum du bonheur. Mais que le haschisch réveille, dans une imagination souvent occupée des choses de l'amour, des souvenirs tendres, auxquels la douleur et le malheur donnent L'HOMME-DIEU. 211 même un lustre nouveau, cela est indubitable. Il n'est pas moins certain qu'une forte dose de sensualité se mêle à ces agitations de l'esprit; et d'ailleurs il n'est pas inutile de remarquer, ce qui suffirait à constater sur ce point l'immoralité du haschisch, qu'une secte d'Ismaîlites (c'est des Ismaïlites que sont issus les Assassins) égarait ses adorations bien au delà de l'im- partial Lingam, c'est-à-dire jusqu'au culte absolu et exclusif de la moitié féminine du symbole. Il n'y aurait rien que de naturel, chaque homme étant la représen- tation de l'histoire, de voir une hérésie obscène, une re- ligion monstrueuse se produire dans un esprit qui s'est lâchement livré à la merci d'une drogue infernale, et qui sourit à la dilapidation de ses propres facultés. Puisque nous avons vu se manifester dans l'ivresse du haschisch une bienveillance singulière appliquée même aux inconnus, une espèce de philanthropie plu- tôt faite de pitié que d'amour (c'est ici que se montre le premier germe de l'esprit satanique qui se dévelop- pera d'une manière extraordinaire), mais qui va jus- qu'à la crainte d'affliger qui que ce soit, on devine ce que peut devenir la sentimentalité localisée, appliquée à une personne chérie, jouant ou ayant joué un rôle important dans la vie morale du malade. Le culte, l'adoration, la prière, les rêves de bonheur se pro- jettent et s'élancent avec l'énergie ambitieuse et l'éclat d'un feu d'artifice ; comme la poudre et les matières colorantes du feu^ ils éblouissent et s'évanouissent dans les ténèbres^ Il n'est sorte de combinaison sentimentale 212 LES PARADIS ARTIFICIELS. à laquelle ne puisse se prêter le souple amour d'un esclave du haschisch. Le goût de la protection, un sen- timent de paternité ardente et dévouée peuvent se mêler à une sensualité coupable que le haschisch saura toujours excuser et absoudre. Il va plus loin, en- core. Je suppose des fautes commises ayant laissé dans Tâme des traces amères, un mari ou un amant ne con- templant qu'avec tristesse (dans son état normal) un passé nuancé d'orages; ces amertumes peuvent alors se changer en douceurs; le besoin de pardon rend l'imagination plus habile et plus suppliante, et le re- mords lui-même, dans ce drame diabolique qui ne s'exprime que par un long monologue, peut agir comme excitant et réchauffer puissamment l'enthou- siasme du cœur. Oui, le remords I Avais-je tort de dire que le haschisch apparaissait, à un esprit vraiment philosophique, comme un parfait instrument sata- nique? Le remords, singulier ingrédient du plaisir, est bientôt noyé dans la délicieuse contemplation du re- mords, dans une espèce d'analyse voluptueuse; et cette analyse est si rapide, que l'homme, ce diable na- turel, pour parler comme les Swedenborgiens, ne s'aperçoit pas combien elle est involontaire, et com- bien, de seconde en' seconde, il se rapproche de la per- fection diabolique. 11 admire son remords et il se glo- rifie, pendant qu'il est en train de perdre sa liberté. Voilà donc mon homme supposé, l'esprit de mon choix, arrivé à ce degré de joie et de sérénité où il est contraint de s'admirer lui-même. Toute contradictioa L'HOMME-DIEU. 213 s*efface, tous les problèmes philosophiques deviennent limpides, ou du moins paraissent tels. Tout est matière à jouissance. La plénitude de sa vie actuelle lui inspire un orgueil démesuré. Une voix parle en lui (hélas ! c'est la sienne) qui lui dit : « Tu as maintenant le droit de te considérer comme supérieur à tous les hommes ; nul ne connaît et ne pourrait comprendre tout ce que lu penses et tout ce que tu sens ; ils seraient même incapables d'apprécier la bienveillance qu'ils t'inspi- rent. Tu es un roi que les passants méconnaissent, et qui vit dans la solitude de sa conviction : mars que t'importe? Ne possèdes-tu pas ce mépris souverain qui rend l'âme si bonne ? » Cependant nous pouvons supposer que de temps à autre un souvenir mordant traverse et corrompt ce bonheur. Une suggestion fournie par l'extérieur peut ranimer un passé désagi'éable à contempler. De com- bien d'actions sottes ou viles le passé n'est-il pas rem- pli, qui sont véritablement indignes de ce roi de la pensée et qui en souillent la dignité idéale? Croyez que l'homme au haschisch affrontera courageuse|nent ces fantômes pleins de reproches, et même qu'il saura tirer de ces hideux souvenirs de nouveaux éléments de plaisir et d'orgueil. Telle sera l'évolution de son raisonnement : la première sensation de douleur pas- sée, il analysera curieusement cette action ou ce sen- timent dont le souvenir a troublé sa glorification actuelle, les motifs qui le faisaient agir alors, les cir- constances dont il était environné, et s'il ne trouve 214 LES PARADIS ARTIFICIELS. pas dans ces circonstances des raisons suffisantes, sinon pour absoudre, au moins pour atténuer son pé- ché, n'imaginez pas qu'il se sente vaincu ! J'assiste à son raisonnement comme au jeu d'un mécanisme sous une vitre transparente : « Cette action ridicule, lâche ou vile, dont le souvenir m'a un moment agité, est en complète contradiction avec ma vraie nature, ma na- ture actuelle, et l'énergie même avec laquelle je la condamne, le soin inquisitorial avec lequel je l'analyse et je la juge, prouvent mes hautes et divines aptitudes pour la vertu. Combien trouverait-on dans le monde d'hommes aussi habiles pour se juger, aussi sévères pour se condamner ? » Et non-seulement il se con- damne, mais il se glorifie. L'horrible souvenir ainsi absorbé dans la contemplation d'une vertu idéale, d'une charité idéale^ d'un génie idéal, il se livre can- didement à sa triomphante 'orgie spirituelle. Nous avons vu que, contrefaisant d'une manière sacrilège le sacrement de la pénitence, à la fois pénitent et confesseur, il s'était donné une facile absolution, ou, pis encore, qu'il avait tiré de sa condamnation une nouvelle pâture pour son orgueil. Maintenant, de la contemplation de ses rêves et de ses projets de vertu, il conclut à son aptitude pratique à la vertu ; l'énergie amoureuse avec laquelle il embrasse ce fantôme de vertu lui paraît une preuve suffisante, péremptoire, de l'énergie virile néces^ire pour l'accomplissement de son idéal. Il confond complètement le rêve avec l'ac- tion, et son imagination s'échauffant de plus en plus L'HOMME-DIEU. 215 devant le spectacle enchanteur de sa propre nature corrigée et idéalisée, substituant cette image fascina- trice de lui-même à son réel individu, si pauvre en volonté, si riche en vanité, il finit par décréter son apothéose en ces termes nets et simples, qui contien- nent pour lui tout un monde d'abominables jouis- sances : « Je suis le plus vertueux de tous les hommes I » Cela ne vous fait-il pas souvenir de Jean-Jacques, qui, lui aussi, après s'être confessé à l'univers, non sans une certaine volupté, a osé pousser le même cri de triomphe (ou du moins la différence est bien petite) avec la même sincérité et la même conviction? L'en- thousiasme avec lequel il admirait la vertu, l'attendris- sement nerveux qui remplissait ses yeux de larmes, à la vue d'une belle action ou à la pensée de toutes les belles actions qu'il aurait voulu accomplir, suffisaient pour lui donner une idée superlative de sa valeur mo- rale. Jean-Jacques s'était enivré sans haschisch. Suivrai-je plus loin l'analyse de cette victorieuse mo- nomanie? Expliquerai-je comment, sous l'empire du poison, mon homme se fait bientôt centre de l'univers? comment il devient l'expression vivante et outrée du proverbe qui dit que la passion rapporte tout à elle? Il croit à sa vertu et à son génie; ne devine-t-on pas la fin? Tous les objets environnants sont autant de sug- gestions qui agitent en lui un monde de pensées, toutes plus colorées, plus vivantes, plus subtiles que jamais, et revêtues d'un vernis magique. « Ces villes magnifiques, se dit-il, où les bâtiments superbes sont 210 LES PARADIS ARTIFICIELS. échelonnés comme dans les décors, — ces beaux na- vires balancés par les eaux de la rade dans un désœu- vrement nostalgique, et qui ont Tair de traduire notre pensée : Quand partons-nous pour le bonheur? — ces musées qui regorgent de belles formes et de couleurs enivrantes, — ces bibliothèques où sont accumulés les travaux de la Science et les rêves de la Muse, — ces instruments rassemblés qui parlent avec une seule voix, — ces femmes enchanteresses, plus charmantes encore par la science de la parure et l'économie du re- gard, — toutes ces choses ont été créées pour moi, pour moi, pour moi ! Pour moi, l'humanité a travaillé, a été martyrisée, immolée, — pour servir de pâture, de pabulum, à mon implacable appétit d'émotion, de con- naissance et de beauté! » Je saute et j'abrège. Per- sonne ne s'étonnera qu'une pensée finale, suprême, jaillisse du cerveau du rêveur : « Je suis devenu Dieu! » qu'un cri sauvage, ardent, s'élance de sa poitrine avec une énergie telle, une telle puissance de projection, que, si les volontés et les croyances d'un homme ivre avaient une vertu efficace, ce cri culbuterait les anges disséminés dans les chemins du ciel : Je suis un Dieu I » Mais bientôt cet ouragan d'orgueil se trans- forme en une température de béatitude calme, muette, reposée, et l'universalité des êtres se présente colorée et comme illuminée par une aurore sulfureuse. Si par hasard un vague soiwenir se glisse dans l'âme de ce déplorable bienheureux : N'y aurait-il pas. un autre Dieu ? croyez qu'il se redressera devant celui-là, qu'il L*H0MME-D1EU. 217 discutera se& volontés et qu'il l'affrontera sans terreur. Quel est le philosophe français qui, pour railler les doctrines allemandes modernes, disait : u Je suis un dieu qui ai mal dîné ? » Cette ironie ne mordrait pas sur un esprit enlevé par le haschisch ; il répondrait tranquillement : a II est possible que j'aie mal dîné, mais je suis un Dieu. » IV. 13 218 LES PÂHADIS ARTIFICIELS. MORALE Mais le lendemain ! le terrible lendemain ! tous les organes relâchés, fatigués, les nerfs détendus, les titil- lantes envies de pleurer, l'impossibilité de s'appliquer à un travail suivi, vous enseignent cruellement que vous avez joué un jeu défendu. La hideuse nature, dépouillée de son illumination de la veille, ressemble aux mélanco- liques débris d'une fête. La volonté surtout est atta- quée, de toutes les facultés la plus précieuse. On dit, et c'est presque vrai, que cette substance ne cause au- cun mal physique, aucun mal grave, du moins. Mais peut-on affirmer qu'un homme incapable d'action, et propre seulement aux rêves, se porterait vraiment bien, quand môme tous ses membres seraient en bon état? Or, nous connaissons assez la nature humaine pour savoir qu'un homme qui peut, avec une cuillerée de confiture, sç procurer instantanément tous les biens du ciel et de la terre, n'en gagnera jamais la millième partie par le travail. Se figure-t-on un État dont tous les citoyens s'enivreraient de haschisch? Quels citoyens ! quels guerriers ! qu^ls législateurs ! MORALE. 31U Même en Orient, où Tusage en e^ si répandu, il y a des gouvernements qui ont côoipris b néœssité de le proscrire. En effet, il est défendu à ThcttHiie, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle, de dé* ranger les conditions primordiales de son existence et de rompre l'équilibre de ses facultés avec les milieux où elles sont destinées à se mouvoir, en un mot, de déranger son destin pour y substituer une fatalité d'un nouveau genre. Souvenons-nous de Melmoth, cet ad- mirable emblème. Son épouvantable souffrance gît dans la disproportion entre ses merveilleuses facultés, acquises instantanément par un pacte satanique, et le milieu où, comme créature de Dieu, il est condamné à vivre. Et aucun de ceux qu'il veut séduire ne consent à lui acheter, aux mêmes conditions, son terrible pri- vilège. En- effet, tout homme qui n'accepte pas les con- ditions de la vie, vend son âme. 11 est facile de saisir le rapport qui existe entre les créations sataniques des poètes et les créatures vivante^ qui se sont vouées aux excitants. L'homme a voulu être Dieu, et bientôt le voilà, en vertu d'une loi morale incontrôlable, tombé plus bas que sa nature réelle. C'est une âme qui se vend en détail. Balzac pensait sans doute qu'il n'est pas pour l'homme de plus grande honte ni de plus vive souf- france que l'abdication de sa volonté. Je l'ai vu une fois, dans une réunion où il était question des effets prodigieux du haschisch. 11 écoutait et questionnait avec une attention et une vivacité amusantes. Les per- 220 LES PARADIS ARTIFICIELS. sonnes qui Tont connu devinent qu'il devait être inté- ressé. Mais ridée de penser malgré lui-même le choquait vivement. On lui présenta du dawamesk; il l'examina, le flaira et le rendit sans y toucher. La lutte entre sa curiosité presque enfantine et sa répu^ gnance pour l'abdication se trahissait sur son visage expressif d'une manière frappante* L'amour de la dignité l'emporta. En effet, il est difficile de se figurer le théoricien de la volonté, ce jumeau spirituel de Louis Lambert, consentant à perdre une parcelle de cette précieuse substance^ Malgré les admirables services qu'ont rendus l'éther et le chloroforme, il me semble qu'au point de vue de la philosophie spiritualiste la même flétrissure morale s'applique à toutes les inventions modernes qui tendent à diminuer la liberté humaine et l'indispensable dou- leur. Ce n'est pas sans une certaine admiration que j'entendis une fois le paradoxe d'un officier qui me racontait l'opération cruelle pratiquée sur un général français à El-Aghouat, et dont celui-ci mourut malgré le chloroforme. Ce général était un homme très-brave, et même quelque chose de plus, une de ces âmes à qui s'applique naturellement le terme : chevaleresque, « Ce n'était pas, me disait-il, du chloroforme qu'il lui fallait, mais les regards de toute l'armée et la musique des régiments. Ainsi peut-être il eût été sauvé I » Le chirurgien n'était pas de l'avis de cet officier; mais l'aumônier aurait sans doute admiré ces sentiments* 11 est vraiment superflu après toutes ces considéra MORALE. 221 lions, d'insister sur le caractère immoral du haschisch. Que je le compare au suicide, à un suicide lent, à une arme toujours sanglante et toujours aiguisée, aucun esprit raisonnable n'y trouvera à redire. Que je l'assi- mile à la sorcellerie, à la magie, qui veulent, en opé* rant sur la matière, et par des arcanes dont rien ne prouve la fausseté non plus que Tefiicacité , conquérir une domination interdite à Thomme ou permise seu- lement à celui qui en est jugé digne, aucune âme phi- losophique ne blâmera cette comparaison. Si l'Église condamne la magie et la sorcellerie, c'est qu'elles mi- litent contre les intentions de Dieu, qu'elles suppriment le travail du temps et veulent rendre superflues les conditions de pureté et de moralité; et qu'elle, l'Église, ne considère comme légitimes, comme vrais, que les trésors gagnés par la bonne intention assidue. Nous appelons escroc le joueur qui a trouvé le moyen de jouer à coup sûr ; comment nommerons-nous l'homme qui veut acheter, avec un peu de monnaie, le bonheur et le génie? C'est l'infaillibilité même du moyen qui en constitue l'immoralité, comme l'infaillibilité sup- posée de la magie lui impose son stigmate infernal. Ajouterai-je que le haschisch, comme toutes les joies solitaires, rend l'individu inutile aux hommes et la société superflue pour l'individu, le poussant à s'admi- rer sans cesse lui-même et le précipitant jour à jour vers le gouffre lumineux où il admire sa face de Nar- cisse? Si encore, au prix de sa dignité, de son honnêteté 3i2 LES PARADIS ARTIFICIELS. et de son libre arbitre, l'homme pouvait tirer du haâ< chisch de grands bénéfices spirituels, en faire une espèce de machine à penser, un instrument fécond? C'est une question que j'ai souvent entendu poser, et j'y réponds. D'abord, comme je l'ai longuement expli- qué, lé haschisch ne révèle à l'individu rien qiie i'indi- vidu lui-même. Il est vrai que cet individu est pour ainsi dire cubé et poussé à l'extrême, et comme il est également certain que la mémoire dés impressions survit à l'orgie, l'espérance de ces utilitaires né paraît pas au premier aspect tout à fait dénuée de raison. Mais je les prierai d'observer que les pensées, dont ils comptent tirer un si grand parti, ne sont pas réel- lement aussi belles qu'elles le paraissent sous leur travestissement momentané et recouvertes d'oripeaux magiques. Elles tiennent de la terre plutôt que du ciel, et doivent une grande partie de leur beauté à l'agita- tion nerveuse, à l'avidité avec laquelle l'esprit se jette sur elles. Ensuite cette espérance est un cercle vi- cieux : admettons un instant que le haschisch donne, ou du moins augmente le génie, ils oublient qu'il est de la nature du haschisch de diminuer la volonté, et qu'ainsi il accorde d'un côté ce qu'il retire de l'autre, c'est-à-dire l'imagination sans la faculté d'en profiter. Enfin il faut songer, en supposant un homme assez adroit et assez vigoureux pour se soustraire à cette alternative, à un autre danger, fatal, terrible, qui est celui de toutes les accoutumances. Toutes se transfor- ment bientôt en nécessités. Celui qui aura recours à un MORALE. 223 poison pour penser ne pourra bientôt plus penser sans poison. Se Ogure-t-on le sort affreux d'un homme dont l'imagination paralysée ne saurait plus fonctionner sans le secours du haschisch ou de Topium ? Dans les études philosophiques, l'esprit humain, imitant la marche des astres, doit suivre une courbe qui le ramène à son point de départ. Conclure, c'est fermer un cercle. Au commencement j'ai parlé de cet état merveilleux, où l'esprit de l'homme se trouvait quelquefois jeté comme par une grâce spéciale ; j'ai dit qu'aspirant sans cesse à réchauffer ses espérances et à s'élever vers l'infini, il montrait, dans tous les pays et dans tous les temps, un goût frénétique pour toutes les substances, même dangereuses, qui, en exaltant sa personnalité, pouvaient susciter un instant à ses yeux ce paradis d'occasion, objet de tous ses désirs, et enfm que cet esprit hasardeux, poussant, sans le sa- voir, jusqu'à l'enfer, témoignait ainsi de sa grandeur originelle. Mais l'homme n'est pas si abandonné, si privé de moyens honnêtes pour gagner le ciel, qu'il soit obligé d'invoquer la pharmacie et la sorcellerie ; il n'a pas J)esoin de vendre son âme pour payer les caresses enivrantes et l'amitié des houris. Qu'est-ce qu'un paradis qu'on achète au prix de son salut éter- nel? Je me figure un homme (dirai-je un brahmane, un poète, ou un philosophe chrétien?) placé sur l'Olympe ardu de la spiritualité; autour de lui les Muses de Raphaël ou de Mantegna, pour le consoler de ses longs jeûnes et de ses prières assidues, combinent 224 LES PARADIS ARTIFICFELS. les danses les plus nobles, le regardent avec leurs plus doux yeux et leurs sourires les plus éclatants; le divin Apollon, ce maître en tout savoir (celui de Francavilla, d'Albert Durer, de Goltzius ou de tout autre, qu'im- porte? N'y a-t-il pas un Apollon, pour tout homme qui le mérite?), caresse de son archet ses cordes les plus vibrantes. Au-dessous de lui, au pied de la montagne, dans les ronces et dans la boue, la troupe des humains, la bande des itotes, simule les grimaces de la jouis- sance et pousse des hurlements que lui arrache la morsure du poison ; et le poëte attristé se dit : « Ces infortunés qui n'ont ni jeûné, ni prié, et qui ont re- fusé la rédemption par le travail, demandent à la noire magie les moyens de s'élever, d'un seul coup, à l'existence surnaturelle. La magie les dupe et elle allume pour eux un faux bonheur et une fausse lu- mière; tandis que nous, poètes et philosophes, nous avons régénéré notre âme par le travail successif et la contemplation; par l'exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l'intention, nous avons créé à notre usage un jardin de vraie beauté. Confiants dans la parole qui dit que la foi transport^ les mon- tagnes, nous avons accompli le seul miracle dont Dieu nous ait octroyé la licence ! » UN MANGEUR D'OPIUM 13, UiN MANGEUR D'OPIUM PRÉGADTlOiNS ORATOIRES « juste, subtil et puissant opium 1 Toi qui, au cœur du pauvre comme du riche, pour les blessures qui ne se cicatriseront jamais et pour les angoisses qui in- duisent l'esprit en rébellion, apportes un baume adou- cissant; éloquent opium! toi qui, par ta puissante rhétorique, désarmes les résolutions de la rage, et qui, pour une nuit, rendç à l'homme coupable les espé- rances de sa jeunesse et ses anciennes mains pures de sang; qui, à l'homme orgueilleux, donnes un oubli passager ' Des torts non redressés et des insultes non vengées; qui cites les faux témoins au tribunal des rêves, pour le triomphe de rinnocence immolée; qui confonds h^ t . • V-s '228 LES PARADIS ARTIFICIELS. parjure ; qui annules les sentences des juges iniques ; — tu bâtis sur le sein des ténèbres, avec les maté- riaux imaginaires du cerveau, avec un art plus profond que celui de Phidias et de Praxitèle, des cités et des temples qui dépassent en splendeur Babylone et Héka- tompylos ; et du chaos d*un sommeil plein de songes tu évoques à la lumière du soleil les visages des beau- tés depuis longtemps ensevelies, et les physionomies familières et bénies, nettoyées des outrages de la tombe. Toi seul, tu donnes à l'homme ces trésors, et tu possèdes les clefs du paradis, ô juste, subtil et. puis- sant opium ! » — Mais, avant que l'auteur ait trouvé Taudace de pousser, en l'honneur de son cher opium , ce cri violent comme la reconnaissance de l'amour, que de ruses, que de précautions oratoires I D'abord, c'est l'allégation éternelle de ceux qui ont à faire des aveux compromettants, presque décidés cependant à s'y complaire : « Grâce à l'application que j'y ai mise, j'ai la con- fiance que ces mémoires ne seront pas simplement in- téressants, mais aussi, et à un degré considérable, utiles et instructifs. C'est positivement dans cette espé- rance que je les ai rédigés par écrit, et ce sera mon excuse pour avoir rompu cette délicate et honorable réserve, qui empêche la plupart d'entre nous de faire une exhibition publique de nos propres erreurs et in- firmités. Rien, il est vrai, n'est plus propre à révolter le sens anglais, que le spectacle d'un être humain, imposant à notre attention ses cicatrices et ses ulcères PRÉCAUTIONS ORATOIRES. 229 moraux, et arrachant cette pudique draperie dont le temps ou rindulgence pour la fragilité humaine avait consenti è les revêtir. » En effet, ajoute-t-il, généralement le crime et la mi- sère reculent loin du regard public, et même dans le cimetière, ils s'écartent de la population commune, comme s'ils abdiquaient humblement tout droit à la camaraderie avec la grande famille humaine. Mais, dans le cas du Mangeur dopium, il n'y a pas crime, il n'y a que faiblesse, et encore faiblesse si facile à excu- ser! ainsi qu'il le prouvera dans une biographie préli- minaire ; ensuite le bénéûce résultant pour autrui des notes d'une expérience achetée à un prix si lourd peut compenser largement la violence faite à la pudeur morale et créer une exception légitime. Dans cette adresse au lecteur nous trouvons quel- ques renseignements sur le peuple mystérieux des mangeurs d'opium, cette nation contemplative perdue au sein de la nation active. Ils sont nombreux, et plus qu'on ne le croit. Ce sont des professeurs, ce sont des philosophes, un lord placé dans la plus haute situation, un sous-secrétaire d'État; si des cas aussi nombreux, pris dans la haute classe de la société, sont venus, sans avoir été cherchés, à la connaissance d'un seul indi- vidu, quelle statistique effroyable ne pourrait-on pas établir sur la population totale de l'Angleterre! Trois pharmaciens de Londres, dans des quartiers pourtant reculés, affirment (en 1821) que le nombre des ama- teurs d'opium est immense, et que la difficulté de 230 LEa PARADIS ARTIFICIELS. distinguer les personnes qui en ont fait une sorte d'hygiène de celles qui veulent* s'en procurer dans un but coupable est pour eux une source d'embarras quo* tidiens. Mais Tôpium est descendu visiter les limbes de la société, et à Manchester, dans l'après-midi du sa- medi, les comptoirs des droguistes sont couverts de pilules préparées en prévision des demandes du soir. Pour .les ouvriers des manufactures l'opium est une volupté économique; car l'abaissement des salaires peut faire de l'aie et des spiritueux une orgie cofi- teuse. Mais ne croyez pas, quand le salaire remontera, que l'ouvrier anglais abandonne l'opium pour retour- ner aux grossières Joies de l'alcool. La fascination est opérée ; la volonté est domptée ; le souvenir de la jouissance exercera son éternelle tyrannie. Si des natures grossières et abêties par un travail journalier et sans charme peuvent trouver dans l'opium de vastes consolations, quel en sera donc Teffet sur un esprit subtil et lettré, sur une imagination ardente et cultivée, surtout si elle a été prématurément labourée par la fertilisante douleur, •— sur un cerveau marqué par la rêverie fatale, touched withpensîv&ness, pour me servir de l'étonnante expression de mon auteur? Tel est le sujet du merveilleux livre que je déroulerai comme une tapisserie fantastique sous les yeux du lecteur. J'abrégerai sans doute beaucoup ; De Ouincey est essentiellement digressif ; l'expression humoùrist peut lui être appliquée plus convenablement qyi'à tout antre; il compare, en un endroit, sa pensée à . un PRÉCAUTIONS ORATOIRES. n\ "thyrse, simple bâton qui tire toute sa physionomie et tout son charme du feuillage compliqué qui Tenve- loppe. Pour que le lecteur né perde rien des tableaux émouvants qui composent la substance de son volume, Tespace dont je dispose étant restreint, je serai obligé, à mon grand regret, dé supprimer bien des hors- d'œuvre très-amusants, bien des dissertations exquises, qui n'ont pas directement trait à Topium, mais ont sim- plement pour but d^illuslrer le caractère du mangeur d'opium. Cependant le livre est assez vigoureux pour se faire deviner, même sous cette enveloppe succincte, même à Tétat de sjmple extrait. L'ouvrage {Confessions of an english opiam-eatei\ heing an extract from the life of a scholar) est divisé en deux parties : l'une, Confessions ; l'autre, son complé- ment, Suspiria de profanais. Chacune se partage en différentes subdivisions , dont j'omettrai quelques- unes, qui sont comme des corollaires ou des appen- dices. La division de la première partie est parfaite- ment simple et logique, naissant du sujet lui-même : Confessions préliminaires ; Voluptés de l* opium; Tor- tures de l'opium. Les Confessions préliminaires, sur les- quelles j'ai à m'étendre un peu longuement, ont un but facile à deviner. Il faut que le personnage soit connu, qu'il se fasse aimer, a^récier du lecteur. L'auteur, qui a entrepris d'intéresser vigoureusement l'attention avec un sujet en apparence aussi monotone que la description d'une ivresse, tient vivement à montrer jusqu'à quel point il est excusable; il veut créer pour 232 LES PARADIS ARTIFICIELS. sa personne une sympathie dont profitera tout Tou* vrage. Enfin, et ceci est très-Important, le récit de certains accidents, vulgaires peut-être en eux-mêmes, mais graves et sérieux en raison de la sensibilité de celui qui les a supportés, devient, pour ainsi dire, la clef des sensations et des visions extraordinaires qui assiégeront plus tard son cerveau. Maint vieillard, penché sur une table de cabaret, se revoit lui-même vivant dans un entourage disparu; son ivresse est faite de sa jeunesse évanouie. De même, les événe- ments racontés dans les Confessions usurperont une part importante dans les visions postérieures. Ils res- susciteront comme ces rêves qui ne sont que les souve- nirs déformés ou transfigurés des obsessions d'une journée laborieuse. CONFESSIONS PRÉLIMINAIRES. 233 II CONFESSIONS PRÉLIMINAIRES Non, ce ne fut pas pour la recherche d'une volupté coupable et paresseuse qu'il commença à user de l'opium, mais simplement pour adoucir les tortures d^'estomac nées d'une habitude cruelle de la faim. Ces angoisses de la famine datent de sa première jeunesse, et c'est à l'âge de vingt-huit ans que le mal et le remède font leur première apparition dans sa vie, après une période assez lojigue de bonheur, de sécurité et de bien-être. Dans quelles circonstances se produisirent ces angoisses fatales, c'est ce qu'on va voir. Le futur mangeur (Fopium avait sept ans quand son père mourut, le laissant à des tuteurs qui lui firent faire sa première éducation dans plusieurs écoles. De très-bonne heure il se distingua par ses aptitudes litté- raires, particulièrement par une connaissance préma- turée de la langue grecque. A treize ans, il écrivait en grec ; à quinze, il pouvait non-seulement composer des vers grecs en mètres lyriques, mais même converser en grec abondamment et sans embarras, faculté qu'il devait à une habitude journalière d'improviser en grec 23i LES PARADIS ARTIFICIELS. une traduction des journaux anglais. La nécessité de trouver dans sa mémoire et son imagination une foule de périphrases pour exprimer par une langue morte des idées et des images absolument modernes, avait créé pour lui un dictionnaire toujours prêt, bien autre- ment complexe et étendu que celui qui résulte de la vulgaire patience des thèmes purement littéraires. (( Ce garçon-là, disait un de ses maîtres en le dési- gnant à un étranger, pourrait haranguer une foule athénienne beaucoup mieux que vous ou moi une foule anglaise. » Malheureusement notre helléniste précoce fut enlevé à cet excellent maître; et, après avoir passé par les mains d'un grossier pédagogue tremblant tou- jours que l'enfant ne se fît le redresseur de son igno- rance, il fut remis aux soins d'un bon et solide pro- fesseur, qui, lui aussi, péchait par le manque d'élégance et ne rappelait en rien l'ardente et étincelante érudition du premier. Mauvaise chose, qu'un enfant puisse juger ses maîtres et se placer au-dessus d'eux. On traduisait Sophocle, et, avant l'ouverture de la classe, le zélé pro- fesseur, Varchididascalus, se préparait avec une gram- maire et un lexique à la lecture des chœurs, purgeant à*r avance sa leçon de toutes les hésitations et de toutes les difficultés. Cependant le jeune homme (il touchait à ses dix-sept ans) brûlait d'aller à l'université, et c'était en vain qu'il tourmentait ses tuteurs à ce sujet. • L'un d'eux, homme bon et raisonnable, vivait fort loin. Sur les trois autres, deux avaient remis toute leur autorité entre les mains dii quatrième ; et celui- CONTESSIONS PB^CLIMINAIRES. 235 là nous est dépeint comme le mentor le plus entêté du ràonde et le plus amoureux de sa. propre volonté. Notre aventureux jeune homme prend un grand parti; il fuira Técole. Il écrit à une charmante et excellente femme, une amie de sa famille sans doute, qui l'a tenu enfant sur ses genoux, pour lui demander cinq guinées. Une réponse pleine de grâce maternelle arrive bientôt, avec lé double de la somme demandée. Sa bourse d^écolier contenait encore deux guinées, et douze gui- nées représentent une foi tune infinie pour un enfant qui lie connaît pas les nécessités journalières de la vie. Il ne s'agit plus que d'exécuter la fuite. Le morceau suivant est un de ceux que je ne peux pas me résigner à abréger. Il est bon d'ailleurs que le lecteur puisse de temps en temps goûter par lui-même la manière péné- trante et féminine de l'auteur. « Le docteur Johnson fait une observation fort ji:ste (et pleine de sentiment, ce que malheureusement on né peut pas dire de toutes ses observations), c'est que nous né faisons jamais sciemment pour la dernière fois, sans une tristesse au cœur, ce que nous avons depuis longtemps accoutumance de faire. Je sentis pirofondément cette vérité, quand j'en vins à quitter un lieu que je n'aimais pas et où je n'avais pas été heureux. Le soir qui précéda le jour où je devais le fuir pour jamais, j'entendis avec tristesse résonner dans la vieille et haute salle de la classe la prière du soir; car je l'entendais pour la dernière fois; et la nuit venue, quand on fit l'appel, mon nom ayant été. 236 LES PARADIS ARTIFICIELS. comme d'habitude, appelé le premier, je m'avançai, et, passant devant le principal qui était présent, je le saluai; je le regardais curieusement au visage, et je pensais en moi-même : Il est vieux et infirme, et je ne le reverrai plus en ce monde I J'avais raison, car je ne l'ai pas revu et je ne le reverrai jamais. Il me regarda complaisamment, avec un bon sourire, me rendit mon salut, ou plutôt mon adieu, et nous nous quittâmes, sans qu'il s'en doutât, pour toujours. Je ne pouvais pas éprouver un profond respect pour son intelligence; mais il s'était toujours montré bon pour moi ; il m'avait accordé maintes faveurs, et je souffrais à la pensée de la mortification que j'allais lui infliger* « Le matin arriva, où je devais me lancer sur la mer du monde, matin d'où toute ma vie subséquente a pris, en grande partie, sa couleur. Je logeais dans la maison du principal, et j'avais obtenu, dès mon arrivée, la faveur d'une chambre particulière, qui me servait également de chambre à coucher et de cabinet de tra- vail. A trois heures et demie, je me levai, et je consi- dérai avec une profonde émotion les anciennes tours de..., parées des premières lueurs, et qui commen- çaient à s'empourprer de Féclat radieux d'une matinée de juin sans nuages. J'étais ferme et inébranlable dans mon dessein, mais troublé cependant par une appré- hension vague d'embarras et de dangers incertains ; et si j'avais pu prévoir la tempête, la véritable grêle d'affliction qui devait bientôt s'abattre sur moi, j'eusse été à bon droit bien autrement agité. La paix profonde CONFESSIONS PRÉLIMINAIRES. '237 du matin faisait avec ce trouble un contraste atten- drissant et lui servait presque de médecine. Le silence était plus profond qu'à minuit; et pour moi le silence d'un matin d'été est plus touchant que tout autre silence parce que la lumière, quoique large et forte, comme celle de midi dans les autres saisons de Tan- née, semble différer du jour parfait surtout en ceci que l'homme n'est pas encore dehors; et ainsi la paix de la nature et des innocentes créatures de Dieu semble profonde et assurée, tant que la présence de l'homme, avec son esprit inquiet et instable, n'en viendra pas troubler la sainteté. Je m'habillai, je pris mon thapeau et mes gants, et je m'attardai quelque temps dans ma chambre. Depuis un an et demi, cette, chambre avait été la citadelle de ma^ pensée; là, j'avais lu et étudié pendant les longues heures de la nuit ; et, bien qu'à dire vrai, pendant la dernière partie de cette période,, moi qui étais fait pour l'amour et les afifections douces, j'eusse perdu ma gaieté et mon bonheur dans la lutte fiévreuse que j'avais soutenue contre mon tuteur, d'un autre côté cependant, un garçon comme moi, amou- reux des livres, adonné aux recherches de l'esprit, ne pouvait pas n'avoir pas joui de quelques bonnes heures, au milieu même de son découragement. Je pleurais en regardant autour de moi le fauteuil, La cheminée, la table à écrire, et autres objets familiers que j'étais trop sûr de ne pas revoir. Depuis lors jus- qu'à l'heure où je trace ces lignes, dix-huit années se sont écoulées, et cependant, en ce moment même, je t238 LBS PARADIS ARTIFICIELS. vois distinctement, comme si cela datait d'hier, le contour et l'expression de l'objet sur lequel je fixais un regard d'adieu; c'était un portrait de la sédui- sante... \ qui était suspendu au-dessus de la ché-> minée, et dont les yeux et la bouche étaient si beaux, et toute la physionomie si radieuse de bonté et de divine sérénité, que j'avais mille fois laissé tomber ma plume ou mon livre pour demander des consolations à son image, comme un dévot à son saint patron. Peâ* dant que je m'oubliais à la contempler, la voix pro- fonde de l'horloge proclama qu'il était quatre heures* Je me haussai jusqu'au portrait, je le baisai, et puis je sortis doucement et je refermai la porte pour toujours ! (( Les occasions de rire et de larmes s'entrelacent et se mêlent si bien dans cette vie, que je ne puiâ sans sourire me rappeler un incident qui se produisit alors .et faillit faire obstacle à l'exécution immédiate de mon plan. J'avais une malle d'un poids énorme; car, outre mes habits, elle contenait presque toute ma biblio- thèque. La difficulté était de la faire transporter chez un voiturier. Ma chambre était située à une hauteur aérienne, et ce qu'il y avait de pis, c'est que l'escalier qui conduisait à cet angle du bâtiment aboutissait à un corridor passant devant la porte de la chambre du principal. J'étais adoré de tous les domestiques, et, sachant que chacun d'eux s'empresserait à me servir secrètement, je confiai mon embarras à un valet de 1. Peut-être la damé aux buaient à la malédiction d'un père, poursuivant son objet avec la rigueur indéfectible d'une fatalité I — que ma gratitude pût, elle aussi, recevoir du ciel la faculté de te poursuivre, de te hanter, de te guetter, de te surprendre, de ^atteindre jusque dans les ténèbres épaisses d'un bouge de Londres, ou même, s'il était possible, dans les ténèbres du tombeau, pour te ré- veiller avec un message authentique de paix, de par- don et de finale réconciliation ! » Pour sentir de cette façon, il faut avoir souffert beaucoup, il faut être un de ces cœurs que le malheur ouvre et amollit, au contraire de ceux qu'il fern^ et durcit. Le Bédouin de la civilisation apprend dans le Saharah des grandes villes bien des motifs d'attendris- sement qu'ignore l'homme dont la sensibilité est bor- née par le home et la famille. Il y a dans le barathrum des capitales, comme dans le Désert, quelque chose qui fortifie et qui façonne le cœur de l'homme, qui le fortifie d'une autre manière, quand il ne le déprave pas et ne TafTaiblit pas jusqu'à l'abjection et jusqu'au suidde. CONFESSIONS PRÉLIMINAIRES. 253 Un jour, peu de temps après cet accident, il fît dans Âlbemarle-street la. rencontre d'un ancien ami de son père, qui le reconnut à son air de famille; il répondit à toutes ses questions avec candeur, ne' lui cacha rien, mais exigea de lui sa parole qu'il ne le livrerait pas à ses tuteurs. Enfin il lui donna son adresse chez son hôte, le singulier attomey. Le jour suivant, il recevait dans une lettre, que celui-<;i lui remettait fidèlement,, une bank-note de dix livres. Le lecteur peut s'étonner que le jeune homme n'ait pas cherché dès le principe un remède contre la mi- sère, soit dans. un travail régulier, soit en demandant assistance aux anciens ^misde sa famille. Quanta cette dernière ressource, il y avait danger évident: à s'en servir. Les tuteurs pouvaient être avertis^ et la loi leur donnait tout pouvoir pour ramener de force le jeune homme dans l'école qu'il avait fuie. Or, une énergie, qui se rencontre souvent dans les caractères les plus féminins et les plus sensibles, lui donnait le courage de supporter toutes les privations et tous les dangers plu- tôt que de risquer une aussi humiliante éventualité. D'ailleurs, où les trouver, ces amis de son père mort il y avait alors dix ans, amis dont il avait oublié les noms, pour la plupart du moins? Quant au travail, il est cerr tain qu'il aurait pu trouver une rémunération passable dains la correction des épreuves de grec, et qu'il se sentait très-capable de remplir ces fonctions d'une manière exemplaire ; mais encore, comment s'ingénier pour se faire présenter à un éditeur honorable? Enfin^ 25i LES PARADIS ARTIFICIELS. pour tout dire, il avoue qu'il ne lui était jamais entré dans la pensée que le travail littéraire pût devenir pour lui la source d'un profit quelconque. Il n'avait jamais, pour sortir de sa déplorable situation, caressé qu'un seul expédient, celui d'emprunter de l'argent sur la fortune qu'il avait le droit d'attendre. Enfin, il était parvenu à faire la connaissance de quelques juifs, que l'attorney en question servait dans leurs affaires ténébreuses. Leur prouver qu'il'avait de réelles espé- rances, là n'était pas le difficile, ses assertions pou- vant être vérifiées avec le testament de son père aux r;i6. Doctors' commons. Mais restait une question absolu- ment imprévue pour lui, celle de l'identité de per- sonne. Il exhiba alors quelques lettres que de jeunes amis, entre autres le comte de..., et même son père le.marquis de..., lui avaient écrites pendant qu'il ha- bitait le pays de Galles, et qu'il portait toujours dans sa poche. Les juifs daignèrent enfin promettre deux ou trois cents livres, à la condition que le jeune comte de... (qui, par parenthèse, n'était guère plus âgé que lui), consentirait à en garantir le remboursement à l'époque de leur majorité. On devine que le but do prêteur n'était pas seulement de tirer un profit quel- conque d'une affaire, fort minime après tout pouf lui, mais d'entrer en relations avec le jeune comte, dont il connaissait l'immense fortune à venir. Aussi, à peine ses dix livres reçues, notre jeune vagabond se prépare- t-il à partir pour Eton. Trois livres à peu près sont laissées au futur prêteur pour payer les actes à rédi- CONFESSIONS PRÉLIMINAIRES. 255 ger ; quelque argent est aussi donné à Tattorney pour rindemniser de son hospitalité sans meubles ; quinze I shellings sont employés à faire un peu de toilette (quelle toilette ! ) ; enfin la pauvre Ânn a aussi sa part dans cette bonne fortune. Par une sombre soirée d'hi- ver il se dirige vers Kccadilly , accompagné de la pauvre fille, avec intention de descendre jusqu'à Salt-Hill avec la malle de Bristol. Gomme ils ont encore du temps devant eux, ils entrent dans Golden-square et s'asseyent au coin de Sherrar4-street, pour éviter le tumulte et les lumières de Piccadilly. 11 lui avait bien promis de ne pas l'oublier et de lui venir en aide aussitôt que cela lui serait possible. En vérité, c'était là un devoir, et même un devoir impérieux, et il sentait dans ce moment sa tendresse pour cette sœur de hasard multi- pliée par la pitié que lui inspirait son extrême abatte- ment. Malgré toutes les atteintes que sa santé avait reçues, 11 était, lui, comparativement joyeux et même plein d'espérances, tandis que Ann était mortellement triste. Au moment des adieux, elle lui jeta ses bras autour du cou, et se mit à pleurer sans prononcer une seule parole. Il espérait revenir au plus tard dans une semaine, et il fut convenu, entre eux qu'à partir du cin- quième soir, et chaque soir suivant, elle viendrait l'attendre à six heures au bas de Great-Titchfield- Street, qui était comme leur port habituel et leur lieu de repos dans la grande Méditerranée d'Oxfort-street. Il croyait ainsi avoir bien pris toutes ses"^récau- tions pour la retrouver.; il n'en avait oublié qu'une \L. 250 . LES PARADIS ARTIFICIELS. seule : Ann ne lui avait jamais dit son nom de famille^ ou, si elle le lui avait dit, il l'avait oublié comme chose de peu d'importance. Les femmes galantes à grandes prétentions, grandes liseuses de romans, se font appeler volontiers miss Douglas, miss Montag^ië, etc. , mais, les plus humbles parmi ces pauvres filles ne se font connaître que par leur nom de baptême, Mary y Jane^ Frances, etc. D'ailleurs Ann était en ce moment affligée d'un rhume et d'un enrouement violents, et tout occupé dans ce moment suprême à la réconforter de bonnes paroles et à lui conseiller de bien prendre garde à son rhume, il oublia totalement de lui deman- der son second nom, qui était le moyen le plus sûr de retrouver sa trace au cas d'un rendez-vous manqué ou d'une, interruption prolongée dans leurs rapports. J'abrège vivement les détails du voyage , qui n'est illustré que par la tendresse et la charité d'un gros sommelier^ sur la poitrine et dans les bras duquel notre héros, assoupi par sa faiblesse et par le roulis de la voiture, s'endort comme sur un sein de nourrice, — et par un long sommeil en plein air entre Slough et Eton ; car il avait été obligé de revenir à pied sur ses pa3, s'étant brusquement réveillé dans les bras de son voisin, après avoir dépassé sans le savoir Salt-Hill.dé six ou sept milles. Arrivé au but du voyage, il apprend que le jeune lord n'est plus à Eton. En désespoir de cause, il demande à déjeunet à lord D..., autre an- cien camarade, avec lequel pourtant sa liaison était CONFESSIONS PRÉLIMINAIRES. 257 beaucoup moins intime. C'était la première bonne table à laquelle il lui fût permis de s'asseoir depuis bien des mois, et cependant il ne put toucher à rien. A Londres déjà, le jour même où il avait reçu sa bank-note, il avait acheté deux petits pains dans la boutique d'un boulanger, et cette boutique , il la dévorait des yeux depuis deux mois ou six semaines avec une intensité de désir dont le souvenir lui était presque une humi- liation. Mais le pain tant désiré l'avait rendu malade, et pendant plusieurs semaines encore il lui fut impos- sible de toucher sans danger à un mets quelconque. Au milieu même du luxe et du comfort, Tappétit avait disparu. Quand il eut expliqué à lord D... la situation lamentable de son estomac, celui-ci fit demander du vin, ce qui fut une grande joie. — Quant à Tobjet réel du voyage, le service qu'il se proposait de demander au comte de..., et qu'il demande à son défaut à lord D..., il ne peut l'obtenir absolument, c'est-à-dire que celui-ci, ne voulant pas le mortifier par un complet riefus, consent à donner sa garantie, mais dans de cer- tains termes et à de certaines conditions. Réconforté par cette moitié de succès, il rentre dans Londres, après trois jours d'absence, et retourne chez ses amis les .juifs. Malheureusement les prêteurs d'argent refu- sent d'accepter les conditions de lord D,.., et son épouvantable existence aurait pu recommencer, avec plus de danger cette fois, si, au début de cette nou- velle crise, par un hasard qu'il ne nous explique pas, une ouverture ne lui avait été faite de la part de ses 25S LES PARADIS ARTIFICIELS. tuteurs, et si une pleine réconciliation n'avait pas changé sa vie. Il quitte Londres en toute hâte, et enfin, au bout de quelque temps, se rend à l'université. Ce ne fut que plusieurs mois plus tard qu'il put revoir le théâftre de ses souffrances de jeunesse. Mais la pauvre \nn, qu'en est-il advenu? Chaque soir, il l'a cherchée ; chaque soir il l'a attendue au coin de Titchfield-street. 11 s'est enquis d'elle auprès de tous ceux qui pouvaient la connaître ; pendant les dernières heures de son séjour à Lon^lres il a mis en œuvre, pour la retrouver, tous les moyens à sa disposition. Il connaissait la rue où elle logeait, mais non la maison ; d'ailleurs il croyait vaguement se rappeler qu'avant leurs adieux elle avait été obligée de fuir la brutalité de son hôtelier. Parmi les gens auxquels il s'adressait, les uns, à l'ardeur de ses questions, jugeaient les mo- tifs de sa recherche déshonnêtes et ne répondaient que par le rire; d'autres, croyant qu'il était en quête d'une fille qui lui avait volé quelque bagatelle, étaient naturellement peu disposés à se faire dénonciateurs. Enfin, avant de quitter Londres définitivement, il a laissé sa future adresse à une personne qui connaissait Ann de vue, et cependant il n'en a plus jamais entendu parler. C'a été parmi les troubles de la vie sa plus lourde affliction. Notez que l'homme qui parle ainsi est un homme gravç, aussi recommandable par la spiritualité de ses mœurs que par la hauteur de ses écrits. « Si elle a vécu , nous avons dû souvent nous cher- cher mutuellement à travers l'immense labyrinthe de CONFESSIONS PRÉLIMINAIRES. 259 Londres; peut-être à quelques pas i*un de l'autre, distance suffisante, dans qne rue de Londres, pour créer une séparation éternelle 1 Pendant quelques années, j'ai espéré qu'elle vivait, et je crois bien que dans mes différentes excursions à Londres j'ai examiné plusieurs milliers de visages féminins, dans Tespérance de rencontrer le sien. Si je la voyais une seconde, je la reconnaîtrais entre mille; car, bien qu'elle ne fût pas jolie, elle avait l'expression douce, avec une allure de tête particulièrement gracieuse. Je l'ai cherchée, dis-je, avec espoir. Oui, pendant des années! mais maintenant je craindrais de la voir; et ce terrible- rhume, qui m'effrayait tant quand nous nous quit- tâmes, fait aujourd'hui ma consolation. Je ne désire plus la voir, mais je rêve d'elle, et non sans plaisir, comme d'une personne étendue depuis longtemps dans le tombeau, — dans le tombeau d'une Madeleine, j'ai- merais à le croire, — enlevée à ce monde avant que l'outrage et la barbarie n'aient maculé et défiguré sa nature ingénue, ou que la brutalité des chenapans n'ait complété la ruine de celle à qui ils avaient porté les premiers coups. « Ainsi donc, Oxford-street, marâtre au cœur de pierre, toi qui as écouté les soupirs des orphelins et bu les larmes des enfants, j'étais enfin délivré de toi ! Le temps était venu où je ne serais plus condamné à arpenter douloureusemeht tes interminables trottoirs, à m'agiter dans d'affreux rêves ou dans une insomnie affamée! Ann et moi, nous avons eu nos successeurs 2e0 LES PARADIS ARTIFICIELS. trop nombreux qui ont .foulé les traces de nos pas; héritiers de nos calamités, d'autres orphelins ont sou- piré ; des larmes ont été versées par d'autres enfants ; et toi, Oxford-street, tu as depuis lors répété l'écho des gémissements de cœurs innombrables. Mais cour moi la tempête à laquelle j'avais survécu semblait avoir été le gage d'une belle saison prolongée... » Ann a-t-elle tout à fait disparu 7 Oh I non I nous la reverrons dans les mondes de l'opium; fantôme étrange et transfiguré, elle surgira lentement dans la fumée du souvenir, comme le génie des Mille et une Nuits dans les vapeurs de la bouteille. Quant au mangeur (Topium, les douleurs de l'enfance ont jeté en lui des racines profondes qui deviendront arbres, et ces arbres jette- ront SUT tous les objets de la vie leur ombrage fu- nèbre. Mais ces douleurs nouvelles, dont les dernières pages de la partie biographique nous donnent le pres- sentiment, seront supportées avec courage, avec la fermeté d'un esprit mûr, et grandement allégées par la sympathie la plus profonde et la plus tendre. Ces pages contiennent l'invocation la plus noble et les ac- tions de grâces les plus tendres à une compagne cou- rageuse, toujours assise au chevet où repose ce cerveau hanté par les Euménides. L'Oreste de l'opium a trouvé son Electre, qui pendant des années a essuyé sur son front les sueurs de l'angoisse et rafraîchi ses lèvres parcheminées par la fièvre. « Car tu fus mon Electre, ^hère compagne de mes années postérieures! et tu n'as pas voulu que l'épouse anglaise fût vaincue parla CONFESSIONS PRÉLIMINAIRES. 2A1 sœur grecque en noblesse d'esprit non plus qu'en affection patiente! » Autrefois, dans ses misères de jeune homme, tout en rôdant dans Oxford-street, dans les nuits pleines de lune, il plongeait souvent ses re- gards (et c'était sa pauvre consolation) dans les ave- nues qui traversent le cœur de Mary-le-bone et qui conduisent jusqu'à la campagne; et, voyageant en pensées sur ces longues perspectives coupées de lu- mière et d'ombre, il se disait : « Voilà la route vers le nord, voiîà la route vers..., et si j'avais les ailes de la tourterelle, c'est par là que je prendrais mon vol pour aller chercher du réconfort! » Homme, comme tous les hommes, aveugle dans ses désirs! Car c'était là- bas, au nord, en cet endroit même, dans cette même vallée, dans cette maison tant désirée, qu'il devait trouver ses nouvelles souffrances et toute une compa- gnie de cruels fantômes. Mais là aussi demeure l'Electre aux bontés réparatrices, et maintenant en- core, quand, homme solitaire et pensif, il arpente l'immense Londres, le cœur serré par des chagrins innommables qui réclament le doux baume de l'affec- tion domestique, en regardant les rues qui s'élancent d'Oxford-street vers le nord, et en songeant à l'Electre bien-aimée qui l'attend dans cette même vallée, dans cette même maison, l'homme s'écrie, comme autrefois Tenfant : Oh ! si j'avais les ailes de la tourterelle, c'est par là que je m'envolerais pour aller chercher la con- solation ! )) Le prologue est fini, et je puis promettre au lecteur 45. ^62 LES PARADIS ARTIFICIELS. sans crainte de mentir, que le rideau ne se relèvera que sur la plus étonnante, Is^ plus compliquée et la plus splendide vision qu'ait jamais allumée sur la neige du papier le fragile outil du littérateur. VOLUPTÉS DE L'OPIUM. 263 111 VOLUPTÉS DE L'OPIUM Ainsi que je l'ai dit au commencement, ce fut le besoin d'alléger les douleurs d'une organisation débi- litée par ces déplorables aventures de jeunesse, qui engendra chez Fauteur de ces mémoires l'usage fré- quent d'abord, ensuite quotidien, de l'opium. Que l'envie irrésistible de renouveler les voluptés mysté-' rieuses, découvertes dès le principe, l'ait induit à répé- ter fréquemment ses expériences, il ne le nie pas, il l'avoue même avec candeur; il invoque seulement le bénéfice d'une excuse. Mais la première fois que lui et Topium firent connaissance, ce fut dans une circon- stance triviale. Pris un jour d'un mal de dents, il attribua ses douleurs à une interruption d'hygiène, et comme il avait depuis Tenfance l'habitude de plonger chaque jour sa tête dans l'eau froide, il eut ijnpru- demment recours à cette pratique, dangereuse dans le cas présent. Puis il se recoucha, les cheveux tout ruisselants. Il en résulta une violente douleur rhuma- tismale dans la tête et dans la face, qui ne dura pas moins de vingt jours. Le vingt et unième, un dimanche 204 LES PARADIS ARTIFICIELS. pluvieux d'automne, en 180/^, comme il errait dans les rues de Londres pour se distraire de son mal (c'était la première fois qu'il revoyait Londres depuis son entrée à l'université), il fit la rencontre d'un camarade qui lui recommanda l'opium. Une heure après qu'il eut absorbé la teinture d'opium, dans la quantité pres- crite par le pharmacien, toute douleur avait disparu. Mais ce bénéfice, qui lui avait paru si grand tout à l'heure, n'était plus rien auprès des plaisirs nouveaux qui lui furent ainsi soudainement révélés. Quel enlèvement de l'esprit! Quels mondes intérieurs! Était-<;e donc là la panacée, le pharmakon népenthès pour toutes les douleurs humaines? « Le grand secret du bonheur sur lequel les philo- sophes avaient disputé pendant tant de siècles était donc décidément découvert! On pouvait acheter le bonheur pour un penny et l'emporter dans la poche de son gilet; Textase se laisserait enfermer dans une bouteille, et la paix de l'esprit pourrait s'expédier par la diligence ! Le lecteur croira peut-être que je veux rire, mais c'est chez moi une vieille habitude de plai- santer dans la douleur, et je puis affirmer que celui-là ne rira pas longtemps, qui aura entretenu commerce avec l'opium. Ses plaisirs sont même d'une nature grave et solennelle, et, dans son état le plus heureux, le mangeur d'opium ne peut pas se présenter avec le caractère de Vallegro ; même alors il parle et pense comme il convient au penseroso. » L'auteur veat avant tout venger l'opium de certaines VOLUPTÉS DE L'OPIUML 265 calomnies : Topium n'est pas assoupissant, pour l'in- telligence du moins; il n'enivre pas; si le laudanum, pris en quantité trop grande, peut enivrer, ce n'est pas à cause de Topium, mais de l'esprit qui y est con- tenu. Il établit ensuite une comparaison entre les effets de l'alcool et ceux de Topium, et il définit très-nette- ment leurs différences : ainsi le plaisir causé par le vin suit une marche ascendante, au terme de laquelle il va décroissant, tandis que Teffet de l'opium, une fois créé, reste égal à lui-même pendant huit ou dix heures; Tun, plaisir aigu; l'autre, plaisir chronique; ici, un flamboiement; là, une ardeur égale et soutenue. Mais la grande différence gît surtout en ceci, que le vin trouble les facultés mentales, tandis que l'opium y introduit Tordre suprême et Tharmonie. Le vin prive l'homme du gouvernement de soi-même^ et Topium rend ce gouvernement plus souple et plus calme. Tout le monde sait que le vin donne une énergie extraordi- naire, mais momentanée, au mépris et à Tadmiratioa, à l'amour et à la haine. Mais l'opium communique aux facultés le sentiment profond de la discipline et une espèce de santé divine. Les hommes ivres de vin se jurent une amitié éternelle, se serrent les mains et répandent des larmes, sans que personne puisse com- prendre pourquoi ; la partie sensuelle de l'homme est évidemment montée à son apogée. Mais l'expansion des sentiments bienveillants causée par l'opium n'est pas un accès de fièvre ; c'est plutôt l'homme primitive- ment bon et juste, restauré et réintégré dans son état 260 LES PARADIS ARTIFICIELS. naturel, dégagé de tputes les amertumes qui avaient occasionnellement corrompu son noble tempérament. Enfin, quelque grands que soient les bénéfices du vin, on peut dire qu'il frise souvent la folie ou, tout au moins, Textravagance, et qu'au delà d'une certaine limite il volatilise, pour ainsi dire, et disperse Ténergie intellectuelle; tandis que l'opium semble toujours apai- ser ce qui a été agité, et concentrer ce qui a été dis- séminé. En un mot, c'est la partie purement humaine, trop souvent même la partie brutale de Thomme, qui, par Tauxiliaire du vin, usurpe la souveraineté, au lieu que le mangeur d'opium sent pleinement que la partie épurée de son être et ses affections morales jouissent de leur maximum de souplesse, et, avant tout, que son intelligence acquiert une lucidité consolante et sans nuages. L'auteur nie également que l'exaltation intellectuelle produite par Topium soit nécessairement suivie d'un abattement proportionnel, et que l'usage de cette drogue engendre, comme conséquence naturelle et immédiate, une stagnation et une torpeur des facultés. Il affirme que pendant un espace de dix ans il a tou- jours joui, dans la journée qui suivait sa débafiche, d'une remarquable santé intellectuelle. Quant à cette torpeur, dont tant d'écrivains ont parlé et à laquelle a surtout fait croire l'abrutissement des Turcs, il affirme ne l'avoir jamais connue. Que l'opium, conftMr- mément à la qualification sous laquelle il est rangé, agisse vers la fin comme narcotique, cela est possible; VOLUPTÉS DE L'OPIUM. 267 mais ses premiers effets sont toujours de stimuler et d'exalter Thomme, cette élévation de Tespilt ne durant jamais moins de huit heures; de sorte que c'est la faute du mangeur d'opium, s'il ne règle pas sa médi- cation de manière à faire tomber sur son sommeil natu- rel tout le poids de l'influence narcotique. Pour que le lecteur puisse juger si l'opium est propre à stupéfier les facultés d'un cerveau anglais, il donnera, dit-il, deux échantillons de ses jouissances, et, traitant la question par illustrations plutôt que par arguments, il racontera la manière dont il employait souvent ses soi- rées d'opium à Londres, dans la période de temps comprise entre 1804 et 1812. 11 était alors un rude tra- vailleur, et, tout son temps étant rempli par de sévères études, il croyait bien avoir le droit de chercher de temps à autre, comme tous les hommes, le soulage- ment et la récréation qui lui convenaient le mieux. « Vendredi prochain, s'il plaît à Dieu, je me propose d'être ivre, » disait le feu duc de...., et notre auteur fixait ainsi d* avance quand et combien de fois dahs un temps donné il se livrerait à sa débauche favorite. C'était une fois toutes les trois semaines, rarement plus, généralement le mardi soir ou le samedi soir, jours d'opéra. C'étaient les beaux temps de la Grassîni. La musique entrait alors dans ses oreilles, non pas comme une simple succession logique de sons agréa- bles, mais' comme une série de memoranda, comme les accents d'une sorcellerie qui évoquait devant l'œil de son esprit toute sa vie passée. La musique inter- 208 LES PARADIS ARTIFICIELS. prêtée et illuminée par Topium, telle était cette dé* bauche int^lectuelle, dont tout esprit un peu raffiné peut aisément concevoir la grandeur et l'intensité. Beaucoup de gens demandent quelles sont les idées positives contenues dans les sons; ils oublient, ou plutôt ils ignorent que la musique, de ce côté-là parente de la poésie, représente des sentiments plutôt que des idées ; suggérant des idées, il est vrai, mais ne les contenant pas par elle-même. Toute sa vie passée vivait, dit-il, en lui, non pas par un effort de la mé- moire, mais comme présente et incarnée dans la mu- sique; elle n'était plus douloureuse à contempler; toute la trivialité et la crudité inhérentes aux choses humaines étaient exclues de cette mystérieuse résur- rection, ou fondues et noyées dans une brume idéale, et ses anciennes passions se trouvaient exaltées, enno- blies, spiritualisées. Combien de fois dut-il revoir sur ce second théâtre, allumé dans son esprit par l'opium et la musique, les routes et les montagnes qu'il avait parcourues, écolier émancipé, et ses aimables hôtes*du pays de Galles, et les ténèbres coupées d'éclairs des immenses rues de Londres, et ses mélancoliques ami- tiés, et ses longues misères consolées par Ann et par Tespoir d'un meilleur avenir! Et puis, dans toute la salle, pendant les intervalles des entr'actes, les con- voi sations italiennes et la musique d'une langue étran- gère parlée par des femmes ajoutaient encore à Ten- chantement de cette soirée; car on sait qu'ignorer une langue rend l'oreille plus sensible à son harmonie. De VOLUPTÉS DE L'OPIUM. 269 même nul n'est plus apte à savourer un paysage que celui qui le contemple pour la première fois, la nature se présentant alors avec toute son étrangeté, n'ayant pas encore été émoussée par un trop fréquent regard. Mais quelquefois, le samedi soir, une autre tentation d'un goût plus singulier et non moins enchanteur triomphait de son amour pour Topera italien. La jouis- sance en question, assez alléchante pour rivaliser avec la musique, pourrait s'appeler le dilettantisme dans la charité. L'auteur a été malheureux et singulièrement éprouvé, abandonné tout jeune au tourbillon indiffé- rent d'une grande capitale. Quand même son esprit n'eût pas été, comme le lecteur a dû le remarquer, d'une nature bonne, délicate et affectueuse, on pour- rait aisément supposer qu'il a appris, dans ses longues journées de vagabondage et dans ses nuits d'angoisse encore plus longues, à aimer et à plaindre le pauvre. L'ancien écolier veut revoir cette vie des humbles ; il veut se plonger au sein de cette foule de déshérités, et, comme le nageur embrasse la mer et entre ainsi en contact phis direct avec la nature, il aspire à prendre, pour ainsi dire, un bain de multitude. Ici, le ton du livre s'élève assez haut pour que je me fasse un devoir de laisser la parole à l'auteur lui-même : « Ce plaisir^, comme je l'ai dit, ne pouvait avoir lieu que le samedi soir. En quoi le samedi soir se distin- guait-il de tout autre soir? De quels labeurs avais-je donc à me reposer? quel Salaire à recevoir? Et qu'a- vais-je à m'inquiéter du samedi soir, sinon comme 270 LES PARADIS ARTIFICIELS. d'une invitation à entendre la Grassini? C'est vrai, très-logique lecteur, et ce que vous dites est irréfu- table. Mais les hommes donnent un cours varié à leurs sentiments, et, tandis que la plupart d'entre eux témoignent de leur intérêt pour les pauvres en sympa- thisant d'une manière ou d'une autre avec leurs mi- sères et leurs chagrins, j'étais porté à cette époque à exprimer mon intérêt pour eux en sympathisant avec leurs plaisirs. J'avais récemment vu les douleurs de la pauvreté ; je les avais trop bien vues pour aimer à en raviver le souvenir; mais les plaisirs du pauvre, les consolations de son esprit, les délassements de sa fatigue corporelle, ne peuvent jamais devenir une con- templation douloureuse. Or, le samedi soir marque le retour du repos périodique pour le pauvre ; les sectes les plus hostiles s'unissent en ce point et reconnaissent ce lien commun de fraternité; ce soir-là presque toute la chrétienté se repose de son labeur. C'est un repos qui sert d'introduction à un autre repos; un jour entier et deux nuits le séparent de la prochaine fatigue. C'est pour cela que le samedi soir il me semble tou- jours que je suis moi-même affranchi de quelque joug de labeur, que j'ai moi-même un salaire à recevoir, et ' que je vais pouvoir jouir du luxe du repos. Aussi, pour être témoin, sur une échelle aussi large que possible, d'un spectacle avec lequel je sympathisais si profon- dément, j'avais coutume, le samedi soir, après avoir pris mon opium, de m'égarer au loin, sans m'inquîéter du chemin ni de la distance, vers tous les marchés où VOLUPTÉS DE L'OPIUM. Ili les pauvres se rassemblent pour dépenser leurs salaires. J*ai épié et écouté plus d'une famille, composée d'un homme, de sa femme et d'un ou deux enfants, pen- dant qu'ils discutaient leurs projets, leurs moyens, la force de leur budget ou le prix d'articles domestiques. Graduellement je me familiarisai avec leurs désirs, leurs embarras ou leurs opinions. 11 m'arrivait quel- quefois d'entendre des murmures de mécontentement, mais le plus souvent leurs physionomies et leurs paroles exprimaient la patience, l'espoir et la sérénité. Et je dois dire à ce sujet que le pauvre, pris en général, est bien plus philosophe que le riche, en ce qu'il montre une résignation plus prompte et plus gaie à ce qu'il considère comme un mal irrémédiable ou une perte irréparable. Toutes les fois que j'en trouvais l'occasion, ou que je pouvais le faire sans paraître indiscret, je me mêlais à eux, et, à propos du sujet en discussion je donnais mon avis, qui, s'il n'était pas toujours judi- cieux, était toujours reçu avec bienveillance. Si les salaires avaient un peu haussé ou si l'on s'attendait à les voir hausser prochainement, si la livre de pain était un peu moins chère, ou si le bruit courait que les oignons et le beurre allaient bientôt baisser, je me sentais heureux; mais si le contraire arrivait, je tirais de mon opium des moyens de consolation. Car l'opium (semblable à l'abeille qui tire indifféremment ses matériaux de la rose et de la suie des cheminées) pos- sède l'art d'assujettir tous les sentiments et de les régler à son diapason. Quelques-unes de ces prome- 272 LES PARADIS ARTIFICIELS. nades m'entraînaient à de grandes distances ; car un mangeur d'opium est trop heureux pour observer la fuite du temps. Et quelquefois, dans un effort pour remettre le cap sur mon logis, en fixant, d'après les principes nautiques, mes yeux sur l'étoile polaire, cherchant ambitieusement mon passage au nord-ouest, pour éviter de doubler de nouveau tous les caps et les promontoires que j'avais rencontrés dans mon premier voyage, j'entrais soudainement dans des labyrinthes de ruelles, dans des énigmes de culs-de-sac, dans des problèmes de rues sans issue, faits pour bafouer le courage des portefaix et confondre l'intelligence des cochers de fiacre. J'aurais pu croire parfois que je venais de découvrir, moi le premier, quelques-unes de ces terrx incognitx, et je doutais qu'elles eussent été indiquées sur les cartes modernes de Londres. Mais, au bout de quelques années, j'ai payé cruellement toutes ces fantaisies, alors que la face humaine est venue tyranniser mes rêves, et quand mes vagabondage^ per- plexes au sein de l'immense Londres se sont reproduits dans mon sommeil, avec un sentiment de perplexité morale et intellectuelle qui apportait la confusion dans ma raison et l'angoisse et le remords dans ma conscience » Ainsi l'opium n'engendre pas, de nécessité, l'inae^ tion ou la torpeur, puisqu'au contraire il jetait souvent notre rêveur dans les centres les plus fourmillants de la vie commune. Cependant les théâtres et les marchés ne sont pas généralement les hantises préférées d'uYi VOLUPTÉS DE L'OPIUM. 273 mangeur d'opium, surtout quand il est dans son état parfait de jouissance. La foule est alors pour liii comme une oppression; la musique elle-même a un: caractère sensuel et grossier. 11 cherche plutôt la soli- tude et le silence, comme conditions indispensables de ses extases et de ses rêveries profondes. Si d'abord Tauteur de ces confessions s'est jeté dans la foule et. dans le courant humain, c'était pour réagir contre un trop vif penchant à la rêverie et à une noire mélan- colie, résultat de ses souffrances de jeunesse. Dans les recherches de la science, comme dans la société des hommes, il fuyait une espèce d'hypocondrie. Plus tard, quand sa vraie nature fut rétablie, et que les ténèbres des anciens orages furent dissipées, il crut pouvoir sans danger sacrifier à son goût pour la vie solitaire. Plus d'une fois, il lui est arrivé de passer toute une belle nuit d'été, assis près d'une fenêtre,, sans bouger, sans même désirer de changer de place, depuis le coucher jusqu'au lever du soleil; remplissant ses yeux de la vaste perspective de la* mer et d'une grande cité, et son esprit, des longues et délicieuses méditations suggérées par ce spectacle*. Une grande allégorie naturelle s'étendait alors devant lui : a La ville, estompée par la brume et les molles lueurs de la nuit, représentait la terre, avec ses cha- grins et ses tombeaux, situés loin derrière, mais non totalement oubliés, ni hors de la portée de ma vue. L'Océan, avec sa respiration éternelle, mais couvé par un vaste calme, personnifiait mon esprit et l'influence qui 274 LES PAHADIS ARTIFICIELS. le gouvernait alors. 11 me semblait que, pOUr la pre- mière fois, je me tenais à distance et en dehors du tumulte de la vie ; que le vacarme, la ûèvre et la lutte étaient suspendus; qu*un répit était accofdé aux secrètes oppressions de mon cœur; un repos férié; une délivrance de tout travail humain. L^spérance qui fleurit dans les chemins de la vie ne contredisait plus la paix qui habite dans les tombes, les évolu- tions de mon intelligence me semblaient aussi infa- tigables que les deux, et cependant toutes les inquié- tudes étaient aplanies par un calme alcyonien; c'était une tranquillité qui semblait le résultat, non pas de rinertie, mais de l'antagonisme majestueux dte forces égales et puissantes; activités infinies, infini repos I a juste, subtil et puissant opium !.... tu possèdes les clefs du paradis!.... » C'est ici que se dressent ces étranges actions de grâces, élancements de la reconnaissance, que j'ai rapportées textuellement au début de ce travail, et qui pourraient lui servir d'épigraphe. C'est comme le bou- quet qui termine la fête. Car bientôt le décor va s'as- sombrir, et les tempêtes s'amoncelleront dans la nuit. TORTURES DE L'OPIUM. 275 IV TORTURES DE L'OPIUM C'est en 1804 qu'il a fait, pour la première fois, connaissance avec Topium. Huit années se sont écou- lées, heureuses et ennoblies par Tétude. Nous sommes maintenant en 1812. Loin, bien loin d'Oxford, à une distance de deux cent cinquante milles, enfermé dans une retraite au fond des montagnes, que fait mainte- nant notre héros (certes, il mérite bien ce titre) ? Eh mais 1 il prend de l'opium I Et quoi encore ? 11 étudie la métaphysique allemande : il lit Kant, Fichte, Schel- ling. Enseveli dans un petit cottage, avec une seule servante, il voit s'écouler les heures sérieuses et tran- quilles. Et pas marié? pas encore. Et toujours de l'opium? chaque samedi soir. Et ce régime a duré im- pudemment depuis le fâcheux dimanche pluvieux de 1804 ? hélas I oui I Mais la santé, après cette longue et régulière débauche ? Jamais, dit-il, il ne s'est mieux porté que dans le printemps de 1812. Remarquons que, juisqu'à présent, il n'a été qu'un dilettante, et que l'opium n'est pas encore devenu pour lui une hy- giène quotidienne. Les doses ont toujours été mode- 276 LES PARADIS ARTIFICIELS. rées et prudemment séparées par un intervalle de quelques jours. Peut-être cette prudence et cette mo- dération avaient-elles retardé Tapparition des terreun vengeresses. En 1813 commence une ère nouvelle. Pendant Tété précédent un événement douloureux, qu'il ne nous explique pas, avait frappé assez fortement son esprit pour réagir même sur sa santé physique ; dès 1813 il était attaqué d'une effrayante irritution de Testomac, qui ressemblait étonnaniment à celle dont il avait tant souffert dans ses nuits d'angoisse, au fond de la maison du procureur, et qui était accom- pagnée de tous ses anciens rêves morbides. Voici enfin la grande justification ! A quoi bon s'étendre sur cette crise et en détailler tous les incidents? La lutte fut longue, les douleurs fatigantes et insupportables, et la délivrance était toujours là, à portée de la main. Je dirais volontiers à tous ceux qui ont désiré un baume^ un népenthès, pour des douleurs quotidiennes, trou- blant l'exercice régulier de leur vie et bafouant tout l'effort de leur volonté, à tous ceux-là, malades d'es- prit, malades de corps, je dirais : que celui de vous qui est sans péché, soit d'action, soit d'intention, jette à notre malade la première pierre I Ainsi , c'est chose entendue; d'ailleurs, il vous supplie dé le croire, quand il commença à prendre de l'opium quotidiennement, il y avait urgence, nécessité, fatalité; vivre autrement n'était pas possible. Et puis, sont-ils donc si nombreux, ces braves qui savent affronter patiemment, avec une énergie renouvelée de minute en minute, la douleur, TORTURES DE L'OPIUM. 277 la torture, toujours présente, jamais fatiguée, en vue d'un bénéfice vague et lointain? Tel qui semble si cou- rageux et si- patient n'a pas eu si grand mérite à vaincre, et tel qui a résisté peu de temps a déployé dans ce peu de temps une vaste énergie méconnue. Les tempéraments humains ne sont-ils pas aussi infi- niment variés que les doses chimiques? « Dans Tétat nerveux où je suis, il m*est aussi impossible de sup^ porter un moraliste inhumain, que Fopium qu'on n'a pas fait bouillir! » Voilà une belle sentence, une irré- futable sentence. Il ne s'^agit plus de circonstances atténuantes, mais de circonstances absolvantes. Enfin, cette crise de 1813 eut une issue, et cette issue on la devine. Demander désormais à notre solitaire si tel jour il a pris ou n'a pas pris d'opium, autant s'infor- mer si sespoymons ont respiré ce jour-la, ou si son cosur a accompli ses fonctions. Plus de carême d'opium, plus de rhamadan, plus d'abstinence I L'opium fait partie de la vie I Peu de temps avant 1816, l'année la plus belle, la plus limpide de son existence, nous dit-il, il était descendu soudainement et presque sans effort, de trois cent vingt grains d'opium, c'est-à-dire huit mille gouttes de laudanum, par jour, à quarante grains, diminuant ainsi son étrange nourriture des sept hui- tièmes. Le nuage de profondé mélancolie qui s'était abaissé sur son cerveau se dissipa en un jour comme par magie, l'agilité spirituelle reparut, et il put de nouveau croire au bonheur. Il ne prenait plus que mille gouttes de laudanum par jour (quelle tempé- IV. 16 278 LES PARADIS ARTIFICIELS. rancel ). C'était comme un été de la Saint-Martjn spi- rituel. Et il relut Kant, et il le comprit ou crut le com- prendre. De nouveau abondait en lui cette légèreté, cette gaieté d'esprit, — tristes mots pour traduire l'in- traduisible, — également favorables au travail et à l'exercice de la fraternité. Cet esprit de bienveillance et de complaisance pour le prochain, disons plus, de charité, qui ressemble un peu (cela soit insinué sans intention de manquer de respect à un auteur aussi grave) à la charité des ivrognes, s'exerça un beau jour, de la manière la plus bizarre et la plus spon- tanée, au profit d'un Malais. — Notez bien ce Malais ; nous le reverrons plus tard; il reparaîtra, multiplié d'une manière terrible. Car qui peut calculer la force de reflet et de répercussion d'un incident quelconque dans la vie d'un rêveur? Qui peut penser sans frémir, à l'infini élargissement des cercles dans les ondes spi- rituelles agitées par une pierre de hasard? — Donc, un jour, un Malais frappe à la porte de cette retraite silencieuse. Qu'avait à faire un Malais dans les mon- tagnes de l'Angleterre? Peut-être se dirigeait-il vers un port situé à quarante milles de là. La servante, née dans la montagne, qui ne savait pas plus la langue malaise que l'anglaise, et qui n'avait jamais vu un tur- ban de sa vie, fut singulièrement épouvantée. Mais, se rappelant que son maître était un savant, et pifésu- mant quMl devait parler toutes les langi^s de la terre, peut-être même celle de la lune, elle courut le cher- cher pour le prier d'exorciser le démon qui s'était TORTURES DE L'OPIDM. 279 installé dans la cuisine. C'était un contraste curieux et amusant que celui de ces deux visages se regardant l'un l'autre ; l'un, marqué de fierté saxonne, l'autre, de servilité asiatique; Pun, rose et frais; l'autre, jaune et bilieux, illuminé de petits yeux mobiles et inquiets. Le savant, pour sauver son honneur aux yeux de sa servante et de ses voisins, lui parla en grec ; le Malais répondît sans doute en malais ; ils ne s'entendirent pas, et tout se passa bien. Celui-ci se reposa sur le sol de la cuisine pendant une heure, et puis il fit mine de se remettre en route. Le pauvre Asiatique, s'il venait de Londres à pied, n'avait pas pu, depuis trois se- maines, échanger une pensée quelconque avec une créature humaine. Pour consoler les ennuis probables de cette vie solitaire, notre auteur, supposant qu'un homme dé ces contrées devait connaître l'opium, lui fit cadeau, avant son départ, d'un gros morceau dé la précieuse substance. Peut-on concevoir une manière plus noble d'entendre l'hospitalité? Le Malais, par l'ex- pression de sa physionomie, montra bien qu'il con- naissait l'opium, et il ne fit qu'une bouchée d'un morceau qui aurait pu tuer plusieurs personnes. 11 y avait, certes, de quoi inquiéter un esprit charitable ; mais on n'entendit parler dans le pays d'aucun ca- davre de Malais trouvé sur la grande route ; cet étrange voyageur était donc suffisamment familiarisé avec le poison, et le résultat désiré par la charité avait été obtenu. Alors, ai-je dit, le mangeur d'opiUm était encore 280 LES PARADIS ARTIFICIELS. heureux ; vrai bonheur de savant et de solitaire aniou- reux du comfort : un charmant cottage, une belle bi- bliothèque, patiemment et délicatement amassée, et rhiver faisant rage dans la montagne. Une jolie habi- tation ne rend-elle pas l'hiver plus poétique, et l'hiver n'augmente-t-il pas la poésie de Thabitation ? Le blanc cottage était assis au fond d'une petite vallée fermée de montagnes suflisamment hautes ; il était comme emmaillotté d'arbustes qui répandaient une tapisserie de fleurs sur les murs et faisaient aux fenêtres un cadre odorant, pendant le printemps, Tété et l'au- tomne; cela commençait par l'aubépine et finissait par le jasmin. Mais la belle saison, la saison du bon- heur, pour un homme de rêverie et de méditation comme lui, c'est l'hiver, et l'hiver dans sa forme la plus rude. 11 y a des gens qui se félicitent d'obtenir du ciel un hiver bénin, et qui sont heureux de le voir partir. Mais lui, il demande annuellement au ciel au- tant de neige, de grêle et de gelée qu'il en peut con- tenir. Il lui faut un hiver canadien, un hiver russe; il lui en faut pour son argent. Son nid en sera plus chaud, plus doux, plus aimé : les bougies allumées à quatre heures, un bon foyer, de bons tapis, de lourds rideaux ondoyant jusque sur le plancher, une belle faiseuse de thé, et le thé depuis huit heures du soir jusqu'à quatre du matin. Sans hiver, aucune de ces jouissances n'est possible ; tout le comfort exige une température rigoureuse ; cela coûte cher, d'ailleurs; notre rêveur a donc bien le droit d'exiger que l'hiver TORTURES DE L'OPIUM. 881 paye honnêtement sa dette, comme lui la sienne. Le salon est petit et sert à deux fins. On pourrait plus proprement l'appeler la bibliothèque; c'est là que sont accumulés cinq mille volumes, achetés un à un, vraie conquête de la patience. Un grand feu brille dans la cheminée ; sur le plateau sont posées deux tasses et deux soucoupes ; car la charitable Electre qu'il nous a fait pressentir embellit le cottage de toute la sorcel- lerie de ses angéliques sourires. A quoi bon décrire sa beauté? Le lecteur pourrait croire que cette puissance de lumière est purement physique et appartient au domaine du pinceau terrestre. Et puis, n'oublions pas la fiole de laudanum , une vaste carafe, ma foil car nous sommes trop loin des pharmaciens de Londres pour renouveler fréquemment notre provision; un livre de métaphysique allemande traîne sur la table, qui témoigne des éternelles ambitions intellectuelles du propriétaire. — Paysage de montagnes, retraite si- lencieuse, luxe ou plutôt bien-être solide, vaste loisir pour la méditation, hiver rigoureux, propre à concen- trer les facultés de Tesprit, oui, c'était bien le bonheurr ou plutôt les dernières lueurs du bonheur, une inter- mittence dans la fatalité, un jubilé dans le malheur ; car nous voici touchant à l'époque funeste où « il faut dire adieu à cette douce béatitude, adieu pour l'hivcj* comme pour Tété, adieu aux sourires et aux rires, adieu à la paix de l'esprit, adieu à l'espérance et aux rêves paisibles, adieu aux consolations bénies du som- meil I » Pendant plus de trois ans, notre rêveur sera 16, 282 LES PARADIS ARTIFICIELS. comme un exilé, chassé du territoire du bonheur corn- mun, car il est arrivé maintenant à « une Iliade de calamités, il est arrive aux tortures de V opium. )> Sombre époque, vaste réseau de ténèbres, déchiré à intervalles par de riches et accablantes visions ; C*était comme si un grand peintre eût trempé Son pinceau dans la noirceur du tremblement de terre et de réclipse. Ces vers de Shelley, d'un caractère si solennel et si véritablement miltonien, rendent bien la couleur d*un paysage opiacé, s'il est permis de parler ainsi; c'est bien là le ciel morne et l'horizon imperméable qui enveloppent le cerveau asservi par l'opium. L'infini dans rhorreur et dans la mélancolie, et, plus mélan- colique que tout, l'impuissance de s'arracher soi-même au supplice ! Avant d'aller plus loin, notre pénitent (nous pour- rions de temps en temps l'appeler de ce nom, bien qu'il appartienne, selon toute apparence, ,à une classe de pénitents toujours prêts à retomber dan^ leur péché) nous avertit qu'il ne faut pas chercher un ordre très-rigoureux dans cette partie de son livre, un ordre chronologique du moins. Quand il l'écrivit, il était seul à Londres, incapable de bâtir un récit régulier avec des amas de souvenirs pesants et répugnants, et exilé loin des mains amies qui savaient classer ses papiers et avaient coutume de lui rendre tous les ser- vices d'un secrétaire. Il écrit sans précaution, presque TORTURES DE L'OPIUM. 283 sans pudeur désormais, se supposant devant un lecteur indulgent, à quinze ou vingt ans au delà de l'époque présente; et voulant simplement avant tout établir un mémoire d'une période désastreuse, il le fait avec tout l'effort dont il est encore capable aujourd'hui, ne sachant trop si plus tard il en trouvera la force ou Toccasiori. Mais pourquoi, lui dira-t-on, ne pas vous être affran- chi des horreurs de l'opium, soit en l'abandonnant, soit eu diminuant les doses? Il a fait de longs et dou- loureux efforts pour réduire la quantité; mais ceux qui furent témoins de ces lamentables batailles, de ces agonies successives, furent les premiers à le supplier d'y renoncer. Pourquoi n'avoir pas diminué la dose d'une goutte par jour, ou n'en avoir pas atténué la puissance par une addition d'eau? Il a calculé qu'il lui aurait fallu plusieurs années pour obtenir par ce moyen une victoire incertaine. D'ailleurs tous les amateurs d'opium savent qu'avant de parvenir à un certain degré, on peut toujours réduire la dose sans difficulté, et même avec plaisir, mais que, cette dose une fois dépassée, toute déduction cause des douleurs intenses. Mais pourquoi ne pas consentir à un abattement mo- mentané, de quelques jours? Il n'y a pas d'abatte- ment ; ce n'est pas en cela que consiste la douleur. La diminution de l'opium augmente, au contraire, la vitalité; le pouls est meilleur; la santé se perfectionne; mais il en résulte une effroyable irritation de l'estomac, accompagnée de sueurs abondantes et d'une sensation de malaise général, qui naît du manque d'équilibre 28i LES PARADIS ARTIFICIELS. entre l'énergie physique et la santé de Tesprit. En effets il est facile de comprendre que le corps, la partie ter- restre de l'homme, que l'opium avait victorieusement pacifiée et réduite à une parfaite soumission, veuille reprendre ses droits, pendant que l'empire de Tesprit, qui jusqu^alors avait été uniquement favorisé, se trouve diminué d'autant. C'est un équilibre rompu qui veut se rétablir, et ne peut plus se rétablir sans crise. Mênie en ne tenant pas compte de l'irritation de l'estomac et des transpirations excessives, il est facile de se figurer l'angoisse d'un homme nerveux, dont la vitalité serait régulièrement réveillée, et l'esprit inquiet et inactif. Dans cette terrible situation, le malade généralement considère le mal comme préférable à la guérison, et donne tête baissée dans sa destinée. Le mangeur d'opium avait depuis longtemps inter- rompu ses études. Quelquefois, à la requête de sa femme et d'une autre dame qui venait prendre le thé avec eux, il consentait à lire à haute voix les poésies de Wordsworth. Par accès, il mordait encore momen- tanément aux grands poètes; mais sa vraie vocation, la philosophie, était complètement négligée. La philo- sophie et les mathématiques réclament une application constante et soutenue, et son esprit reculait mainte- nant devant ce devoir journalier avec une intime et désolante conscience de sa faiblesse. Un grand ouvrage, auquel il avait juré de donner toutes ses forces, et dont le titre lui avait été fourni par les reliquùe de Spinosa : De emendatîone humant intellectûs, restait TORTURES DE L'OPIUM. 285 sur le chantier, inachevé et pendant, avec la tournure désolée de ces grandes bâtisses entreprises par des gouvernements prodigues ou des architectes impru- dents. Ge qui devait être, dans la postérité, la preuve de sa force et de son dévouement à la cause de l'hu- manité, ne servirait donc que de témoignage de sa faiblesse et de sa présomption. Heureusement l'écono- mie politique lui restait encore, comme un amusement. Bien qu'elle doive être considérée comme une science, c'est-à-dire comme un tout organique, cependant quelques-unes de ses parties intégrantes en peuvent être détachées et considérées isolément. Sa femme lui lisait de temps à autres les débats du parlement ou les nouveautés de la librairie en matière d'économie politique; mais, pour un littérateur profond et érudk, c'était là une triste nourriture ; pour quiconque a manié la logique, ce sont les rogatons dé l'esprit humain. Un ami d'Edimbourg cependant lui envoya en 1819 un livre de Ricardo, et avant d'avoir achevé le premier chapitre, se rappelant qu'il avait lui-même phophétisé la venue d'un législateur de cette science, il s'écriait : u Voilà l'homme! » L'étonnement et la curiosité étaient ressuscites. Mais sa plus grande, sa plus délicieuse surprise était qu'il pût encore s'inté- resser à une lecture quelconque. Son admiration pour Kicardo en fut naturellement augmentée. Un si profond ouvrage était-il véritablement né en Angleterre, au XIX* siècle? Car il supposait que toute pensée était morte en Angleterre. Ricardo avait d'un seul coup 2S6 LES PARADIS ARTIFICIELS. trouvé la loi, créé la base ; il avait jeté lin rayon de lumière dans tout ce ténébreux cbaos de matériaux où s'étaient perdus ses devanciers. Notre rêveur tout en- flammé, tout rajeuni, réconcilié avec la pensée et le tra- vail, se meta écrire, ou plutôt il dicte à sa compagne. II lui semblait que l'œil scrutateur de Ricardo avait laissé fuir quelques vérités importantes, dont l'analyse, réduite par les procédés algébriques, pouvait faire la mia- tière d'un intéressant petit volume. De cet effort de ma- lade résultèrent les Prolégomènes pour tous les systèmes futurs (T économie politique ^ Il avait fait des arran- gements avec un imprimeur de province, demeurant à dix-huit milles de son habitation; on avait même, dans le but de composer l'ouvragé plus vite, engagé un compositeur supplémentaire; le livre avait été annoncé deux fois; mais, hélas I il restait une préface a écrire (la fatigue d'une préface!) et une ùiagnifique dédicace à M. Ricardo; quel labeur pour un .cerveau débilité par les délices d'une orgie permanente! humiliation d'un auteur nerveux, tyrannisé par l'atmosphère intérieure! L'impuissance se dressa, ter- rible, infranchissable, comme les glacés du pôle; tous les arrangements furent contrémandés, le compositeur congédié, et les Prolégomènes, honteux, se couchèrent, pour longtemps, à côté de leur frère aîné, le fameux livre suggéré par Spinosa. 1. Quoi que dise De Quincey sur son impuissance spirituelle., ce livre, ou quelque chose d'analogue ayant trait à Ribardo, a paru postérieurement. Voir le catalogue de ses œuvres complètes.. . . ' TORTURES DE L*OPIUM. 2«7 Horrible situation! avoir Tesprit fourmillant d'idées, et ne plus pouvoir franchir le pont qui sépare les cam- pagnes imaginaires de la rêverie des moissons posi- tives de l'action I Si celui qui me lit maintenant a connu les nécessités de la production, je n'ai pas besoin de lui décrire le désespoir d'un noble esprit, clairvoyant, habile, luttant contre cette damnation d'un genre si particulier. Abominable enchantement I Tout ce que j'ai dit sur l'amoindrissement de la volonté dans mon étude sur le haschisch est applicable à l'opium. Répondre à des lettres? travail gigantesque, remis d'heure en heure, de jour en jour, de mois en mois. Affaire d'argent? harassante puérilité. L'écono- mie domestique est alors plus négligée que l'économie politique. Si un cerveau débilité par l'opium était tout entier débilité, si, pour me servir d'une ignoble locu- tion, il était totalement abruti, le mal serait évidem- ment moins grand, ou du moins plus tolérable. Mais un mangeur d'opium ne perd aucune de ses aspira- tions morales ; il voit le devoir, il l'aime ; il veut rem- plir toutes les conditions du possible; mais sa puis- sance d'exécution n'est plus à là hauteur de sa conception. Exécuter! que dis-je? peut-il même essayer? C'est le poids d'un cauchemar écrasant toute la volonté. Notre malheureux devient alors une espèce de Tantale, ardent à aimer son devoir, impuissant à y courir; un esprit, un pur esprit, hélas! condamné à désirer ce qu'il ne peut acquérir; un brave guerrier, insulté dans ce qu'il a de plus cher et fasciné par une 288 LES PARADIS ARTIFICIELS. « fatalité qui lui ordonne de garder le lit, où il se con- sume dans une rage impuissante I Ainsi le châtiment était venu, lent mais terrible. Hélas! ce n'était pas seulement par cette impuissance spirituelle qu'il devait se manifester, mais aussi par des horreurs d'une nature plus cruelle et plus positive. Le premier symptôme qui se fit voir dans réconomie physique du mangeur d'opium est curieux à noter. C'est le point de départ, le germe de toute une série de douleurs. Les enfants sont, en général, doués de la singulière faculté d'apercevoir, ou plutôt de créer, sur la toile féconde des ténèbres, tout un monde de visions bizarres. Cette faculté, chez les uns, agit par- fois sans leur volonté. Mais quelques autres ont. la puissance de les évoquer ou de les congédier à leur gré. Par un cas semblable, notre narrateur s'aperçut qu'il redevenait enfant. Déjà, vers le /milieu de 1817, cette dangereuse faculté le tourmentait cruellement. Couché, mais éveillé, des processions funèbres et magnifiques défilaient devant ses yeux; d'intermiuables bâtiments se dressaient, d'un caractère antique et solennel. Mais les rêves du sommeil participèrent bientôt des rêves de la veille, et tout ce que son œil évoquait dans les ténèbres se produisit dans son som- meil avec une splendeur inquiétante, insupportable. Midas. changeait en or toiit ce qu'il touchait, et se sen* tait martyrisé par cet ironique privilège. De môme le mangeur d'opium transformait en réalités inévitables tous les objets de ses rêveries. Toute cette fantasma- TORTURKS DE L'OPIUM. 289 gorie, si belle et si poétique qu'elle fût en apparenco, était accompagnée d'une angoisse profonde et d'une aoire mélancolie. H lui semblait, chsque nuit, qu'il descendait indéfiniment dans des abîmes sans lumière, au delà de toute profondeur connue, sans espérance de pouvoir remonter. Kt, même après le réveil, per- sistait une tristesse, une désespérance voisine de l'anéantissement. Phénomène analogue à quelques-uns de ceux qui se produisent dans l'ivresse du haschisch, le sentiment de l'espace et, plus tard, le sentiment de la. durée furent singulièrement affectés. Monuments et paysages prirent des formes trop vastes pour ne pas être une douleur pour l'œil humain. L'espace s'enfla, pour ainsi dire, à l'infini. Mais l'expansion du temps devint une angoisse encore plus vive; les sentiments et les idées qui remplissaient la durée d'une nuit représentaient pour lui la valeur d'un siècle. En outre les plus vulgaires événements de l'enfance, d6s scènes depuis longtemps oubliées, se reproduisirent dans son cerveau, vivants d'une vie nouvelle. Éveillé, il ne s'en serait peut-être pas souvenu; mais dans le sommeil, il les reconnaissait immédiatement. De même que l'homme qui se noie revoit, dans la minute suprême de l'agonie, toute sa vie comme dans un mi- roir; de même que le damné lit, en une seconde, le terrible compte rendu de toutes ses pensées terrestres ; de même que les étoiles voilées par la lumière du jour reparaissent avec la nuit, de même aussi toutes les inscriptions gravées sur la mémoire inconsciente repa- IV. 17 I î aOO LES PARADIS ARTIFICIELS. rurent comme par Teffet d'une encre sympathique. L'auteur illustre les principales caractéristiques de ses rêves par quelques échantillons d'une nature étrange et redoutable; un, eûtre autres, où par la logique particulière qui gouverne les événements du sommeil, deux éléments historiques très-distants se juxtaposent dans son cerveau de la manière la plus bizarre. Ainsi, dans l'esprit enfantin d'un campagnard, une tragédie devient parfois le dénouement de la comédie qui a ouvert le spectacle : « Dans ma jeunesse, et même depuis, j'ai toujours été un grand liseur de Tite-Live ; il a toujours fait un de mes plus chers délassements; j'avoue que je le pré- fère, pour la matière et pour le style, à tout autre historien romain, et j'ai senti toute l'effrayante et so- lennelle sonorité, toute l'énergique représentation de la majesté du peuple romain dans ces deux mots qui reviennent si souvent à travers les récits de Tite-Live ; Consul Romanus, particulièrement quand le consul se présente avec son caractère militaire. Je veux dire que les mots : roi, sultan, régent, ou tous autres titres appartenant aux hommes qui personnifient en eux la majesté d'un grand peuple , n'avaient pas puissance pour m'inspirer le même respect. Bien que je ne sois pas un grand liseur de choses historiques, je m'étais également familiarisé, d'une. manière minutieuse et critique, avec une certaine période de l'histoire d'An- gleterre, la période de la guerre du Parlement, qui m'avait attiré par la grandeur morale de ceux qui y TORTURES DE L'OPIUM. :291 ont figuré et par les nombreiix mémoires intéressants qui ont survécu à ces époques troublées*. Ces deux parties de mes lectures de loisir, ^yant souvent fourni matière à mes réflexions, fournissaient maintenant une pâture à mes rêves. Il m'est arrivé souvent de voir, pendant que j'étais éveillé, une sorte de répéti- tion de théâtre, se-peignant plus tard sur les ténèbres complaisantes , — une foule de dames, — peut-être une fête et des danses. Et j'entendais qu'on disait, ou je me disais à moi-même : « Ce sont les femmes et les filles de ceux qui s'assemblaient dans la paix, qui s'asseyaient aux mêmes tables, et qui étaient alliés par le mariage ou par le sang; et cependant, depuis un certain jour d'août 16^2, ils ne se sont plus jamais souri et ne se sont désormais rencontrés que sur les champs de bataille ; et à Marston-Moor, à Newbury ou à Naseby, ils ont tranché tous les liens de l'amour avec le sabre cruel, et ils ont effacé avec le sang le souve- nir des amitiés anciennes. » Les dames dansaient, et elles semblaient aussi séduisantes qu'à la cour de George IV. Cependant je savais, même dans mon rêve, qu'elles étaient dans le tombeau depuis près de deux siècles. Mais toute cette pompe devait se dis- soudre soudainement; à un claquement de mains, se faisaient entendre ces mots dont le son me remuait le cœur : Consul Romanus! et immédiatement arrivait, balayant tout devant lui, magnifique dans son man- teau de campagne, Paul-Émile ou Marins, entouré d*une compagnie de centurions , faisant hisser la 202 LES PARADIS ARTIFICIELS. tunique rouge au bout d'une lance, et suivi de l'ef- frayant hourra des légions romaines. » D'étonnantes et monstrueuses architectures se dres- saient dans son cerveau, semblables à ces construc^ tions mouvantes que l'œil du poète aperçoit dans les nuages colorés par le soleil couchant. Mais bientôt à ces rêves de terrasses, de tours, de remparts, mon- tant à des hauteurs inconnues et s'enfonçant dans d'immenses profondeurs, succédèrent des lacs et de vastes étendues d'eau. L'eau devint l'élément obsé- dant. Nous avons déjà noté, dans notre travail sur le haschisch, cette étonnante prédilection du cerveau pour l'élément liquide et pour ses mystérieuses séduc- tions. Ne dirait-on pas qu'il y a une singulière parenté entre ces deux excitants, du moins dans leurs effets sur l'imagination, ou, si l'on préfère cette explication, que le cerveau humain, sous l'empire d'un excitant, s'éprend plus volontiers de certaines images? Les eaux changèrent bientôt de caractère, et les lacs transpa- rents, brillants comme des miroirs, devinrent des mers et des océans. Et puis une métamorphose nouvelle fit de ces eaux magnifiques, inquiétantes seulement par leur fréquence et par leur étendue, un affreux tour- ment. Notre auteur avait trop aimé la foule, s'était trop délicieusement plongé dans les mers de la multi- tude, pour que la face humaine ne prît pas dans ses rêves une part despotique. Et alors se manifesta ce qu'il a déjà appelé, je crois, la tyrannie de la face hu- maine. « Alors sur les eaux mouvantes de l'Océan com- TORTURES DE L'OPIUM. 293 mença à se montrer le visage de Thomme; la mer m'apparut pavée d'innombrables têtes tournées vers le ciel; des visages furieux, suppliants, désespérés, se mirent à danser à la surface, par milliers, par my- riades, par générations, par siècles; mon agitation devint infinie, et mon esprit bondit et roula comme les lames de TOcéan. » Le lecteur a déjà remarqué que depuis longtemps l'homme n'évoque plus les images, mais que les images s'offrent à lui, spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les congédier ; car la volonté n'a plus de force et ne gouverne plus les facultés. La mémoire poétique, jadis source infinie de jouissances, est de- venue un arsenal inépuisable d'instruments de sup- plices. En 1818, le Malais dont nous avons parlé le tour- mentait cruellement; c'était un visiteur insupportable. Comme l'espace, comme le temps, le Malais s'était multiplié. Le Malais était devenu l'Asie elle-même; l'Asie antique, solennelle, monstrueuse et compliquée comme ses temples et ses religions ; où tout, depuis les aspects les plus ordinaires de la vie jusqu'aux sou- venirs classiques et gi'andioses qu'elle comporte, est fait pour confondre et stupéfier l'esprit d'un Euro- péen. Et ce n'était pas seulement la Chine, bizarre et artificielle, prodigieuse et vieillotte comme un conte de fées, qui opprimait son cerveau. Cette image appe- lait naturellement l'image voisine de l'Inde, si mysté- rieuse et si inquiétante pour un esprit de l'Occident ; 294* LES PARADIS ARTIFICIELS. et puis la Chine et l'Inde formaient bientôt avec rÉgypte une triade menaçante, un cauchemar com- plexe, aux angoisses variées. Bref, le Malais avait évo- qué tout l'immense et fabuleux Orient. Les pages sui- vantes sont trop belles pour que je les abrège : « J'étais chaque nuit transporté par cet homme au milieu de tableaux asiatiques. Je ne sais si d'autres personnes partagent mes sentiments en ce point; mais j'ai souvent pensé que, si j'étais forcé de quitter l'An- gleterre et de vivre en Chine, parmi les modes, les manières et les décors de la vie chinoise, je devien- drais fou. Les causes de mon horreur sont profondes, et quelques-unes doivent être communes à d'autres hommes. L'Asie méridionale est en général un siège d'images terribles et de redoutables associations d'idées; seulement, comme berceau du genre humain, elle doit exhaler je ne sais quelle vague sensation d'effroi et de respect. Mais il existe d'autres raisons. Aucun homme ne prétendra que les étranges, barbares et capricieuses superstitions de l'Afrique, ou des tribus sauvages de toute autre contrée, puissent l'affecter de la même manière que les vieilles, monumentales, cruelles et compliquées religions de l'Indoustan. L'an- tiquité des choses de l'Asie, de ses institutions, de ses annales, des modes de sa foi, a pour moi quelque chose de si frappant, la vieillesse de la race et des noms, quel- que chose de si. dominateur, qu'elle suffit pour anni- hiler la jeunesse de l'individu. Un jeune Chinois m'ap- paraît comme un homme antédiluvien renouvelé. Les TORTURES DE L'OPIUM. • 295 Anglais eux-mêmes, bien qu'ils n'aient pas été nourris dans la connaissance de pareilles institutions, ne peu- vent s'empêcher de frissonner devant la mystique subli- mité de ces castes, qui ont suivi chacune un cours à part, et ont refusé de mêler leurs eaux pendant des pé- riodes de temps immémoriales. Aucun homme ne peut ne pas être pénétré de respect par les noms du Gange et de l'Euphrate. Ce qui ajoute beaucoup à de tels sen- timents, c'est que l'Asie méridionale est et a été, depuis des milliers d'années, la partie de la terre la plus four- millante delà vie humaine, la grande oflîcina gentium. L'homme, dans ces contrées, pousse comme l'herbe. Les vastes empires, dans lesquels a toujours été mou- lée la population énorme de l'Asie, ajoutent une gran- deur de plus aux sentiments que comportent les images et les noms orientaux. En Chine surtout, négli- geant ce qu'elle a de commun avec le reste de l'Asie méridionale, je suis terrifié par les modes de la vie, par les usages, par une répugnance absolue, par une barrière de sentimentis qui nous séparent d'elle et qui sont trop profonds pour être analysés. Je trouverais plus commode de vivre avec des lunatiques ou avec des brutes. Il faut que le lecteur entre dans toutes ces idées et dans bien d'autres encore, que je ne puis dire ou que je n'ai pas le temps d'exprimer, pour com- prendre toute l'horreur qu'imprimaient dans mon esprit ces rêves d'imagerie orientale et de tortures mythologiques. a Sous lés deux conditions connexes de chaleur tro- 203 * LES PARADIS ARTIFICIELS. picale et de lumière verticale, je ramassais toutes les créatures, oiseaux, bêtes, reptiles, arbres et plantes, usages et spectacles, que Ton trouve communément dans toute la région des tropiques, et je les jetais pêle-mêle en Chine ou dans Tlndoustan. Par un sen- timent analogue, je m'emparais de TÉgypte et de tous ses dieux, et les faisais entrer sous la même loi. Des singes, des perroquets, des kakatoès me regardaient fixement, me huaient, me faisaient la grimace, ou ja- cassaient sur mon compte. Je me sauvais dans des pagodes, et j'étais, pendant des siècles, fixé au som- met, ou enfermé dans des chambres secrètes. J'étais l'idole; j'étais le prêtre; j'étais adoré; j'étais sacrifié. Je fuyais la colère de Brahma à travers toutes les forêts de l'Asie; Vishnû me haïssait; Siva me tendait une embûche. Je tombais soudainement chez Isis et Osiris; j'avais fait quelque chose, disait-on, j'avais commis un crime qui faisait frémir l'ibis et le crocodile. J'étais enseveli, pendant un millier d'années, dans des bières de pierre, avec des momies et des sphinx , dans les cellules étroites au cœur des éternelles pyramides. J'étais baisé par des crocodiles aux baisers cancéreux ; et je gisais, confondu avec une foule de choses inex- primables et visqueuses, parmi les boues et les roseaux du Nil. « Je donne ainsi au lecteur un léger extrait de mes rêves orientaux, dont le monstrueux théâtre me rem- plissait toujours d'une telle stupéfaction que l'horrenr elle-même y semblait pendant quelque temps absorbée. TORTURES DE L'OPIUM. 297 Mais tôt ou tard se produisait un reflux de sentiments où rétonnement à son tour était englouti, et qui me livrait non pas tant à la terreur qu'à une sorte de haine et d'abomination pour tout ce que je voyais. Sur chaque être, sur chaque forme, sur chaque menace, punition, incarcération ténébreuse, planait un sentiment d'éter- nité et d'infini qui me causait l'angoisse et l'oppression de la folie. Ce n'était que dans ces rêves-là , sauf une ou deux légères exceptions, qu'entraient les circon- stances de l'horreur physique. Mes terreurs jusqu'alors n'avaient été que morales et spirituelles. Mais ici les agents principaux étaient de hideux oiseaux, des ser- pents ou des crocodiles, principalement ces derniers. Le crocodile maudit devint pour 'moi Tobjet de plus d'horreur que presque tous les autres. J'étais forcé de vivre avec lui, hélas! (c'était toujours ainsi dans mes rêves) pendant des siècles. Je m'échappais quelque- fois, et je me trouvais dans des maisons chinoises meu- blées de tables en roseau. Tous les pieds des tables et des canapés semblaient doués de vie; l'abominable tête du crocodile, avec ses petits yeux obliques, me regardait partout, de tous les côtés, multipliée par des répétitions innombrables; et je restais là, plein d'hor- reur et fasciné. Et ce hideux reptile hantait si souvent mon sommeil que, bien des fois, le même rêve a été interrompu de la même façon; j'entendais de douces voix qui me parlaient (j'entends tout, même quand je suis assoupi), et immédiatement je m'éveillais. Il était grand jour, plein midi, et mes enfants se tenaient 17. 298 LES PARADIS ARTIFICIELS. debout, la main dans la main, à côté de mon lit; ils venaient me montrer leurs souliers dé couleur, leurs habits neufs, me faire admirer leur toilette avant d'aller à la promenade. J'affirme que la transition du maudit crocodile et des autres monstres et inexprimables avortons de mes rôves à ces innocentes créatures, à cette simple enfance humaine, était si terrible, que, dans la puissante et soudaine révulsion de mon esprit, je pleurais, sans pouvoir m'en empêcher, en baisant leurs visages. » Le lecteur attend peut-être, dans cette galerie d'im- pressions anciennes répercutées sur le sommeil, la figure mélancolique de la pauvre Ann. A son tour, la voici. L'auteur a remarqué que la mgrt de ceux qui nous sont chers, et généralement la contemplation de la mort, affecte bien plus notre àme pendant l'été que dans les autres saisons de Tannée. Le. ciel y paraît plus élevé, plus lointain, plus infini. Les nuages, par lesquels l'œil apprécie la distance du pavillon céleste, y sont plus volumineux et accumulés par masses plus vastes et plus solides , la lumière et les spectacles du soleil à son déclin sont plus en accord avec le carac- tère de l'infini. Mais la principale raison, c'est que la prodigalité exubérante de la vie estivale fait un con- traste plus violent avec la stérilité glacée du tombeau. D'ailleurs, deux idées qui sont en rapport d'antago- ijisme s'appellent réciproquement, et l'une suggère l'ailtre. Aussi l'auteur nous avoue que, dans )es inter- TORTURES DE UOPIUM. 299 minables journées d'été, il lui e3t difficile de ne pas penser à la mort; et l'idée de la mort d'une personne connue ou chérie assiège son esprit plus obstinément pendant la saison splendide. Il lui sembla, un jour, qu'il était debout à la porte de son cottage; c'était (dans son rêve) un dimanche matin du mois de mai, un dimanche de Pâques, ce qui ne contredit en rien Talmanach des rêves. Devant lui s'étendait le paysage connu, mais agrandi, mais solennisé par la magie du sommeil. Les montagnes étaient plus élevées que les Alpes, et les prairies et les bois, situés à leurs pieds, infiniment plus étendus; les haies, parées de roses: blanches. Comme c'était de fort grand matin, aucune créature vivante ne se faisait voir, excepté des bes- tiaux qui se reposaient dans le cimetière sur des tombes verdoyantes, et particulièrement autour de la sépulture d'un enfant qu'il, avait tendrement chéri (cet enfant avait été réellement enseveli ce même été ; et un matin, avant le lever du soleil, l'auteur avait réellement vu ces animaux se reposer auprès de cette tombe). Il se dit alors : « 11 y a encore assez longtemps à attendre avant le lever du soleil; c'est aujourd'hui dimanche de Pâques; c'est le jour où Ton célèbre les premiers fruits de la résurrection. J'irai me promener dehors; j'oublierai aujourd'hui mes vieilles peines; Fair est frais et calme ; les montagnes sont hautes et s'étendent ,au loin vers le ciel ; les clairières de la forêt sont aussi paisibles que le cimetière ; la rosée lavera la fièvre de mon front, et ainsi je cesserai 300 LES PARADIS ARTIFICIELS. enfin d'être malheureux. » Et il allait ouvrir la porte du jardin, quand le paysage, à gauche, se transforma. C/ëtait bien toujours un dimanche de Pâques, de grand matin ; mais le décor était devenu oriental. Les coupoles et les dômes d'une grande cité dente- laient vaguement l'horizon (peut-être était-ce le souve- ï\\r de quelque image d'une Bible contemplée dans Venfance). Non loin de lui, sur une pierre, et ombra- gée par des palmiers de Judée, une femme était assise. C'était Ann I • « Elle tint ses yeux fixés sur moi avec un regard intense, et je lui dis, à la longue : « Je vous ai donc enfin retrouvée! » J'attendais; mais elle ne me répon- dit pas un mot. Son visage était le même que quand je le vis pour la dernière fois, et pourtant, combien il était différent! Dix-sept ans auparavant, quand la lueur du réverbère tombait sur son visage, quand pour la dernière fois je baisai ses lèvres (tes lèvres, Ann! qui pour moi ne portaient aucune souillure), ses veux ruisselaient de larmes; mais ses larmes étaient maintenant séchées; elle semblait plus belle qu'acné n'était à cette époque, mais d'ailleurs en tous points la même, et elle n'avait pas vieilli. Ses regards étaient tranquilles, mais doués d'une singulière solennité d'expression, et je la contemplais alors avec une espèce de crainte. Tout à coup, sa physionomie s'obscurcit; me tournant du côté des montagnes, j'aperçus des vapeurs qui roulaient entre nous deux ; en un instant tout s'était évanoui'; d'épaisses ténèbres arrivèrent; TORTURES DE L'OPIUM. 301 et en un clin d'œil je me trouvai loin, bien loin des montagnes, me promenant avec Ann à la lueur des réverbères d'Oxfort-street, . juste comme nous nous promenions dix-sept ans auparavant, quand nous étions, elle et moi, deux enfants. » L'auteur cile encore un spécimen de ses concep- tions morbides, et ce dernier rêve (qui date de 1820) est d'autant pU^s terrible qu'il est plus vague , d'une nature plus insaisissable, et que, tout pénétré qu'il soit d'un sentiment poignant, il se présente dans le décor mouvant, élastique, de l'infini. Je dés- I espère de rendre convenablement la magie du style anglais : « Le rêve commençait par une musique que j'en- tends souvent dans mes rêves, une musique prépara- toire, propre à réveiller l'esprit et à le tenir en sus- pens; une musique semblable à l'ouverture du service du couronnement, et qui, comme celle-ci, donnait l'impression d'une vaste marche, d'une défilade infinie de cavalerie et d'un piétinement d'armées innom- brables. Le matin d'un jour solennel était arrivé, — d'un jour de crise et d'espérance finale pour la nature humaine, subissant alors quelque mystérieuse éclipse et travaillée par quelque angoisse redoutable. Quelque part, je ne sais pas où, — d'une manière ou d'une autre, je ne savais pas comment, par n'importe quels êtres, je ne les connais pas, — une bataille, une lutte était livrée, — une agonie était subie, — qui se déve- loppait comme un grand drame ou un morceau de 302 LES PARADIS ARTIFICIELS. musique; — et la sympathie que j'en ressentais me devenait un supplice à cause de mon incertitude du lieu, de la cause, de la nature et du résultat possible de l'affaire. Ainsi qu'il arrive d'ordinaire dans les rêves,, où nécessairement nous faisons de nous-mêmes le centre de tout mouvement, j'avais le pouvoir, et cependant je n'avais pas le pouvoir de la décider; j'avais la puissance, pourvu que je pusse me hausser jusqu'à vouloir, et néanmoins, je n'avais pas cette puissance, à cause que j'étais accablé sous le poids de vingt Atlantiques ou sous l'oppression d'un crime inexpiable. Plus profondément que jamais n'est descendu le plomb de la sonde, je gisais immobile, inerte. Alors, comme un chœur, la passion prenait un son plus pro- fond. Un très-grand intérêt était en jeu, une cause plus importante que jamais n'en plaida l'épée ou n'en pro- clama la trompette. Puis arrivaient de soudaines alarmes; çà et là des pas précipités; des épouvantes de fugitifs innombrables. Je ne savais pas s'ils venaient de la bonne cause ou de la mauvaise : — ténèbres et lumières; — tempêtes et faces humaines; — et à la fm, avec le sentiment que tout était perdu, parais- saient des formes de femmes, des visages que j'aurais voulu reconnaître, au prix du monde entier, et que je ne pouvais entrevoir qu'un seul instant ; — et puis des mains crispées, des séparations à déchirer le cœur ; — et puis des adieux éternels ! et avec un soupir comme celui que soupirèrent les cavernes de l'enfer, quand .a mère incestueuse proféra le nom abhorré de la Mort, TORTURES DE L'OPItJM. 303 le son était répercuté : Adieux éternels! et puis, et puis encore, d'écho en écho, répercuté : — Adieux éternels ! c « Et je m'éveillais avec des convulsions, et je criais à haute voix : Non I je ne veux plus dormir ! » ' W ^ ■ *■' 30i LKS PARADIS ARTIFICIELS. LN FAUX DÉNOUEMENT De Quiiicey a singulièrement écourté la fin de son livre, tel du moins qu'il parut primitivement. Je me rappelle que la première fois que je le lus, il y a de cela bien des années (et je ne connaissais pas la deuxième partie, Suspiria de profundis, qui d'ailleurs n'avait pas paru), je' me disais de temps à autre : Quel peut être le dénouement d'un pareil livre? La mort? la folie? Mais Fauteur, parlant sans cesse en son nom personnel, est resté évidemment dans un état de santé, qui, s*il n*est pas tout à fait normal et ext^ellent, lui permet néanmoins de se livrer à un travail littéraire. Ce qui me paraissait le plus probable, c'était le stala quo; c'était qu'il s'accoutumât à ses douleurs, qu'il prît son parti sur les effets redoutables de sa bizarre hygiène ; et enfin je me disais : Robinson peut à la fin sortir de son île ; un navire peut aborder à un rivage, si inconnu qu'il soit, et en ramener l'exilé solitaire ; mais quel homme peut sortir de l'empire de l'opium ? Ainsi, continuais-je en moi-même, ce livre singulier, confession véridique ou pure conception de l'esprit UN FAUX DÉNOUEMENT. 305 (œtte dernière hypothèse étant -tout à fait improbable à cause de l'atmosphère de vérité qui plane sur tout l'ensemble et de Taccent inimitable de sincérité qui accompagne chaque détail), est un livre sans dénoue- ment. 11 y a évidemment des livres, comme des aven- tures, sans dénouement! Il y a des situations éter- nelles; et tout ce qui a rapport à l'irrémédiable, à l'irréparable, rentre dans cette catégorie. Cependant je me souvenais que \e mangeur (^ opium avait annoncé quelque part, au commencement, qu'il avait réussi finalement à dénouer, anneau par anneau, la chaîne maudite qui liait tout son être. Donc le dénouement était pour moi tout à fait inattendu, et j'avouerai fran- chement que, quand je le connus, malgré tout son appareil de minutieuse vraisemblance, je m'en défiai instinctivement. J'ignore si le lecteur partagera mon impression à cet égard; mais je dirai que la manière subtile, ingénieuse, par laquelle l'infortuné sort du labyrinthe enchanté où il s'est perdu par sa faute, me parut une invention en faveur d'un certain cant bri- tannique, un sacrifice où la vérité était immolée en l'iionneur de la pudeur et des préjugés publics. Rappe- lez-vous combien de précautions il a prises avant de commencer le récit de son Iliade de maux, et avec, quel soin il a établi le droit de faire des confessions, même profitables. Tel peuple veut des dénouements moraux, et tel autre des dénouements consolants. Ainsi les femmes, par exemple, ne veulent pas que les mé- chants soient récompensés. Que dirait le public de nos 306 LES PARADIS ARTIFICIELS. théâtres, s*ii ne trouvait pas, à la fm du cinquième acte, la catastrophe voulue par la justice , qui rétablit l'équilibre normal, ou plutôt utopique, entre toutes les parties, — cette catastrophe équitable attendue im- patiemment pendant quatre longs actes? Bref, je crois que le public n'aime pas le^ impénitents, et qu'il les considère volontiers comme des insolents. De Quincey a peut-être pensé de même, et il s'est mis en règle. Si ces pages, écrites plus tôt, étaient par hasard tom- bées sous ses yeux, j'imagine qu'il aurait daigné com- plaisamment sourire de ma défiance précoce et moti- vée; en tout cas, je m'appuie sur son texte, si sincère en toute autre occasion et si pénétrant, et je pourrais déjà annoncer ici une certaine troisième prostration devant la noire idole (ce qui implique une deuxième) dont nous aurons à parler plus tard. Quoi qu'il en soit, voici ce dénouement. Depuis longtemps, l'opium ne faisait plus sentir son empire par des enchantements, mais par des tortures, et ces tortures (ce qui est parfaitement croyable et en accord avec toutes les expériences relatives à la difficulté de rompre de vieilles habitudes, de quelque nature qu'elles soient) avaient commencé avec les premiers efforts pour se débarrasser de ce tyran journalier. Entre deux agonies, l'une venant de l'usage continué, l'autre de l'hygiène interrompue, l'auteur préféra, nous dit-il, celle qui impliquait une chance de délivrance. (( Combien prenais-je d'opium à cette époque, je ne saurais le dire; car l'opium dont j'usais avait été UN FAUX DÉNOUEMENT. 307 acheté par un mien ami, qui plus tard ne voulut pas être remboursé ; de sorte que je ne peux pas détermi- ner quelle quantité j'absorbai dans l'espace d'une année. Je crois néanmoins que j'en prenais très-irré- gulièrement, et que je variais la dose de cinquante ou soixante grains à cent cinquante par jour. Mon pre- mier soin fut de la réduire à quarante, à trente, et enfin, aussi souvent que je le pouvais, à douze grains. » Il ajoute que parmi différents spécifiques dont il essaya, le seul dont il tira profit fut la teinture ammo- niacale de valériane. Mais à quoi bon (c'est lui qui parle) continuer ce récit de la convalescence et de la guérison ? Le but du livre était de montrer le mer- " veilleux pouvoir de l'opium soit pour le plaisir, soit pour la douleur; le livre est donc fini. La morale du récit s'adresse seulement aux mangeurs d'opium. Qu'ils apprennent à trembler, et qu'ils sachent, par cet exemple extraordinaire, que l'on peut, après dix- sept années d'usage et huit années d'abus de l'opium, renoncer à cette substance. Puissent-ils, ajoute-t-il, dé- velopper plus d'énergie dans leurs efforts et atteindre finalement le même succès! « Jérémie Taylor conjecture qu'il est peut-être aussi douloureux de naître que de mourir. Je crois cela fort probable; et durant la longue période consacrée à la diminution de l'opium, j'éprouvai toutes les tortures d'un homme qui passe d'un mode d'existence à un autre. Le résultat ne fut pas la mort, mais une sorte de renaissance physique... Il me reste encore comme 308 LES PARADIS ARTIFICIELS. un souvenir de mon premier état ; mes rêves ne sont pas parfaitement calmes;- la redoutable turgescence et l'agitation de la tempête ne sont pas entièrement apaisées; les légions dont mes songes étaient peuplés se retirent, n>ais ne sont pas toutes parties; mon sommeil est tumultueux, et, pareil aux portes du Paradis quand nos premiers parents se retournèrent pour les contempler, il est toujours, comme dit le vers effrayant de Milton : Encombré de faces menaçantes et de bras flamboyants. » L'appendice (qui date de 1822) est destiné à corro- borer plus minutieusement la vraisemblance de ce dénouement, à lui donner pour ainsi dire une rigou- ' reuse physionomie médicale. Être descendu d'une dose de huit mille gouttes à une dose modérée variant de trois cents à cent soixante était certainement un assez magnifique triomphe. Mais l'effort qui restait à faire demandait encore plus d'énergie que l'auteur ne s'y attendait, et la nécessité de cet effort devint de plus en plus manifeste. Il s'aperçut particulièrement d'un certain endurcissement, d'un manque de sensi- bilité dans l'estomac, qui semblait présager quelque affection squirreuse. Le médecin affirma que la conti- nuation de l'usage de l'opium, quoique en doses ré- duites, pouvait amener un pareil résultat. Dès lors, serment d'abjurer l'opium, de l'abjurer absolument. Le récit de ses efforts, de ses hésitations, des douleurs physiques résultant des premières victoires de la vo- UN FAUX DÉNOUEMENT. 309 lonté, est vraiment intéressant. Il y a des diminutions progressives; deux fois il arrive à zéro; puis ce sont des rechutes, rechutes où il compense largement les abstinences précédentes. En somme, l'expérience des six premières semaines donna pour résultat une effroyable irritabilité dans tout le système^, particu- lièrement dans l'estomac, qui parfois revenait à un état de vitalité normale, et d'autres fois souffrait étrangement; une agitation qui ne cessait ni jour ni nuit; un sommeil (quel sommeil!) de trois heures au plus sur vingt-quatre, et si léger qu'il entendait les plus petits bruits autour de lui; la mâchoire inférieure constamment enflée ; des ulcérations de la bouche et, parmi d'autres symptômes plus ou moins déplorables, de violents éternuments, qui, d'ailleurs, ont toujours accompagné ses tentatives de rébellion contre l'opium (cette espèce nouvelle d'infirmité durait quelquefois deux heures et revenait deux ou trois fois par jour) ; de plus, une sensation de froid, et enfin un rhume effroyable, ce qui ne s'était jamais produit sous, l'em- pire de l'opium. Par l'usage des amers, il est parvenu à ramener l'estomac à l'état normal, c'est-à-dire à perdre, comme les autres hommes, la conscience des opérations de la digestion. Le quarante-deuxième jour, tous ces symptômes alarmants disparurent enfin pour faire place à d'autres; mais il ne sait si ceux-là sont des conséquences de l'ancien abus ou de la suppres- sion de l'opium. Ainsi la transpiration abondante qui, même vers la Noël, accompagnait toute réduction jour- 310 LES PÂHÂDIS ARTIFICIELS. naliére de la dose, avait, dans la saison la plus chaude de Tannée, complètement cessé. Mais d'autres souf- frances physiques peuvent être attribuées à la tempé- rature pluvieuse de juillet dan? la partie de l'Angle- terre où était située son habitation. L'auteur pousse le soin (toujours pour venir en aide aux infortunés qui pourraient se trouver dans le même cas que lui) jusqu'à nous donner un «tableau synop- tique, dates et quantités en regard, des cinq premières semaines pendant lesquelles il commença à mener à bien sa glorieuse tentative.- On y voit de terribles re- chutes, comme de zéro à 200, 300, 350. Mais peut- être bien la descente fut-elle trop rapide, mal graduée, donnant ainsi naissance à des souffrances superflues, lesquelles le contraignaient quelquefois à chercher un secours dans la source môme du mal. Ce qui m'a toujours confirmé dans l'idée que ce dénouement était artificiel, au moins en partie, c'est un certain ton de raillerie, de badinage et même de persiflage qui règne dans plusieurs endrdts de cet appendice. Enfin, pour bien montrer qu'il ne donne pas à son misérable corps cette fanatique attention des valétudinaires, qui passent leur temps à s'observer eux-mêmes, Pauteur appelle sur ce corps, sur cette méprisable a guenille, » ne fût-ce que pour la punir de l'avoir tant tourmenté, les traitements déshonorants que la loi inflige aux pires malfaiteurs; et si les mé- decins de Londres croient que la science peut tirer quelque bénéfice de l'analyse du corps d'un mangeur UN FAUX DÉNOUEMENT. 311 d'opium aussi obstiné qu'il le fut, il leur lègue bien volontiers le sien. Certaines personnes riches de Rome commettaient l'imprudence, après avoir fait un* legs au prince, de s*obstiner à vivre, comme dit plaisam- ment Suétone, et le César, qui avait bien voulu accep* 1er le legs, se trouvait gravement offensé par ces existences indiscrètement prolongées. Mais le mangeur d'opium ne redoute pas de la part des médecins de choquantes marques d'impatience. 11 sait qu'on ne peut attendre d'eux que des sentiments analogifes aux siens, c'est-à-dire répondant à ce pur amour de la science qui le pousse lui-même à leur faire ce don funèbre de sa précieuse dépouille. Puisse ce legs n'être remis que dans un temps infiniment reculé ; puisse ce pénétrant écrivain, ce malade charmant jusque dans ses moqueries, nous être conservé plus longtemps encore que le fragile Voltaire, qui mit, comme on a dit, quatre-vingt-quatre ans à mourir * ! 1. Pendant que nous écrivions ces lignes, la nouvelle de la mort de Tliomas de Quincey est arrivée à Paris. Nous formions ainsi des vœux pour la continuation de cette destinée glorieuse, qui se trouvait coupée brusquement. Le digne émule et ami de Words- Avorth, de Coieridge, de Southcy, de Charles Lamb, de Haziitt et de Wilson, laisse des ouvrages nombreux, dont les principaux sont : Confessions of an english opium-eater ; Suspiria de profun- dis; ihe Cœsars ; Literary réminiscence; Ëssatjs on Uie poets; Autobiographie sketckes ; Memorials : the Note book ; Theological essays : Letters to a young man : Classic records reviewed or de- ciphered: Spéculations, literary and philosophie, with gepnan taies and other narrative papers ; Klosterheim, or the masque ; Logic ofpolitical economy (1844) ; Essays sceptical and antiscepti- cal on problems neglected or misconceived, etc Il laisse non- 312 LES PARADIS ARTIFICIELS. seulement la réputation d'un des esprits les plus originaux, les plus vraiment humoristiques de la vieille Angleterre, mais aussi celle d*un des caractères les plus affables, les plus charitables qui aient honoré l'histoire des lettres, tel enfin qu*il Ta dépeint naïve- ment dans les Suspiria de profundis, dont nous allons entre- prendre Tanalyse, et dont le titre emprunte à cette circonstance douloureuse un accent doublement mélancolique. M. de Quince> est mort à Edimbourg, âgé de soixante-quinze ans. J'ai sous les yeux un article nécrologique, daté du 17 décembre 1859, qui peut fournir matière à quelques tristes réflexions. D'un bout du monde à l'autre la grande folie de la morale usurpe dans toutes les discussions littéraires la place de la pure littéra- ture. Les Pontmartin et autres sermonnaires de salons encombrent les journaux américains et anglais aus^i bien que les nôtres. Déjà, à propos des étranges oraisons funèbres qui suivirent la moit d'Edgar Poô, j'ai eu occasion d'observer que le champ mor- tuaire de la littérature est moins respecté que le cimetière com- mun, où un règlement de police protège les tombes contre les outragea innocents des animaux. Je veux que le lecteur impartial soit juge. Que le mangeur d'opium n'ait jamais rendu à l'humanité de services positifs, que nous importe? Si son Uvre est beau, nous lui devons de la grati- tudOh Buffon, qui dans une pareille question n'est pas suspect, no pensait-il pas qu'un tour de phrase heureux, une nouvelle ma- nière de bien dire, avaient pour l'homme vraiment spirituel une utilité plus grande que les découvertes de la science; en d'autres termes, que le Beau est plus noble que le Vrai? Que de Quincey se soit montré quelquefois singulièrement sévère pour ses amis, quel auteur, connaissant l'ardeur de la pas- sion littéraire, aurait le droit de s'en étonner? Il se maltraitait cruellement lui même; et, d'ailleurs, comme il l'a dit quelque part, et comme avant lui l'avait dit Coleridge, la malice ne vient pas toujours du cœur : il y a une malice de IHntelligence et de Vimagination. Mais voici le chef-d'œuvre de la critique. De Quincey avait dans sa jeunesse fait don à Coleridge d'une partie considérable de son patrimoine : « Sans doute ceci est noble et louable, quoique impi'u- dent, dit le biographe anglais; mais on doit se souvenir qu'il vint un temps où, victime de son opium, sa santé étant délabrée UiN FAUX DÉNOUEMENT. 313 et ses affaires fort dérangées, il consentit parfaitement à accepter la charité de ses amis. » Si nous traduisons bien, cela veut dire quMl ne faut lui savoir aucun gré de sa générosité, puisque plus tard il a usé de celle des autres. Le Génie ne trouve pas de pareils traits. Il faut, pour s*élever jusque-K't, ôtre doué de Tesprit envieux et quinteux du critique moral. — G. B. 18 314 LES PARADIS ARTIFICIELS. VI LE GÉNIE ENFANT Les Confessions datent de 1822, et les^ Suspkia, qui font leur suite et qui les complètent, ont été écrits en 18^5. Aussi le ton en est-il, sinon tout à fait différent, du moins plus grave, plus triste, plus résigné. En pai- courant mainte et mainte fois ces pages singulières, je ne pouvais m* empêcher de rêver aux différentes mé- taphores dont se servent les poètes pour peindre l'homme revenu des batailles de la vie ; c'est le vieux marin au dos voûté, au visage couturé d'un lacis* inextricable de rides,, qui réchauffe à son foyer une héroïque carcasse échappée à mille aventures; c'est le voyageur qui se retourne le soir vers les campagnes franchies le matin, et qui se souvient, avec attendris- sement et tristesse, des mille fantaisies dont était pos- sédé son cerveau pendant qu'il traversait ces contrées, maintenant vaporisées en horizons. C'est ce que d'une manière générale j'appellerais volontiers le ton du revenant; accent, non pas surnaturel, mais presque étranger à l'humanité, moitié terrestre et moitié extra- terrestre, que nous trouvons quelquefois dans les LE GÉNIE ENFANT. 315 Mémoires d* outre-tombe, quand, la colère ou l'orgueil blessé se taisant, le mépris du grand René pour les choses de la terre devient tout à fait désintéressé. V Introduction des Suspiria nous apprend qu'il y a eu pour le mangeur d'opium, malgré tout l'héroïsme développé dans sa patiente guérison, une seconde et une troisième rechute. C'est ce qu'il appelle a third prostrcition before the dark idol. Même en omettant les 4 raisons physiologiques qu'il allègue pour son excuse, comme de n'avoir pas assez prudemment gouverné son abstinence, je crois que ce malheur était facile à prévoir. Nfais cette fois il n'est plus question de lutte ni de révolte. La lutte et la révolte impliquent toujours une certaine quantité d'espérance, tandis que le déses- poir est muet. Là où il n'y a pas de remède, les plus grandes souffrances se résignent. Les portes, jadis ouvertes pour le retour, se sont refermées, et l'homme marche avec docilité dans sa destinée. Suspiria de pro- fundis ! Ce livre est bien nommé. L'auteur n'insiste plus pour nous persuader que les Confessions avaient été écrites, en partie du moins, dans un but de santé publique. Elles se donnaient pour objet, nous dit-il plus franchement, de montrer quelle puissance a l'opium pour augmenter la faculté naturelle de rêverie. Rêver magnifiquement n'est pas un don accordé à tous les hommes, et, même chez ceux qui le possèdent, il risque fort d'être de plus en plus diminué par la dissipation moderne toujours crois- sante et par la turbulence du progrès matériel. La / 316 LES PARADIS ARTIFICIELS. faculté de rêverie est une faculté divine et mysté- rieuse ; car c'est par le rêve que l'homme communique avec le monde ténébreux dont il est environné. Mais cette faculté a besoin de solitude pour se développer librement; plus Thommè se concentre, plus il est apte à rôver amplement, profondément. Or, quelle solitude est plus grande, plus calme, plus séparée du monde des intérêts terrestres, que celle créée par Topiiim? Les Confessions nous ont raconté les accidents de jeunesse qui avaient pu légitimer l'usage de l'opium. Mais il existe ici jusqu'à présent deux lacunes impor- tantes, l'une comprenant les rêveries engendrées par l'opium pendant le séjour de l'auteur à l'Université (c'est ce qu'il appelle ses Visions d^Oxford); l'autre, le récit de ses impressions d'enfance. Ainsi, dans la deuxième partie comme dans la première, la biographie servira à expliquer et à vérifier, pour ainsi dire, les mystérieuses aventures du cerveau. C'est dans les notes relatives à l'enfonce que nous trouverons le germe des étranges rêveries de l'homme adulte, et, disons mieux, de son génie. Tous les biographes onl compris, d'une manière plus ou moins complète, l'im- portance des anecdotes se rattachant à l'enfance d*un écrivain ou d'un artiste. Mais je trouve que cette importance n'a jamais été suffisamment affirmée. Sou- vent, en contemplant des ouvrages d'art, non pas dans leur matérialité facilement saisissable, dans les hié- roglyphes trop clairs de leurs contours ou dans le sens évident de leurs sujets, mais dans l'âme dont ils sont LE GÉNIE ENFANT. 317 ' doués, dans Timpression atmosphérique qu'ils com- portent, dans la lumière ou dans les ténèbres spiri- tuelles qu'ils déversent sur nos âmes, j'ai senti entrer en moi comme une vision de l'enfance de leurs auteurs. Tel petit chagrin, telle petite jouissance de l'enfant, démesurément grossis par une exquise sensi- bilité, deviennçnt plus tard dans l'homme adulte, même à son insu, le principe d'une œuvre d'art. Enfin, pour m'exprimer d'une manière plus concise ne serait-il pas facile de prouver, par une comparaison philosophique entre les ouvrages d'un artiste mûr et l'état de son âme quand il était enfant, que le génie . n'est que l'enfance nettement formulée, douée mainte- riant, pour s'exprimer, d'organes virils et puissants? Cependant je n'ai pas la prétention de livrer cette idée à la physiologie pour quelque chose de mieux qu'une pure conjecture. Nous allons donc analyser rapidement les princi- pales impressions d'enfance du mangeur d'opium, afin de rendre plus intelligibles les rêveries qui, à Oxford, faisaient la pâture ordinaire de son cerveau. Le lecteur ne doit pas oublier que c'est un vieillard qui raconte son enfance, un vieillard qui, rentrant dans son enfance, raisonne toutefois avec subtilité, et qu'enfin cette en.ance, principe des rêveries postérieures, est revue et considérée à travers le milieu -magique de cette rêverie, c'est-à-dire les épaisseurs transparentes de l'opium. 18. 318 LKS PARADIS ARTIFICIELS. VU CHAGRINS D'ENFANCE. Lui et ses trois sœurs étaient fort jeunes quand leur père mourut, laissant à leur mère une abondante fortune, une véritable fortune de négociant, anglais. Le luxe, le bien-être, la vie large let magnifique sont des conditions très-favorables au développement de la sensibilité naturelle de l'enfant. «N'ayant pas d'autres camarades que trois innocentes petites sœurs, dor- mant même toujours avec elles, enfermé dans un beau et silencieux jardin, loin de tous les spectacles de la pauvreté, de l'oppression et de l'injustice, je ne pou- vais pas, dit-il, soupçonner la véritable complexion de ce monde. » Plus" d'une fois il a remercié la Provi- dence pour ce privilège incomparable, non-seulement d'avoir été élevé à la campagne et dans la solitude, (( mais encore d'avoir eu ses premiers sentiments mo- delés par les plus douces des sœurs, et non pas d' hor- ribles frères toujours prêts aux coups de poing , horrid pugilistic brqthers. » En effet, les hommes qui ont été élevés par les femmes et parmi les femmes ne ressemblent pas tout à fait aux autres hommCvS, en CHAGRINS D'ENFANCE. 319 supposant même l'égalité dans le tempérament ou dans les facultés spirituelles. Le bercement des nourrices, les càlineries maternelles, les chatteries des sœurs, surtout des sœurs aînées, espèce de mères diminutives, transforment, pour ainsi dire, en la pétrissant, la pâte masculine. L'homme qui, dès le commencement, a été longtemps baigné dans la molle atmosphère de la femme, dans l'odeur de ses mains, de son sein, de ses -genoux, de sa chevelure, de ses vêtements souples et flottants, • Dulce balnetim suavibus Unguentatum odoribus, y a contracté une délicatesse d'épiderme et une dis- tinction d'accent, une espèce d'androgynéité, sans lesquelles le génie le plus âpre et le plus viril reste, relativement à la^perfection dans l'art, un être incom- plet. Enfin, je veux dire que le goût précoce du monde féminin, mundi muliebris, de tout cet appareil on- doyant, scintillant et parfumé, fait les génies supé- rieurs ; et je suis convaincu que ma très-intelligente lectrice absout la forme presque sensuelle de mes expressions, comme elle approuve et comprend la pureté de ma pensée. Jane mourut la première. Mais pour son petit frère la mort n'était pas encore une chose intelligible. Jane n'était qu'absente; elle reviendrait sans doute. Une ser- vante, chargée de l'assister pendant sa maladie, l'avait traitée un peu durement deux jours avant sa mort. 320 LES PARAÇIS ARTIFICIELS. Le bruit s'en répandît dans Ja famille, et, à partir de ce moment, le petit garçon ne put jamais regarder cette fille en face. Sitôt qu'elle paraissait, il fichait ses regards en terre. Ce n'était pas de la colère, ce n'était pas l'esprit de vengeance qui dissimule, c'était simple- ment de l'effroi; la sensitive qui se retire à un contact brutal ; terreur et pressentiment mêlés, c'était l'effet produit par cette affreuse vérité, pour la première fois révélée, que ce monde est un monde de malheur, de lutte et de proscription. Mais la seconde blessure de son cœur d'enfant ne fut pas aussi facile à cicatriser. A son tour mourut, après un intervalle de quelques années heureuses, la chère, la noble Elisabeth, intelligence si noble et si précoce, qu'il lui semble toujours, quand il évoque son doux fantôme dans les ténèbres, voir autour de son vaste front une auréole ou une 1;iare de lumière. L'annonce de la fin prochaine de cette créature chérie, plus âgée que lui de deux ans, et qui avait pris déjà sur son esprit tant d'autorité, le remplit d'un déses- poir indescriptible. Le jour qui suivit cette mort, comme la curiosité de la science n'avait pas encore violé cette dépouille si précieuse, il résolut de revoir sa sœur. « Dans les enfants, le chagrin a horreur de la lumière et. fuit les regards humains. » Aussi cette visite suprême devait-elle être secrèt,e et sans témoins. Il était midi, et quand il entra dans la chambre, ses yeux ne rencontrèrent d'abord qu'une vaste fenêtre, toute grande ouverte, par laquelle un ardent soleil CHAGRINS D'ENFANCE. 321 n été précipitait toutes ses splendeurs. « La tempéra- ture était sèche, le ciel sans nuages; les profondeurs azurées apparaissaient comme un type parfait de Tin- fini, et il n'était pas possible pour Toeil de contempler, ni pour le cœur de concevoir un symbole plus pathé- tique de la vie et de la gloire dans la vie. » Un grand malheur, ua malheur irréparable qui nous frappe dans la belle saison de Tannée, porte, dirait-on, un caractère plus funeste, plus sinistre. La mort, nous Tavofis déjà remarqué, je crois, dans l'analyse des Confessions, nous affecte plus profondément sous le règne pompeux de Tété, a II se produit alors une an- tithèse terrible entre Ja profusion tropicale de la vie extérieure et la noire stérilité du tombeau. Nos yeux voient Tété, et notre pensée hante la tombe; la glo- rieuse clarté est autour de nous, et en nous sont les ténèbres. Et ces deux images, entrant en collision, se prêtent réciproquement une force exagérée. » Mais pour Tenfant, qui sera plus tard un érudit plein d'es- prit et d'imagination, pour Tauteur des Confessions et des Suspiria, une autre raison que cet antagonisme avait déjà relié fortement l'image de Tété à Tidée de la mort, — raison tirée de rapports intimes entre les paysages et les événements dépeints dans les* Saintes -Écritures, a La plupart des pensées et des sentiments profonds nous viennent, non pas directement et dans leurs formes nues et abstraites, mais à travers des combinaisons compliquées d'objets concrets. » Ainsi, la Bible, dont uhe jeune servante faisait la lecture 322 LES PARADIS ARTIFICIELS. aux enfants dans les longues et solennelles soirées d'hiver, avait fortement contribué à unir ces deux idées dans son imagination. Cette jeune fille, qui con- naissait rorient, leur en expliquait les climats, ainsi que les nombreuses nuances des étés qui les com- posent. C'était sous un climat oriental, dans un de ces pays qui semblent gratifiés d'un été éternel, qu'un juste, qui était plus qu'un homme, avait subi sa pas- sion. C'était évidemment en été que les disciples arra- chaient les épis de blé. Le dimanche des Rameaux, Palm Sunday, ne fournissait-il pas aussi un aliment à cette rêverie? Sunday, ce jour du repos, image d'un repos plus profond, inaccessible au cœur de l'homme ; palm, palme, un mot impliquant à la fois les pompes de la vie et celles de 'la nature estivale ! Le plus grand événement de Jérusalem était proche quand arriva le dimanche des Rameaux; et le lieu de l'action, que cette fête rappelle, était voisin de Jérusalem. Jérusa- lem, qui a passé, comme Delphes, pour le nombril ou centre de la terre, peut au moins passer pour le centre de la mortalité. Car si c'est là que la Mort a été foulée aux pieds, c'est là aussi qu'elle a ouvert son plus sinistre cratère. Ce fut donc en face d'un magnifique été débordant cruellement dans la chambre mortuaire, qu'il vint,^ pour la dernière fois, contempler les traits de la dé- funte chérie. Il avait entendu dire dans la maison que ses traits n'avaient pas été altérés par la mort. Le front était bien le même, mais les paupières glacées. CHAGRINS D'ENFANCE. 323 les lèvres pâles, les mains roidies le frappèrent horri- blement; et pendant qu'immobile il la regardait, un vent solennel s'éleva et se mit à souffler violemment, « le vent le plus mélancolique, dit-il, que j'aie jamais entendu. » Bien des fois, depuis lors, pendant les journées d'été, au moment où le soleil est le plus chaud, il a ouï s'élever le même vent, w enflant sa même voix profonde, solennelle, memnonienne, reli- gieuse. » C'est, ajoute-t-il, le seul symbole de l'éter- nité qu'il soit donné à l'oreille humaine de percevoir. Et trois fois dans sa vie il a entendu le même son, dans les mêmes circonstances, entre une fenêtre ou- * verte et le cadavre d'nne personne morte un jour d'été. Tout à coup, ses yeux, éblouis par Téclat de la vie extérieure et comparant la pompe et la gloire des cieux avec la glace qui recouvrait le visage de la morte, eurent une étrange vision. Une galerie, une voûte sembla s'ouvrir à travers l'azur, — un chemin pro- longé à l'infini. Et sur les vagues bleues son esprit s'éleva ; et ces vagues et son esprit se mirent à courir vers le trône de Dieu; mais le trône fuyait sans cesse devant son ardente poursuite. Dans cette singulière extase, il s'endormit; et quand il reprit possession de lui-même, il se retrouva assis auprès du lit de sa sœur. Ainsi l'enfant solitaire, accablé par son pre- mier chagrin, s'était envolé vers Dieu, le solitaire par excellence. Ainsi l'instinct, supérieur à toute phi- losophie, lui avait fait trouver dans un rêve céleste 3-24 Ll!:S PARADIS ARTIFICIELS. un soulagement momentané, il crut alors entendre un pas dans l'escalier, et craignant, si on le surprenait dans cette chambre, qu'on ne voulût l'empêcher d'y revenir, il baisa à la hâte les lèvres de sa sœur et se retira avec précaution. Le jour suivant, les médecins vinrent pour examiner le cerveau ; il ignorait le but de leur visite, et, quelques heures après qu'ils se furent retirés, il essaya de se glisser de nouveau dans la chambre; mais la porte était fermée et la clef avait été retirée. 11 lui fut donc épargné de voir, déshonorés par les ravages de la science, les restes de celle dont il a pu ainsi garder intacte une image paisible, immobile et pure comme le marbre ou la glace. Et puis vinrent les funérailles, nouvelle agonie; la souffrance du trajet en voiture avec les indifférents qui causaient de matières tout à fait étrangères à sa dou- leur; les terribles harmonies de l'orgue, et toute cette solennité chrétienne, trop écrasante pour un enfant, que les promesses d'une religion qui élevait sa sœur dans le ciel ne consolaient pas de l'avoir perdue sur la terre. A l'église on lui recommanda de tenir un mouchoir sur ses yeux. Avait-il donc besoin d'affecter une contenance funèbre et de jouer au pleureur, lui qui pouvait à peine se tenir sur ses jambes? La lur mière enflammait les vitraux Qoloriés où les apôlres et les saints étalaient leur gloire ; et, dans les jours qui suivirent, quand on le menait aux offices, ses yeux, fixés sur la partie non coloriée des vitraux, voyaient sans cesse les nuages floconneux du ciel se transfor- CHAGRINS D'ENFANCE. 325 mer en rideaux et en oreillers blancs» sur lesquels repo- saient des têtes d'enfants, souffrants , pleurants , mou- rants. Ces lits peu à peu s'élevaient au ciel et remon- taient vers le Dieu qui a tant aimé les enfants. Plus tard, longtemps après, tiyis passages du service fu- nèbre, qu'il avait entendus certainement, mais qu'il n'avait peut-être pas écoutés ou qui avaient révolté sa douleur par leurs trop âpres consolations, se représen- tèrent à sa mémoire, avec leur sens mystérieux et pro- fond, parlant de délivrance, de résurrection et d'éternité, et devinrent pour lui un thème fréquent de méditation. Mais, bien avant cette époque , il s'éprit pour la soli- tude de ce goût violent que montrent toutes les pas- sions profondes, surtout celles qui ne veulent pas être consolées. Les vastes silences de la campagne, les étés criblés d'une lumière accablante, les après-midi bru- meuses, le remplissaient d'une- dangereuse volupté. Son œil s'égarait dans le ciel et dans le brouillard à la poursuite de quelque chose d'introuvable, il scrutait . opiniâtrement les profondeurs bleues pour y découvrir une image chérie, à qui peut-être, par un privilège spécial, il avait été permis de se manifester une fois encore. C'est à mon très-grand regret que j'abrège la partie, excessivement longue, qui contient le récit de cette douleur profonde, sinueuse, sans issue, comme un labyrinthe. La nature entière y est invoquée, et chaque objet y devient à son tour reorèsentalif de l'idée unique. Cette douleur, de temps a autre, fait pousser des fleurs lugubres et coquettes, à la fois IV. . 19 32U LES PARADIS ARTIFICIELS. tristes et riches ; ses accents funëbrement amoureux se transforment souvent en concetti. Le deuil lui- même n'a-t-il pas ses parures? Et ce n'est pas seule- ment la sincérité de cet attendrissement qui émeut Tesprit; il y a aussi poui; le critique une jouissance singulière et nouvelle à voir s'épanouir ici cette mysti- cité ardente et délicate (jui ne fleurit généralement que dans le jardin de TÉglise romaine. — Enfin une époque arriva, où cette sensibilité morbide, se nourrissant exclusivement d'un souvenir, et ce goût immodéré de la solitude, pouvaient se transformer en un danger positif; une de ces époques décisives, critiques , où l'âme désolée se dit : « Si ceux que nous aimons ne peuvent plus venir à nous, qui nous empêche d'aller à eux? )) où l'imagination, obsédée, fascinée, subit avec délices les sublimes attractions du tombeau. Heureuse- ment l'âge était venu du travail çt des distractions forcées. Il lui fallait endosser le premier harnais de la vie et se préparer aux études classiques. Dans les pages suivantes, cependant plus égayées, nous trouvons encore le même esprit de tendresse féminine appliqué maintenant aux animaux, ces inté- ressants esclaves de l'homme^ aux chats, aux chiens, à tous les êtres qui peuvent être facilement gênés, opprimés, enchaînés. D'ailleurs, l'animal, par sa joie insouciante, par sa simplicité, n'est-il pas une espèce de représentation de l'enfance de l'homme? Ici donc, la tendresse du jeune rêveur, tout en s' égarant sur de nouveaux objets, restait tidèle à son caractère primitif. CHAGRINS D'ENFANCE. 327 Il aimait encore, sous des formes plus ou moins par- faites, la faiblesse, l'innocence et la candeur. Parmi les .marques et les caractères principaux que la des- tinée avait imprimés sur lui, il faut noter aussi une délicatesse de conscience excessive, .qui; jointe à sa sensibilité morbide, servait à grossir démesurément les faits les plus vulgaires, et à tirer des fautes les plus légères, imaginaires même, des terreurs malheu- reuseihent trop réelles. Enfin, qu'on se figure un en- fant de cette nature, privé de l'objet de sa première et de sa plus grande affection, amoureux de la solitude et sans confident. Arrivé à ce point, le lecteur com- prendra parfaitement que plusieurs des phénomènes développés sur le théâtre des rêves ont dû être la répé- tition des épreuves de ses premières années. La des- tinée avait jeté la semence ; l'opium la fit fructifier et la transforma en végétations étranges et abondantes. Les choses de l'enfance, pour me servir d'une méta- phore qui appartient à l'auteur, devinrent le coefficient naturel de l'opium. Cette faculté prématurée, qui lui permettait d'idéaliser toutes choses et de leur donner des proportions surnaturelles, cultivée, exercée long- temps dans la solitude, dut à Oxford, activée outre mesure par l'opium, produire des résultats grandioses et insolites même chez la plupart des jeunes gens de son âge. Le lecteur se rappelle les aventures de notre héros dans les Galles, ses souffrances à Londres et sa récon- ciliation avec ses tuteurs. Le voici maintenant à l'Uni- 4 328 LES PARADIS ARTIFICIELS. versité, se fortiûant dans Tétude, plus enclin que ja- mais à la songerie, et tirant de la substance dont il avait fait, comme nous Tavons dit, connaissance à ^ ^t Londres à propos de douleurs névalgiques, un adjuvant dangereux et puissant pour ses facultés précocement rêveuses. Dès lors, sa première existence entra dans la seconde, et se confondit avec elle pour ne faire qu'un tout aussi intime qu'anormal. Il occupa sa nouvelle vie à revivre sa première. Combien de fois il revit, dans les loisirs de Técole, la chambre funèbre où re- posait le cadavre de sa sœur, la lumière de l'été et la glace de la mort, le chemin ouvert à l'extase à travers la voûte des cîeux azurés ; et puis, le prêtre en surplis blanc à côté d'une tombe ouverte, la bière descen- dant dans la terre, et la poussière rendue à la pous- sière; enfin, les saints, les apôtres et les martyrs du vitrail, illuminés par le soleil et faisant un cadre magnifique à ces lits blancs, à ces jolis berceaux d'en- fants qui opéraient, aux sons graves de l'orgue, leur ascension vers le ciel ! Il revit tout cela, mais il le revit avec variations, fioritures, couleurs plus intenses ou plus vaporeuses ; il revit tout l'univers de son enfance, mais avec la richesse poétique qu'y ajoutait mainte- nant un esprit cultivé, déjà subtil , et habitué à tirer ses plus grandes jouissances de la solitude et du sou- venir. VISIONS D'OXFORD. 329 VIII VISIONS D'OXFORD I LE PALIMPSESTE u Qu'est-ce que le cerveau humain, sinon un pa- limpseste immense et naturel? Mon cerveau est un palimpseste et le vôtre aussi, lecteur. Des couches innombrables d'idées, d'images, de sentiments sont tombées successivement sur votre cerveau, aussi dou- cement que la lumière. Il a semblé que chacune ense- velissait la précédente. Mais aucune en réalité n'a péri. » Toutefois, entre le palimpseste qui porte, su- perposées l'une sur l'autre, une tragédie grecque, une légende monacale et une histoire de chevalerie, et le palimpseste divin créé par Dieu, qui est notre incom- mensurable mémoire, se présente cette différence, que dans le premier il y a comme un chaos fantastique. 330 LES PARADIS ARTIFICIELS. grotesque, une collision entre des éléments hétérogènes; tandis que dans le seœnd la fatalité du tempérament met forcément une harmonie parmi les éléments les plus disparates. Quelque incohérente que soit une existence, l'unité humaine n'en est pas troublée. Tous les échos de la mémoire, si on pouvait les réveiller simultanément, formeraient un concert, agréable ou douloureux, mais logique et sans dissonances. Souvent des êtres, surpris par un accident subit» suffoqués brusquement par Teau, et en danger de mort, ont vu s'allumer dans leur cerveau tout le théâtre de leur vie passée. Le temps a été annihilé, et quelques secondes ont suffi à contenir une quantité de sentiments et d'images équivalente à des années. Et ce qu'il y a de plus singulier dans cette expérience, que le hasard a amenée plus d'une fois, ce n'est pas la simultanéité de tant d'éléments qui furent succes- sifs, c'est la réapparition de tout ce que l'être lui- même ne connaissait plus, mais qu'il est cependant forcé de reconnaître comme lui étant propre. L'oubli n'est donc que momentané; et dans telles circon- stances solennelles, dans la mort peut-être, et généra- lement dans les excitations intenses créées par l'opium, tout l'immense et compliqué palimpseste de la mé- moire se déroule d'un seul coup, avec toutes ses couches superposées de sentiments défunts, mysté- rieusement embaumés dans ce que nous appelons l'oubli. Un homme de génie, mélancolique, misanthrope. VISIONS D*OXFORD. 331 et voulant se venger de l'injustice de son siècle, jette un jour au feu toutes ses œuvres encore manuscrites. Et comme on lui reprochait cet effroyable holocauste fait à la haine, qui, d'ailleurs, était le sacrifice de toutes ses propres espérances, il répondit : Levana ennoblit l'être humain qu'elle surveille, mais 19. 334 LES PARADIS ARTIFICIELS. par de cruels moyens. Elle est dure et sévère, cette bonne nourrice, et parmi les procédés dont elle use plus volontiers pour perfectionner la créature humaine, celui qu'elle affectionne par-dessus tous, c'est la dou- leur. Trois déesses lui sont soumises, qu'elle emploie pour ses desseins mystérieux. Comme il y a trois Grâces, trois Parques, trois Furies, comme primitive- ment il y avait trois Muses, il y a trois déesses de la tristesse. Elles sont nos Notre-Dame des Tristesses, a Je les ai vues souvent conversant avec Levana, et quelquefois même s' entretenant de moi. Elles parlent donc? Oh! non. Ces puissants fantômes dédaignent les insuffisances du langage. Elles peuvent proférer des paroles par les organes de l'homme, quand elles ha- bitent dans un cœur humain ; mais, entre elles, elles ne se servent pas de la voix ; elles n'émettent pas de sons; un éternel silence règne dans leurs royaumes... La plus âgée des trois sœurs s'appelle Mater Lachry- marvm, ou Notre-Dame des Larmes. C'est elle qui, nuit et jour, divague et gémit, invoquant des visages évanouis. C'est elle qui était dans Rama, alors qu'on entendit une voix se lamenter, celle de Rachel pleurant ses enfants et ne voulant pas être consolée. Elle était aussi dans Bethléem, la nuit où l'épée d'Hérode balaya tous les innocents hors de leurs asiles... Ses yeux sont tour à tour doux et perçants, effarés et endormis, se levant souvent vers les nuages, souvent accusant les cieux. Elle porte un diadème sur sa tête. Et je sais par des souvenirs d'enfance qu'elle peut voyager sur VISIONS D*OXFORD. 335 les vents quand elle entend le sanglot des litanies ou le tonnerre de Torgue, ou quand elle contemple les éboulements des nuages d'été. Cette sœur aînée porte à sa tceinture des clefs plus puissantes que les clefs papales, avec lesquelles elle ouvre toutes les chaumières et tous les palais. C'est elle, je le sais, qui, tout Tété dernier, est restée au chevet du mendiant aveugle, celui avec qui |j*aimais tant à causer, et dont la pieuse fille, âgée de huit ans, à la physionomie lu- mineuse, résistait à la tentation de se mêler à la joie du bourg, pour errer toute la journée sur les routes poudreuses avec son père aiSigé. Pour cela. Dieu lui a envoyé une grande récompense. Au printemps de l'an- née, et comme elle-même commençait à fleurir, il l'a rappelée à lui. Son père aveugle la pleure toujours, et toujours à minuit il rêve qu'il tient encore dans sa main la petite main qui le guidait, et toujours il s'éveille dans des ténèbres qui sont maintenant de nou- velles et plus profondes ténèbres... C'est à l'aide de ces clefs que Notre-Dame des Larmes se glisse, fan- tôme ténébreux, dans les chambres des hommes qui ne dorment pas, des femmes qui ne dorment pas, des en- fants qui ne dorment pas, depuis le Gange jusqu'au Nil, depuis le Nil jusqu'au Mississipi. Et comme elle est née la première et qu'elle possède l'empire le plus vaste, nous l'honorerons du titre de Madone. (c La seconde sœur s'appelle Mater Sxispiriorum , Notre-Dame des Soupirs. Elle n'escalade jamais les nuages et elle ne se promène pas sur les vents. Sur 336 LES PARADIS ARTIFICIELS. son front, pas de diadème. Ses yeux, si on pouvait les voir, ne paraîtraient ni doux, ni perçants; on n'y pour- rait déchiffrer aucune histoire; on n'y trouverait qu'une masse confuse de rêves à moitié morts et les débris d'un délire oublié. Elle ne lève jamais les yeux; sa tête, coiffée d*un turban en loques, tombe toujours, et toujours regarde la terre. Elle ne pleure pas, elle ne gémit pas. De temps à autre elle soupire inintelli- giblement. Sa sœur, la Madone, est quelquefois tem- pétueuse et frénétique, délirant contre le ciel et récla- mant ses bien-aimés. Mais Notre-Dame des Soupirs ne crie jamais, n'accuse jamais, ne rêve jamais de ré- volte. Elle est humble jusqu'à l'abjection. Sa douceur est celle des êtres sans espoir... Si elle murmure quel- quefois, ce n'est que dans des lieux solitaires, désolés comme elle, dans des cités ruinées, et quand le soleil est descendu dans son repos. Cette sœur est la visi- teuse du Pariah, du Juif, de l'esclave qui rame sur les galères ;... de la femme assise dans les ténèbres, sans amour pour abriter sa tête, sans espérance pour illu- miner sa solitude ;... de tout captif dans sa prison ; de tous ceux qui sont trahis et de tous ceux qui sont rejetés; de ceux qui sont proscrits par "la loi de la tradition, et des enfants de la disgrâce héréditaire. Tous sont accompagnés par Notre-Dame des Soupirs. Elle aussi, elle porte une clef, mais elle n'en a guère besoin. Car son royaume est surtout parmi les tentes de Sem et les vagabonds de tous les climats. Ce- pendant dans les plus hauts rangs de l'humanité «"î"., VISIONS D'QXFORD. 337 elle trouve quelques autels, et même dans la glorieuse Angleterre il y a des hommes qui, devant le monde, portent leur tête aussi orgueilleusement qu'un renne et qui, secrètement, ont reçu sa marque sur le front. « Mais la troisième sœur, qui est aussi la plus jeune!... Chut! ne parlons d'elle qu'à voix basse. Son domaine n'est pas grand ; autrement aucune chair ne pourrait vivre ; mais sur ce domaine son pouvoir est absolu... Malgré le triple voile de crêpe dont elle enve- loppe sa tête, si haut qu'elle la porte, on peut voir d'en bas la lumière sauvage qui s'échappe de ses yeux , lumière de désespoir toujours flamboyante, les matins et les soirs , à midi comme à minuit, à l'heure du flux comme à l'heure du reflux. Celle-là défie Dieu. Elle est aussi la mère des démences et la conseillère des suicides... La Madone marche d'un pas irrégulier, ra- pide ou lent, mais toujours avec une grâce tragique. Notre-Dame des Soupirs- se glisse timidement et avec précaution. Mais la plus jeune sœur se meut avec des mouvements impossibles à prévoir; elle bondit; elle a les sauts du tigre. Elle ne porte pas de clef; car, bien qu'elle visite rarement les hommes, quand il lui est permis d'approcher d'une porte, elle s'en empare d'as- saut et l'enfoope. Et son nom est Mater Tenebrarum, ' Notre-Dame des Ténèbres. « Telles étaient les Euménides ou Gracieuses Déesses (comme disait l'antique flatterie inspirée par la crainte) qui hantaient mes rêves à Oxford. La Madone parlait avec sa main mystérieuse. Elle me touchait la tête; 338 LES PARADIS ARTIFICIELS. » elle appelait du doigt NotrerDame de Soupirs, et ses signes, qu'aucun homme ne peut lire, excepté en rêve, pouvaient se traduire ainsi : u Vois I le voici, celui que dans son enfance j'ai consacré à mes autels. C'est lui que j'ai fait mon favori. Je l'ai égaré, je Tai séduit, et du haut du ciel j'ai attiré son cœur vers le mien. Par moi il est devenu idolâtre; par moi rempli de désirs et de langueurs, il a adoré le ver de terre et il a adressé ses prières au tombeau vermiculeux. Sacré pour lui était le tombeau; aimables étaient ses ténèbres; sainte sa cor- ruption. Ce jeune idolâtre, je l'ai préparé pour toi, chère et douce Sœur des Soupirs! Prends-le maintenant sur ton cœur, et prépare-le pour notre terrible Sœur. Et toi, — se tournant vers la Mater Tenebrarum, — reçois-le d'elle à ton tour. Fais que ton sceptre soit pesant sur sa tête. Ne souffre pas qu'une femme, avec sa ten- dresse, vienne s'asseoir auprès de lui dans sa nuit. Chasse toutes les faiblesses de Tespérance, sèche les baumes de Tamour, brûle la fontaine des larmes ; mau- dis-le comme toi seule sais maudire. Ainsi sera-t-il rendu parfait dans la fournaise ; ainsi verra-t-il les choses qui ne devraient pas être vues, les spectacles qm sont abo- minables et les secrets qui sont indicibles. Ainsi lira-t-il les antiques vérités, les tristes vérités, les grandes, les terribles vérités. Ainsi ressuscitera-il avant d'être mort. Et notre mission sera accomplie, que nous tenons de Dieu, qui est de tourmenter son cœur jusqu'à ce que nous ayons développé les facultés de son esprit, » VISIONS D'OXFORD. 339 III LE SPECTRE DU BROGKEN Par un beau dimanche de Pentecôte, montons sur le Brocken. Éblouissante aube sans nuages ! Cependant Avril parfois pousse ses dernières incursions dans la saison renouvelée, et l'arrose de ses capricieuses averses. Atteignons le sommet de la montagne ; une pareille matinée nous promet plus de chances pour voir le fameux Spectre du Brocken. Ce spectre a vécu si longtemps avec les sorciers païens, il a assisté à tant de noires idolâtries, que son cœur a peut-être été cor- rompu et sa foi ébranlée. Faites d* abord le signe de la croix, en manière d'épreuve, et regardez attentive- ment s'il consent à le répéter. En effet, il le répète ; mais le réseau des ondées qui s'avance trouble la forme des objets et lui donne l'air d'un homme qui n'accom- plit son devoir qu'avec répugnance ou d'une manière évasive. Recommencez donc l'épreuve, « cueillez une de ces anémones qui s'appelaient autrefois fleurs de sorcier, et qui jouaient peut-être leur rôle dans ces rites horribles de la peur. Porte2-la sur cette pierre qui imite la forme d'un autel païen; agenouillez-vous et, levant votre main droite, dites : Notre père, qui êtes aux cieux !... moi, votre serviteur, et ce noir fan- tôme dont j'ai fait, ce jour de Pentecôte, mon serviteur 3iO LES PARADIS ARTIFICIELS. pour une heure, nous vous apportons nos hommages réunis sur cet autel rendu au vrai culte! — Voyez! Tapparition cueille une anémone et la pose sur un autel; elle s'agenouille, elle élève sa main droite vers Dieu. Elle est muette, il est vrai ; mais les muets peu- vent servir Dieu d'une manière très-acceptable. » Toutefois, vous penserez peut-être que ce spectre, accoulumé de vieille àate à une dévotion aveugle, est porté à obéir à tous les cultes, et que sa servilité natu- relle rend son hommage insignifiant. Cherchons donc lin autre moyen pour vérifier la nature de cet être singulier. Je suppose que, dans votre enfance, vous avez subi quelque douleur ineffable, traversé un dés- espoir inguérissable, une de ces désolations muettes qui pleurent derrière un voile, comme la Judée des médailles romaines, tristement assise sous son palmier. Voilez votre tête en commémoration de cette grande douleur. Le fantôme du Brocken, lui aussi, a déjà voilé sa tête, comme s'il avait un cœur d'homme et comme s'il voulait exprimer par un symbole silencieux le souvenir d'une douleur trop grande pour s'expri- mer par des paroles. « Cette épreuve est décisive. Vous savez maintenant que l'apparition n'est que votre propre reflet, et qu'en adressant au fantôme l'expression de vos secrets sentiments, vous en faites le miroir symbolique où se réfléchit à la clarté du jour ce qui autrement serait resté caché à jamais. » Le mangeur d'opium a aussi près de lui un Sombre Interprète, qui est, relativement à son esprit, dans le VISIONS D'OXFORD. 341 même rapport que le fantôme du Brocken vis-à-vis du voyageur. Celui-là est quelquefois troublé par des tem- pêtes, des brouillards et des pluies ; de même le Mysté- rieux Interprète mêle quelquefois à sa nature de reflet des éléments étrangers. « Ce qu'il dit généralement n'est que ce que je me suis dit éveillé, dans des médi- tations assez profondes pour laisser leur empreinte dans mon cœur. Mais quelquefois ses paroles s'altèrent comme son visage, et elles ne semblent pas celles dont je me serais plus volontiers servi. Aucun homme ne peut rendre compte de tovt ce qui arrive dans les rêves. Je crois que ce fantôme est généralement une fidèle représentation de moi-même; mais aussi, de temps en temps, il est sujet à l'action du bon Phan- tasus, qui règne sur les songes. » On pourrait dire qu'il a quelques rapports avec le chœur de la tragédie grecque, qui souvent exprime les pensées secrètes du principal personnage, secrètes pour lui-même ou im- parfaitement développées, et lui présente des commen- taires, prophétiques ou relatifs au passé, propres à justifier la Providence ou à calmer l'énergie de son an- goisse, tels enfin que l'infortuné les aurait trouvés lui-même si son cœur lui avait laissé le temps de la méditation. 342 LES PARADIS ARTIFICIELS. IV SAVANNAH-LA-MAR A cette galerie mélancolique de peintures, vastes et mouvantes allégories de la tristesse, où je trouve (jMgnore si le lecteur qui ne^ les voit qu'en abrégé peut éprouver la même sensation) un charme musical au- tant que pittoresque, un morceau vient s'ajouter, qui peut être considéré comme le finale d'une large sym- phonie. (( Dieu a frappé Savannah-la-Mar, et en une nuit l'a fait descendre, avec tous ses monuments encore droits et sa population endormie, des fondations solides du rivage sur le lit de corail de l'Océan. Dieu dit : J'ai enseveli Pompéi, et je l'ai cachée aux hommes pendant dix-sept siècles; j'ensevelirai cette cité, mais je ne la cacherai pas. Elle sera pour les hommes un monument de ma mystérieuse colère, fixé pendant les générations à venir dans une lumière azurée ; car je l'enchâsserai dans le dôme cristallin de mes n^ers tropicales. » Et souvent dans les calmes limpides, à travers le milieu transparent des eaux, les marins qui passent aperçoi- vent cette ville silencieuse, qu'on dirait conservée sous une cloche, et peuvent parcourir du regard ses places, ses terrasses, compter ses portes et les clochers de ses églises : « Vaste cimetière qui fascine l'œil comme VISIONS D'OXFORD. 343 une révélation féerique de la vie humaine, persistant dans les retraites sous-marines, à Tabri des tempêtes qui tourmentent notre atmosphère. » Bien des fois, avec son Noir Interprète, bien des fois en rêve il a visité la solitude inviolée de Savannah-la-Mar. Ils re- gardaient ensemble dans les beffrois, où les cloches immobiles attendaient en vain des mariages à procla- mer ; ils s^approchaient des orgues qui ne célébraient plus les joies du ciel ni les tristesses de l'homme ; ensemble ils visitaient les silencieux dortoirs où tous les enfants dormaient depuis cinq générations. (( Ils attendent Taube céleste, — se dit tout bas à lui-même le Noir Interprète, — et quand cette- aube paraîtra, les cloches et les orgues pousseront un chant de jubilation répété par les échos du Paradis. — Et puis, se tournant vers moi, il disait : Voilà qui est mélancolique et déplorable; mais une moindre cala- mité n'aurait pas suffi pour les desseins de Dieu. Com- prends bien ceci... Le temps présent se réduit à un point mathématique, et même ce point mathématique périt mille fois avant que nous ayons pu affirmer sa naissance. Dans le présent, tout est uni, et aussi bien ce uni est infini daps la vélocité de sa fuite vers la mort. Mais en Dieu il n'y a rien de fini ; en Dieu il n'y a rien de transitoire ; en Dieu il n'y a rien qui tende vers la mort. Il s'ensuit que pour Dieu le présent n'existe pas. Pour Dieu, le présent, c'est le futur, et c'est pour le futur qu'il sacrifie le présent de l'homme. C'est pourquoi il opère par le tremblement de terre. 344 LES PARADIS ARTIFICIELS. C'est pourquoi il travaille par la douleur. Oh ! profond est le labourage du tremblement de terre! Oh I profond (et ici sa voix s'enflait comme un sanctus qui s'élève du chœur d'une cathédrale), profond est le labour de la douleur! mais il ne faut pas moins que cela pour l'agriculture de Dieu. Sur une nuit de tremblement de terre, il bâtit à l'homme d^agréables habitations pour mille ans. De la douleur d'un enfant il tire de glo- rieuses vendanges spirituelles qui, autrement, n'au- raient pu être récoltées. Avec des charrues moins cruelles, le sol réfractaire n'aurait pas été remué. A la terre, notre planète, à l'habitacle de l'homme il faut la secousse ; et la douleur est plus souvent encore nécessaire comme étant le plus puissant outil de Dieu ; — oui (et il me regardait avec un air solennel), elle est indispensable aux enfants mystérieux de la terre! » CONCLUSION. 345 IX CONCLUSION Ces longues rêveries, ces tableaux poétiques, malgré leur caractère symbolique général, illustrent mieux, pour un lecteur intelligent, le caractère moral de notre auteur, que ne le feraient désormais des anecdotes ou des notes biographiques. Dans la dernière partie des Suspiria, il fait encore comme avec plaisir un retour vers les années déjà si lointaines, et ce qui est vrai- ment précieux, là comme ailleurs, ce n'est pas le fait, mais le commentaire, commentaire souvent noir, amer, désolé; pensée solitaire, qui aspire à s'envoler loin de ce sol et loin du théâtre des luttes humaines; grands coups d'aile vers le ciel ; monologue d'une âme qui fut toujours trop facile à blesser. Ici comme dans les par- ties déjà analysées, cette pensée est le thyrse dont il a si plaisamment parlé, avec la candeur d'un vagabond qui se connaît bien. Le sujet n'a pas d'autre valeur que celle d'un bâton sec et nu ; mais les rubans, les pam- pres et les fleurs peuvent être, par leurs entrelace- ments folâtres, une richesse précieuse pour les yeux. La pensée de De Quincey n'est pas seulement sinueuse; 346 LES PARADIS ARTIFICIELS. le mot n'est pas assez fort : elle est naturellement spi- rale. D'ailleurs, ces commentaires et ces réflexions seraient fort longs à analyser, et je dois me souvenir que le but de ce travail était de montrer, par un exem- ple, les effets de Topium sur un esprit méditatif et enclin à la rêverie. Je crois ce but rempli. Il me suffira de dire que le penseur solitaire revient avec complaisance sur cette sensibilité précoce qui fut pour lui la source de tant d'horreurs et de tant de jouissances; sur son amour immense de la liberté, et sur le frisson que lui inspirait la responsabilité. « L'horreur delà vie se mêlait déjà, dans ma première jeunesse, avec la douceur céleste de la vie. » 11 y a dans ces dernières pages des Suspiria quelque chose de funèbre, de corrodé et d'aspirant ailleurs qu'aux choses de la terre. Çà et là, à propos d'aventures de jeunesse, l'enjouement et la bonne humeur, la bonne grâce à se moquer de soi-même dont il a fait si souvent preuve, se faufilent quelquefois encore; mais, ce qui est le plus voyant et ce qui saute à l'œil, ce sont les explosions lyriques d'une mélancolie incurable. Par exemple, à propos des êtres qui gênent notre liberté, contristent nos sentiments et violent les droits les plus légitimes de la jeunesse, il s'écrie : « Oh! comment se fait-il que ceux-là s'intitulent eux-mêmes les amis de cet homme ou de cette femme, qui sont justement ceux que, plutôt que tous autres, cet homme ou cette femme, à l'heure suprême de la mort, saluera de cet adieu : Plût au ciel que je n'eusse jamais vu votre CONCLUSION. 347 face! » Ou bien il laisse cyniquement s'envoler cet aveu, qui a pour moi, je le confesse avec la même can- deur, un charme presque fraternel : « Généralement, les rares individus qui ont excité mon dégoût en ce monde étaient des gens florissants et de bonne renommée. Quant aux coquins que j*ai connus, et ils ne sont pas en petit nombre, je pense à eux, à tous sans exception, avec plaisir et bienveillance. » Notons, en passant, que cette belle réflexion vient encore à propos de Tattorney aux affaires équivoques. Ou bien ailleurs il affirme que, si la vie pouvait magiquement s'ouvrir devant nous, si notre œil, jeune encore, pouvait parcourir les corri- dors, scruter les salles et les chambres de cette hôtel- lerie, théâtres des futures tragédies et des châtiments qui nous attendent, nous et nos amis, tous, nous recu- lerions frémissants d'horreur! Après avoir peint, avec une grâce et un luxe de couleurs inimitables, un tableau de bien-être, de splendeur et de pureté domes- tiques, la beauté et la bonté encadrées dans la ri- chesse, il nous montre successivement les gracieuses héroïnes de la famille, toutes, de mère en fille, traver- sant, chacune à son tour, de lourds nuages de mal- heur; et il conclut en. disant : « Nous pouvons regar- der la mort en face; mais sachant, comme quelques- uns d'entre nous le savent aujourd'hui, ce qu'est la vie humaine, qui pourrait sans frissonner (en suppo* sant qu'il en fût averti) regarder en face l'heure de sa naissance? » Je trouve au bas d'une page une note qui, rappro- 348 LKS PARADIS ARTIFICIELS. chée de la mort récente de De Quincey, prend une signification lugubre. Les Suspiria de profundis de- vaient, dans la pensée de l'auteur, s'étendre et s^agran- dir singulièrement. La note annonce que la légende sur les Sœurs des Tristesses fournira une division naturelle pour des publications postérieures. Ainsi, de même que la première partie (la mort d'Elisabeth et les regrets de son frère) se rapporte logiquement à la Madone ou Notre-Dame des Larmes, de même une partie nouvelle, Les Mondes des Pariahs, devait se ran- ger sous rinvocation de Notre-Dame des Soupirs; enfin, Notre-Dame des Ténèbres devait patronner le royaume des ténèbres. Mais la Mort, que nous ne con- sultons pas sur nos projets et à qui nous ne pouvons pas demander son acquiescement, la Mort, qui nous laisse rêver de bonheur et de renommée et qui ne dit ni oui ni non, sort brusquement de son embuscade, et balaye d'un coup d'aile nos plans, nos rêves et les architectures idéales où nous abritions en pensée ]a gloire de nos derniers jours ! DU VIN ET DU HASCHISCH COMPARES COMME MOYENS DE MULTIPLICATION DE L'INDIVIDUALITÉ IV. 25 DU VIN ET DU HASGHSICH COMPARÉS COMME MOYENS DE MULTIPLICATION DE L'INDIVIDUALITÉ LE VIN Un homme très-célèbre, qui était en même temps an grand sot, choses qui vont très-bien ensemble, à ce qu'il paraît, ainsi que j'aurai plus d'une fois sans doute le douloureux plaisir de le démontrer, a osé, dans un livre sur la Table, composé au double point de vue de l'hygiène et du plaisir, écrire ce qui suit à l'ar- ticle Vin : « Le patriarche Noé passe pour être l'inven- teur du vin ; c'est une liqueur qui se fait avec le fruit de la vigne. » Et après? Après, rien : c'est tout. Vous aurez beau feuilleter le volume, le retourner dans tous les sens, le lire à rebours, à l'envers, de droite à gauche et de gauche à droite, vous ne trouverez pas autre chose sur 352 LES PARADIS ARTIFICIELS. le vin dans la Physiologie du goût du très-illustre et très-respecté Brillât-Savarin : « Le patriarche Noé.., » et « ranger, quoiqu'elle eût été prévenue quelques minutes auparavant de la visite de Samuel. ^ Vous avez quel- que chose à me demander, n*est-K;e pas? L'impudence sublime de cette parole alla droit au cœur du pauvre Samuel; il avait bavardé comme nnû pie romantique pendant huit jours auprès de madame de Gosmelly; ici, il répondit tranquillement : -^ Oui, madame. Et les larmes lui vinrent aux yeux. Cela eut un succès énorme ; la Fanfarlo sourit. — Mais quel insecte vous a donc piqué, monsieur; pour me mordre à si belles dents? Quel affreux mé- tier... — Affreux, en effet, madame... c'est que je vous adore. -^ Je m'en doutais, répliqua la Fanfarlo. Mais vous êtes un monstre; cette tactique est abominable. — Pauvres filles que nous sommesj ajouta-t^lle en riant. — Flore, mon bracelet. — Donnez-moi le bras jusqu'à ma voiture, et dites-moi si vous m'avez trouvée bien ce soir? Us allèrent ainsi, bras dessus, bras dessous, comme deux vieux amis ; Samuel aimait, ou du moins sentait son cœur battre fort. -^ Il fut peut-être singulier, mais à coup sûr cette fois il ne fut pas ridicule. LA FANFARLO. 410 Dans sa joie, il avait presque oublié de prévenir ma- dame de Cosmelly de son succès et de porter un espoir à son foyer désert. Quelques jours après, la Fanfarlo jouait le rôle de Colombine dans une vaste pantomime faite pour elle par des gens d'esprit. Elle y paraissait par une agréable succession de métamorphoses sous les personnages de Colombine, de Marguerite, d*Elvire et de Zéphîrine, et recevait, le plus gaiement du monde, les baisers' de plusieurs générations de personnages empruntés à divers pays et diverses littératures. Un grand musicien n'avait pas dédaigné de faire une partition fantastique et appropriée à la bizarrerie du sujet. La Fanfarlo fut tour à tour décente, féerique, folle, enjouée; elle fut sublime dans son art,, autant comédienne par les jambes que danseuse par les yeux. Chez nous. Ton méprise trop Tart de la danse, cela soit dit en passant. Tous les grands peuples, d'abord ceux du monde antique, ceux de l'Inde et de l'Arabie, I*ont cultivée à l'égal de la poésie. La danse est autant au-dessus de la musique, pour certaines organisations païennes toutefois, que le visible et le créé sont au- dessus de l'invisible et de l'incréé. — Ceux-là seuls peuvent me comprendre à qui la musique donne des idées de peinture. — La danse peut révéler tout ce que la musique recèle de mystérieux, et elle a de plus le mérite d'être humaine et palpable. La danse, c'est la poésie avec des bras et des jambes, c'est la matière, gracieuse et terrible, animée, embellie par le mouve» 420 LA FANFÂRLO. raent. — Terpsichore est une Muse du midi; je pré- sume qu'elle était très-brune, et qu'elle a souvent agité ses pieds dans les blés dorés; ses mouvements, pleins d'une cadence précise, sont autant de divins motifs pour la statuaire. Mais Fanfarlo la catholique, non con- tente de rivaliser avec Terpsichore, appela à son se- cours tout l'art des divinités plus modernes. Les brouillards mêlent des formes de fées et d'ondines moins vaporeuses et moins nonchalantes. Elle fut à la fois un caprice de Shakspeare et une bouffonnerie italienne. Le poète était ravi; il crut avoir devant les yeux le rêve de ses jours les plus anciens. 11 eût volontiers gambadé dans sa loge d'tme manière ridicule, et se fut cassé la tête contre quelque chose, dans l'ivresse folle qui le dominait. Une calèche basse et bien fermée emportait rapide- ment le poète et la danseuse vers la maisonnette dont j'ai parlé. tîotre homme exprimait son admiration par des bai- sers muets qu'il lui appliquait avec ferveur sur les pieds et les mains. -^ Elle aussi l'admirait fort, non pas qu'elle ignorât le pouvoir de ses charmes, mais jamais elle n'avait vu d'homme si bizarre, ni de passion si électrique. Le temps était noir comme la tombe, et le vent qui berçait des monceaux de nuages faisait de leurs caho- tements ruisseler une. averse de grêle et de pluie. Une grande tempête faisait trembler les mansardes et gémir LA FANFARLO. 421 les clochers; le ruisseau, lit funèbre où s'en vont les billets doux et les orgies de la veille, charriait en bouil- lonnant ses mille secrets aux égouts ; la mortalité s'a- battait joyeusement sur les hôpitaux, et les Chatterton et les Savage de la rue Saint-Jacques crispaient leurs doigts gelés sur leurs écritoires, — quand Thomme le plus faux, le plus égoïste, le plus sensuel, le plus gour- mand, le plus spirituel de nos amis arriva devant un beau souper et une bonne table, en compagnie d'une des plus belles femmes que la nature ait formées pour le plaisir des yeux. Samuel voulut ouvrir la fenêtre pour jeter un coup d'œil de vainqueur sur la ville mau- dite; puis abaissant son regard sur les diverses félici- tés qu'il avait à côté de lui, il'se hâta d'en jouir. En compagnie de pareilles choses, il devait être élo- quent : aussi, malgré son front trop haut, ses cheveux en forêt vierge et son nez de priseur, la Fanfarlo le trouva presque bien. Samuel et la Fanfarlo avaient exactement les mêmes idées sur la cuisine et le système d'alimentation néces- saire aux créatures d'élite. Les viandes niaises, les poissons fades étaient exclus des soupers de cette sirène. Le Champagne déshonorait rarement sa table. Les bordeaux les plus célèbres et lés plus parfumés cé- daient le pas au bataillon lourd et serré des bourgognes, des vins d'Auvergne, d'Anjou et du Midi, et des vins étrangers, allemands, grecs, espagnols. Samuel avait coutume de dire qu'un v^rre de vrai vin devait ressem- bler à une grappe de raisin noir, et qu'il y avait dedans IV. 24 423 LA FANFARLO. autant à manger qu'à boire. — La Fanfarlo aimait les viandes qui saignent et les vins qui charrient Tivresse. — Du reste, elle ne se grisait jamais. — Tous deux professaient une estime sincère et profonde* pour la truffe. — La truffe, cette végétation sourde et mysté- rieuse de Cybèle, cette maladie savoureuse qu^elle a cachée dans ses entrailles plus longtemps que le métal le plus précieux, cette exquise matière qui défie la science de Tagromane, comme l'or celle des Paracelse ; la truffe, qui fait la distinction du monde ancien et du moderne *, et qui, avant un verre de Chio, a l'effet de plusieurs zéros après un chiffre. Quant à la question des sauces, ragoûts et assaison- nements, question grave et qui demanderait un cha- pitre grave comme un feuilleton de science, je puis vous affirmer qu'ils étaient parfaitement d'accord, sur- tout sur la nécessité d'appeler toute la pharmacie de la nature au secours de la cuisine. Piments, poudres anglaises, safraniques, substances coloniales, pous- sières exotiques, tout leur eut semblé bon, voire le musc et l'encens. Si Cléopâtre vivait encore, je tiens pour certain qu'elle eût voulu accommoder des filets de bœuf ou de chevreuil avec des parfums d'Arabie. Certes, il est à déplorer que les cordons bleus d'à pré- sent ne soient pas contraints par une loi particulière et voluptuaire à connaître les propriétés chimiques des i. Les truffes des Romains étaient blanches et d*une autre espèce. ^ LA FANFARLO. 423 matières, et ne sachent pas découvrir, pour les cas nécessaires, comme celui d'une fête amoureuse, des éléments culinaires presque inflammables, prompts à parcourir le système organique, comme Tacide prus« sique, à se volatiliser comme Téther, « Chose curieuse, cet accord d'opinions pour le bien- vivre, cette similitude de goûts les lia vivement; cette entente profonde de la vie sensuelle, qui brillait dans chaque regard et dans chaque parole de Samuel, frappa beaucoup la Fanfarlo. Cette parole tantôt brutale comme un chiffre, tantôt délicate et parfumée comme une fleur ou un sachet, cette causerie étrange, dont lui seul a connu le secret, acheva de lui gagner les bonnes grâces de cette charmante femme. Du reste, ce ne fut pas non plus sans une vive et profonde satisfaction qu'il reconnut, à l'inspection de la chambre à coucher, une parfaite confraternité de goûts et de sentiments à l'endroit des ameublements et des constructions inté- rieures. Cramer haïssait profondément, et il avait, se- lon moi, parfaitement raison, les grandes lignes droites en matière d'appartements et l'architecture importée dans le foyer domestique. Les vastes salles des vieux châteaux me font peur, et je plains les châtelaines d'avoir été contraintes à faire l'amour dans de grands dortoirs qui avaient un air de cimetière, dans de vastes catafalques qui se faisaient appeler des lits, sur de gros monuments qui prenaient le pseudonyme de fauteuils. Les appartements de Pompéi sont grands comme la main; les ruines indiennes qui couvrent la côte de 424 LA FANFARLO. Malabar témoignent du même système. Ces grands peuples voluptueux et savants connaissaient parfaite- ment la question. Les sentiments intimes ne se recueil- lent à loisir que dans un espace très-étroit. La chambre à coucher de la Fanfarlo était donc très- petite, très-basse, encombrée de choses molles, par- fumées et dangereuses à toucher; Tair, cîiargé de miasmes bizarres, donnait envie d'y mourir lentement comme dans une serre chaude. La clarté de la lampe se jouait dans un fouillis de dentelles et d'étoffes d'un ton violent, mais équivoque. Çà et là, sur le mur, elle éclairait quelques peintures pleines d'une volupté espa- gnole : des chairs très-blanches sur des fonds très-noirs. C'est au fond de ce ravissant taudis, qui tenait à la fois du mauvais lieu et du sanctuaire, que Samuel vit s'avancer vers lui la nouvelle déesse de son cœur, dans la splendeur radieuse et sacrée de sa nudité. Quel est l'homme qui ne voudrait, même au prix de la moitié de ses jours , voir son rêve, son vrai rêve, poser sans voile devant lui, et le fantôme adoré de son imagination faire tomber un à un tous les vêtements destinés à protéger contre les yeux du vulgaire ? Mais voilà que Samuel, pris d'un caprice bizarre, se mit à crier comme un enfant gâté : — Je veux Colombine, rends-moi Colombine ; rends-la-moi telle qu'elle m'est apparue le soir qu'elle m'a rendu fou avec son accou- trement fantasque et son corsage de saltimbanque I La Fanfarlo, étonnée d'abord, voulut bien se prêter à l'excentricité de l'homme qu'elle avait choisi, et l'on LA FANFARLO. 425 sonna Flore ; celle-ci eut beau représenter qu'il était trois heures du matin, que tout était fermé au théâtre, le concierge endormi, le temps affreux, — la tempête continuait son tapage, — il fallut obéir à celle qui obéissait elle-même, et la femme de chambre sortit ; quand Cramer, pris d'une nouvelle idée, se pendit à sonnette et s'écria d'une voix tonnante : « — Eh ! n'oubliez pas le rouge? » Ce trait caractéristique, qui a été raconté par la Fanfarlo elle-même, un soir que ses camarades l'inter- rogeaient sur le commencement de sa liaison avec Samuel, ne m'a nullement étonné ; j'ai bien reconnu en ceci l'auteur des Orfraies. Il aimera toujours le rouge et la céruse, le chrysocale et les oripeaux de toute sorte. 11 repeindrait volontiers les arbres et le ciel, et si Dieu lui avait confié le plan de la nature, il l'aurait peut-être gâté. Quoique Samuel fût une imagination dépravée, et peut-être à cause de cela même, l'amour était chez lui moins une. affaire des sens que du raisonnement. C'était surtout l'admiration et l'appétit du beau; il considérait la reproduction comme un vice de l'amour, la grossesse comme une maladie d'araignée. 11 a écrit quelque part : les anges sont hermaphrodites et sté- riles. — 11 aimait un corps humain comme une har- monie matérielle, comme une belle architecture, plus le mouvement; et ce matérialisme absolu n'était pas loin de l'idéalisme le plus pur. Mais, comme dans le beau, qui est la cause de l'amour, il y avait selon lui ' 24. 426 LA FANFARLO. deux éléments : la ligue et l'attrait, — et que tout ceci ne regarde que la ligne, — Tattrait pour lui, ce soir-là du moins, c'était le rouge. La Fanfarlo résumait donc pour lui la ligne et Tat* trait ; et quand, assise au bord du lit, dans l'insou^ ciance et dans le calme victorieux de la femme aimée, les mains délicatement posées sur lui, il la regardait, il lui semblait voir l'infini derrière les yeux clairs de cette beauté, et que les siens à la longue planaient dans d'immenses horizons. Du reste, comme il arrive aux hommes exceptionnels, il était souvent seul dans son paradis, nul ne pouvant l'habiter avec lui; et si, de hasard, il l'y ravissait et l'y traînait presque de force, elle restait toujours en arrière : aussi, dans le ciel où il régnait, son amour commençait à être triste et malade de la mélancolie du bleu, comme un royal solitaire. Cependant, il ne s'ennuya jamais d'elle-, jamais, en quittant son réduit amoureux, piétinant lestement sur un trottoir, à l'air frais du matin, il n'éprouva cette jouissance égoïste du cigare et des mains dans les poches, dont parle quelque part notre grand romancier moderne *. Aiji^éflSut de cœur, Samuel avait rintelligence noble, et, aiîWJeu d'ingratitude, la jouissance avait engendré chez lui ce contentement savoureux, cette rêverie sen- JsuCUe, qui vau1^peut-êt^e mieux ' que l'amour comme rèntend le vulgaire. Du reste, la Fanfarlo avait fait de r 1. L'auteur de la Fille aux yeux d'or. LA FANFARLO. 427 son mieux et dépensé ses plus habiles caresses, s'étant aperçue que l'homme en valait la peine : elle s'était accoutumée à ce langage mystique, bariolé d'impuretés et de crudités énormes. — Cela avait pour elle du moins Tattrait de la nouveauté. Le coup de tête de la danseuse avait fait son bruit. Il y avait eu plusieurs relâches sur Taffiche; elle avait négligé les répétitions; beaucoup de gens enviaient * Samuel. Un soir que le hasard, l'ennui de M. de Cosmelly ou une complication de ruses de sa femme , les avait réunis au coin du feu, — après un de ces longs silences qui ont lieu dans les ménages où Ton n'a plus rien à se dire et beaucoup à se cacher, — après lui avoir fait le meilleur thé du monde, dans une théière bien modeste et bien fêlée, peut-être encore celle du château de sa tante, -r- après avoir chanté au piano quelques mor* ceaux d*une musique en vogue il y a dix ans, — elle lui dit avec la voix douce et prudente de la vertu qui veut se rendre aimable et craint d'effaroucher l'objet de ses affections, — qu'elle le plaignait beaucoup, qu*elle avait beaucoup pleuré, plus encore sur lui que sur elle-même ; qu'elle eût au moins voulu, dans sa résignation toute soumise et toute dévouée, qu*il pût trouver ailleurs que chez elle Tamour qu'il ne deman- dait plus à sa femme; qu'elle avait plus souffert de le voir trompé que de se voir délaissée ; que d'ailleurs il y avait beaucoup de sa propre faute, qu'elle avait oublié ses devoirs de tendre épouse, en n'avertissant 428 LA FANFAHLO. pas son mari du danger; que, du reste, elle était toute prête à fermer cette plaie saignante et à réparer à elle seule une imprudence commise à deux, etc., — et tout ce que peut suggérer de paroles mielleuses une ruse autorisée par la tendresse. — Elle pleurait et pleurait bien ; le feu éclairait ses larmes et son visage embelli par la douleur. . M. de Gosmelly ne dit pas un mot et sortit. Les hommes pris au Irébuchet de leurs fautes n'aiment pas faire à la clémence une offrande de leurs remords. S'il alla chez la Fanfarlo, il y trouva sans doute des ves- tiges de désordre, des bouts de cigare et des feuilletons. Un matin, Samuel fut réveillé par la voix mutine de la Fanfarlo, et leva lentement sa tête fatiguée de l'oreiller où elle reposait, pour lire une lettre qu'elle lui remit : (( Merci, monsieur, mille fois merci; mon bonheur et ma reconnaissance vous seront comptés dans un .meilleur monde. J'accepte. Je reprends mon mari de vos mains, et je l'emporte ce soir à notre terre de G***, où je vais retrouver la santé et la vie que je vous dois. Recevez, monsieur, la promesse d'une amitié éternelle. Je vous ai toujours cru trop honnête homme pour ne pas préférer une amitié de plus à toute autre récompense. « Samuel, vautré sur de la dentelle et appuyé sur une des plus fraîches et des plus belles épaules qu'on pût voir, sentit vaguement qu'il était joué, et eut quelque peine à rassembler dans sa mémoire les éléments de l'intrigue dont il avait amené le dénoùment ; mais il LA FANl'AULO. 429 se dit tranquillement : — Nos passions sont-elles bien sincères? qui peut savoir sûrement ce qu'il veut et con- naître au juste le baromètre de son cœur? « — Que murmures-tu là? qu'est-ce que c'est que ça? je veux voir, dit la Fanfarlo. — Ah! rien, fit Samuel. — Une lettre d'une bon- nête femme à qui j'avais promis d'être aimé de loi. — Tu me le payeras, » dit-elle entre ses dents. Il est probable que la Fanfarlo a aimé Samuel, mais de cet amour que connaissent peu d'âmes,, avec une rancune au fond. Quant à lui, il a été puni par où il avait péché. Il avait souvent singé la passion ; il fut contraint de la connaître; mais ce ne fut point l'amour tranquille, calme et fort qu'inspirent les honnêtes filles, ce fut l'amour terrible, désolant et honteux, l'amour maladif des courtisanes. Samuel connut toutes les tortures de la jalousie, et l'abaissement et la tris- tesse où nous jette la conscience d'un mal incurable et constitutionnel, — bref, toutes les horreurs de ce ma- riage vicieux qu'on nomme le concubinage. — Quant à elle, elle engraisse tous les jours; elle est devenue une * beauté grasse, propre, lustrée et rusée, une espèce de lorette ministérielle. — Un de ces jours, elle fera ses pâques et rendra le pain bénit à sa paroisse. A cette époque peut-être, Samuel, mort à la peine, sera oloub sous ladamCj comme il le disait en son bon temps, et la Fanfarlo, avec ses airs de chanoinesse, fera tourner la tête d'un jeune héritier. — En attendant, elle ap- prend à faire des enfants; elle vient d'accoucher heu- 130 LA FANFÀRLO. reusement de deux jumeaux. — Samuel a mis bas quatre livres de science : un livre sur les quatre évaa- gélistes, — un autre sur la symbolique des couleurs, — un mémoire sur un nouveau système d'annonces, — et un quatrième dont je ne veux pas me rappeler le titre. — Ce qu'il y a de plus épouvantable dans ce der- nier, c'est qu'il est plein de verve, d'énergie et de^cu- riosités. Samuel a eu le front d'y établir pour épigra- phe 2 Auri sacra famés ! — La Fanfarlo veut que son amant soit de l'Institut, et elle intrigue au ministère pour qu'il ait jLa croix. Pauvre chantre des Orfraies! Pauvre Manuela de Monteverdel — Il est tombé bien- bas. -r J'ai appris récemment qu'il fondait un journal socialiste et voulait se mettre à la politique, — Intelligence malhonnête! — comme dit cet honnête M. Nisard, LE JEUNE ENCHANTEUR HISTOIRE TIRÉE D»UN PAL1MPSE.STE DE POMPEÏA LE JEUNE ENCHANTEUR* HISTOIRE TIRÉE D'UN PALIMPSESTE DE POMPEÏA Pendant les fouilles faites en présence du roi de Naples, lors de la restauration de 1815, on trouva dans une des chambres de la maison d'Actéon une grande fresque d'une beauté très-particulière, qui représentait un groupe de nymphes dont les yeux étaient tournés vers la figure principale. Derrière celle-ci, un jeune Amour, penché galamment à son oreille, avait Tair de lui chuchoter quelque mystère. La grâce exquise des formes, le geste vif et empressé du petit chuchoteur, l'aimable tournure des nymphes, et même le singulier éclat des couleurs que dix-sept siècles au moins avaient respecté, attiraient les yeux de tous les artistes et de tous les connaisseurs. Naturellement l'imagination 1. Ce conte a paru pour la première fois eu 184G, dans le feuilleton du journal VEsprit public, IV. 25 AU LE JEUNE ENCHANTEUR. italienne se mit bientôt en quête de trouver une expli- cation et un historique à cet incomparable morceau. Chaque jour donnait naissance à quelque nouvelle in- terprétation, mais le caractère essentiel de la proba- bilité manquait à toutes également. Cependant l'histoire de la fresque mystérieuse n'était pas destinée à être un secret éternel. Dans les pre- miers mois de Tannée 1836, un de ces papyrus qui sont maintenant soumis à un excellent procédé de dé- roulement inventé par le chevalier Collini de Naples, fut ouvert, et laissa voir aux yeux surpris la fresque, — en miniature, — en tête de la première partie du manuscrit. Le papyrus, déroulé en entier, contenait la présente histoire, sur laquelle avait été incontestable- ment fait le dessin dont elle était illustrée, histoire que nous donnons avec toutes les mutilations que la fra- gile matière du rouleau à moitié calcinée rendait iné- vitables. La plus formidable de ces lacunes se trouve juste au commencement; elle défie encore l'érudition de toutes les académies italiennes, et laisse le champ libre à leur industrie imaginative. — Callias 1 je suis las du monde. — Vous vous trompez^ Sempronius; vous êtes las de tout, excepté du monde. — Je sais ce que je dis, Callias, et je parle sérieu- sement. Mais comment vous persuader ; comment vous faire croire à quelque chose? Vous, Callias, sceptique de profession ; vous, bel esprit athénien ; vous, insou- LE JEUNE ENCHANTEUR. 435 ciant écumeur connu dans toutes les mers de. plaisir de la Grèce et de l'Asie ; vous , ô Callias , phalène qui roulez de fleur en fleur à travers tous les jardins de la folie humaine, comment pourriez-vous croire à cette lassitude infinie, à ce dégoût profond de tout ce que la terre contient? Mais vous êtes un animal épi- curien. — Non, mélancolique philosophe, vous vous trompez encore. Je suis un véritable Épicure ; délicat dans- mes goûts, réservé dans mes accointances, tendre dans mes amitiés et mes amours, je ne suis cruel et dédaigneux que pour mes pauvres maisons de campagne ; et de fait le seul souci qui me tourmente pour le moment est de savoir si j'irai demain à ma villa sur les bords du Tibre, ou si je dois passer mes jours languissants dans la fraîche atmosphère de ma grotte, à Sunium, tant que durera le règne de cette amoureuse et pesti- lentielle étoile. L'astre de Sirius se levait, et Téclat que lançait ce roi des constellations teignait d'une vive splendeur tout le golfe de Naples. Les yeux du jeune et beau Romain dardaient sur la nature un regard des plus intenses, et il soupira plutôt qu'il ne dit : — Oh ! que ne puis-je avec le désir secouer le poids de la vie, et prendre mon élan vers ces glorieux voya- geurs de Tempyrée, aussi loin des soucis de notre monde qu'ils sont eux-mêmes loin des nuages impurs ! A ces mots, par un mouvement dont il n'eut pas la conscience, il tira hors de sa gaîne un petit poignard 430 LE JEUNE ENCHANTEUR. et le tint élevé à la clarté du soleil couchant, qui fit reluire la lame. Callias se leva subitement et, éclatant de rire, rap- pela le jeune enthousiaste au sentiment de sa situation présente. — 11 n'y a que deux façons d'expliquer cela, s'écria le cruel rieur : un homme ne regarde ainsi les cou- teaux que par amour ou par vengeance ; conquérir une maîtresse ou se défaire d'une épouse, tout est là ! Mais, encore, vous, Sempronius, qui peut vous pencher vers de pareils désespoirs? — Vous, notoirement et publiquement le plus admiré et le plus envié de tous les hommes qui ont voué un culte sincère au luxe, aux grâces et aux plus jolies jambes du Palatin, — vous, le tribun de la légion impériale; vous pour qui les parfums viennent directement de la Perse, les robes, du pays miraculeux où les vers se font tisse- rands, et les joyaux des bords inconnus de l'Indus ; vous le premier et le plus favorisé des adorateurs de la mode, quelle beauté oserait résister à vos innom- brables séductions? Telle fut la réponse languissante de Sempronius: — Callias, je suis incapable de répondre à vos rail- leries. Mais regardez là-bas cet esclave qui travaille et fatigue encore sous les derniers rayons de ce jour brû- lant. A cette heure, je changerais avec joie mon sort contre celui de ce misérable. Vous me regardez avec de grands yeux ! écoutez-moi, et vous me compren- drez. A cette heure présente, il ne peut pas être sous LE JEUNE ENCHANTEUR. 437 le ciel un être plus malheureux que votre ami Sempro- nius, quoique le monde entier, comme vous dites, l'entoure de ses sourires. En ce moment, les serviteurs qui vinrent annoncer le repas du soir l'empêchèrent de commencer son récit. Callias était immensément riche, et il avait le goût exquis d'un Grec; il conduisit son ami dans un triclinium où il avait rassemblé un choix des plus belles peintures recueillies à grand'peine à Corinthe et dans les îles. Cet appartement délicieusement sculpté et orné regardait le couchant, et le soleil prenait plai- sir à tamiser ses rayons cramoisis à travers le cristal des fenêtres. — Vous voyez qu'ici, dit Callias, — non sans laisser voir dans un sourire l'orgueil satisfait du collection- neur, — j'ai suivi un plan différent de celui de vos Romains, qui font autorité en matière d'élégance. Us placent leurs tableaux dans la lumière la plus large, dans l'endroit le plus clair et le plus public de leur appartement. Quant à moi, je les traite comme les amis de mon âme, je viens pour converser avec eux aussi loin que possible du tumulte général ; et pour rendre notre conversation encore plus intéressante, je prends mon souper dans leur gracieuse compagnie. Son ami, malgré le poids qui opprimait son cœur, ne put s'empêcher de trouver quelque plaisir à l'exquise élégance qui brillait dans chaque objet que rencontrait son œil, et plus encore dans la disposition de l'arran- gement des tableaux. Au lieu de les exposer tous éga- 438 LE JEUNE ENCHANTEUR. lement à la même intensité de jour, Gallias les avait placés de manière que chacun ne pouvait recevoir de lumière que ce qu'il lui en fallait pour faire briller tous ses avantages dans leur expression la plus com- plète. — Une danse de jeunes Lacédémoniennes sur les bords de l'Eurotas — le soir — était situé dans l'endroit où le soleil couchant jetait toute sa splendeur; les crêtes des montagnes brûlaient d*un feu court, mais naturel, et pour ainsi dire vivant; les forêts étagéessur leurs flancs balançaient des ombrages d'un or naturel; les casques mêmes et les légers boucliers, que por- taient les jeunes filles dans leurs aimables simulacres de guerre, étaient allumés comme de Tacier véritable par la toute-puissance des rayons. Dans un coin très-retiré, et ne pouvant être touchée que d'un très-pauvre rayon lumineux, était une Incan- dation Thessalienne , solennelle , sévère, terrible! La profondeur des bois, à travers lesquels se mouvaient de majestueuses formes de spectres, prenait un aspect encore plus sombre par le faible rayon qui ne servait, comme un léger pinceau, qu'à enrichir la sombre pein- ture de quelques touches plus claires. Au-dessus était encadré dans une bordure d'albâtre richement travaillé un chef - d'oeuvre d'Alcamènes d'Ionie. C'était l'Olympe et la scène décrite par Homère, où Vénus dans l'assemblée des immortels vient im- plorer Jupiter et le rendre propice aux Troyens. Avec cette prodigalité des millionnaires qui sacrifient des monceaux de richesses et des trésors de génie pour la LE JEUNE ENCHANTEUR. . 439 jouissance d'une seconde, mais jouissance suprême, jouissance poussée aux dernières limites du possible pour les imaginations les plus délicates, — cette glo- rieuse production ne pouvait être vue et comprise qu'au moment* où le soleil touchait Thorizon. Les deux amis purent se préparer à cette jouissance passagère et suprême, pendant qu'une pyramide de flammes grim- pait lentement sur la surface du tableau. Toute la partie supérieure était donc ensevelie dans les ténèbres, quand la lumière commença à teindre le pied de la puissante montagne. Ce rayon, dardé comme une flèche immobile, monta par degrés des vallées de vignes et d'oliviers jusqu'à Ja région nuageuse qu'aucun pied hu- main n'a jamais foulée. Une minute après, le rayon atteignit la région des immortels et les enveloppa d'une atmosphère d'or ; tout ce qui était d'abord invi- sible, ou ne pouvait être entrevu qu'à travers de vagues ténèbres, brillait maintenant d'une excessive splendeur. Les trônes des diverses déités rangées en cercle dardaient les couleurs de tous les joyaux connus des orfèvres mortels , et des diamants connus aux dieux seuls. Le chemin qui conduisait au grand trône était pavé d'étoiles. Une gloire flamboyante de diamants était le voile qui enveloppait vaguement l'au- guste présence du souverain de mondes célestes. L'in- vasion rapide du rayon, quand il traversa le cercle de grandeur et de beauté, sembla le remplir d'une vie et d'un mouvement soudains. Au centre restait encore une forme, voilée en apparence par un nuage, 4i0 LE JEUNE ENCHANTEUR. mais que le rayon toucha tout à coup, et qui devint alors distincte, comme si un brouillard réel s'était éva- poré et fondu sous ce baiser brûlant. Cette forme était Vénus courbée et suppliante devant le père des dieux. Toute sa beauté était délicieusement vivante; on eût dit qu'elle venait de soulever son beau front; son œil brillait de nouvelles splendeurs, et sa joue était injectée d'un double incarnat, poussé vers sa figure par l'agi- tation de ses sentiments et l'ardeur de sa prière. Son attitude était un mélange sinf»ulier de noblesse et d'hu- milité ; mais son visage, son indescriptible visage, était amour, et rien qu'amour ! Callias jeta sur ce merveilleux ouvrage le coup d'œil glorieux de l'amateur; mais le jeune Italien poussa un cri, ensevelit sa tête dans les plis de sa robe, et se jeta lui-même au pied de la pein- ture, comme dans un accès d'adoration. Quand il se leva, le jour était expiré; la peinture était dans ^a nuit; le tout avait disparu comme une œuvre de nécromancie Ainsi, vous êtes déterminé à courir le monde, à tra- quer votre rêve, licorne inconnue, monstre innomé, à voir l'invisible, à trouver l'introuvable! Mon jeune et galant ami, écoutez mes avis, et laissez ces pérégri- nations aux songeurs. Retournez à Rome ; dites à votre excellent oncle que vous êtes parfaitement prêt à LE JEUNE ENCHANTEUR. 441 épouser la dot de sa fille, cette dot eût-elle l'impu- dence d'être dix fois plus riche; dites-lui que vous êtes un fils obéissant et que vous n'avez nullement l'idée de contrarier la volonté de votre excellent père, la ma- riée fût-elle belle comme les trois Grâces et aimable comme la mère des deux Amours*. Alors ayant hum- blement accompli votre obéissance filiale et donné une noce qui fera parler de vous dans Rome pendant vingt- quatre heures, coiffez-vous de votre casque, s'il vous prend encore des idées de voyage; allez honora- blement vous battre contre les Parthes, ou éteindre le renom d'Alexandre et bâtir des trophées sur l'Indus, — pour être un jour foulé par les semelles du sauvage, qui utilisera les ruines de votre mausolée pour y in- staller sa marmite et pendre la crémaillère sur vos illustres os ! « Ainsi parla Callias, qui ne pouvait jamais mettre un mors à sa raillerie. Mais il eût probablement voulu re- tenir sa langue, s'il avait jeté un coup d'oeil sur la physionomie de son ami. Le jeune Italien avait d'abord écouté avec un sourire incrédule et languissant, mais à la fin, le sujet le touchant de trop près, son sourcil se contracta, et la lèvre serrée et la voix tremblante d'in- dignation, il chargea le Grec des froides imprécations d'une colère concentrée. — J'ai confié à vous, à vous seul, entendez- vous? s'é- criait le bouillant Romain, la malheureuse, — non, i. Éros et Antéros. 25. 442 LK JËDNK ENCHANTEUR. — ]a désolée, la lamentable situation de mon âme. Je vous ai dit que la folle, pour ne pas dire la féroce ré- solution de ma famille, qui n*a pas voulu me laisser le choix libre dans une affaire, — qui, de toutes les affaires humaines, demande le plus de choix, — m'a inspiré une horreur précoce pour l'être à qui je devais alors sacrifier toute raison, sentiment et volonté; et que, follement accouplés dans notre enfance dans le burlesque dessein d'apprendre à nous aimer, nous en prîmes chacun une haine invincible l'un pour l'autre, et nous nous séparâmes dès lors pour ne jamais nous revoir! — Résolutions de deux enfants étourdis, dit Callias, qui se tenait cette fois sur ses gardes, et ne voulait pas pousser à bout son ami ; — et ces résolutions sont-elles des pactes indestructibles, une religion inébranlable pour les années plus jnûres ? il n'est rien sous les as- tres qui ne change, et tout est chrysalide. Resterons- nous l'œil fixé sur l'orient pour voir lever le soleil, quand il s'arrange déjà un oreiller avec les nuages du couchant? Votre cousine a maintenant passé l'enfance; elle est peut-être aimable comme Hébé, et joyeuse comme Flore, la reine des fleurs. N'avez-vous jamais eu la curiosité de savoir quelle elle est depuis cette ter- rible bataille que vous avez eue en nourrice? — La revoir I répliqua Sempronius, elle! cet instru- ment de tyrannie paternelle! jamais je n'eus cette en- vie, et je ne l'aurai jamais. Mon éducation, qui se fît à Athènes, me jeta d'abord loin de Rome. Puis, un jour, LE JEUNE ENCHANTEUR. 443 j'enfourchai un cheval, comme centurion de cavalerie dans la légion impériale, et je fus commandé pour le service des frontières de la Pannonie. Depuis, j'ai vécu en Asie Mineure. Je n'ai jamais vu Rome ; mais un mot vous suffira. J'ai vu, — ici Sempronius fit une pause, — j'ai vu l'être qui est fait pour remplir le vide de mon âme et le peupler à jamais. C'était à un banquet offert aux officiers de la légion par le proconsul Septi- mius, à notre arrivée à Éphèse. Tout fut, vous le pré- sumez, noble et somptueux. Mais tout fut éclipsé par un spectacle qui eut lieu dans les jardins du palais, et fut joué par les desservants du temple. C'était un drame dans le goût de ceux qu'enfantait l'imagination d'Ovide, court, mais délicieusement rendu; c'était une fable sur le pouvoir de l'amour. Le petit dieu figurait sous cent formes diverses, tantôt en guerrier, tantôt en poëte ou en musicien, d'autres fois en roi, et d'au- tres fois il paraissait en marchand chargé d'uiie paco- tille de trésors et de bijoux, le tout pour entreprendre le cœur d'une belle fille. Mais aussi, quelle conquête que celle sur qui le Jeune Enchanteur essayait tous ses pouvoirs! Je n'ai jamais rien vu, rien imaginé de plus beau, ni de plus aimable! Tout ce que la poésie a in- venté de mieux, tout ce que ma fantaisie avide a revêtu de grâce et de charme, de beauté et de noblesse, fut jeté dans les ténèbres de l'oubli. Devant moi se mou- vait , vivait , regardait , souriait la beauté essentielle, telle que Vénus s' élevant du sein des lames salées, ou Pandore descendant des portiques de l'Olympe. Je sen- 44i LE JEUNE ENCHANTEUR. lis alors que ma destinée était dite, mon arrêt écrit, et à jamais! La conviction perça le profond de mon âme en un instant. Je sentis que c'était clair, brillant, acéré, lumineux, comme les flèches de la vérité. Je ne puis vous dire ni vous expliquer avec quelle anxiété toute nouvelle j'étudiai la marche du drame, et combien j'entrais violemment dans tous les intérêts de cette pe- tite scène. Je me pris à trembler de tous mes mem- bres, quand je la vis successivement tentée par la flat- terie enivrante de la poésie, par la promesse de tout ce qui peut chatouiller le cœur de Torgueil, par les joyaux et par Tor, que le jeune et puissant magicien de nos passions étalait sous ses yeux , entassant vision éblouissante sur vision, et faisant se succéder des ten- tations de plus en plus dangereuses devant la plus dan- gereuse des lilies de la terre. Elle résista à toutes, et je sentais mon cœur battre d'une manière furieuse et inaccoutumée à chaque nouveau triomphe; un seul stratagème restait. Les nobles palais, les bosquets do- rés, les royales retraites dans lesquelles Tenchanteur avait évoqué ses visions de luxure, d'orgueil et de richesse, s'enfuirent comme des songes. La scène fut un simple jardin, avec une grande vue sur une belle montagne au bord de l'Hellespont. La jeune beauté était maintenant assise sur un amas de roses fraîche- ment efl'euillées, et écoutait un discours que lui faisait un jeune homme dans le simple accoutrement du ber- ger d'Ionie. Sa figure et sa contenance étaient nobles, mais ses paroles étaient la simplicité, la passion, Télo- LE JKUNE ENCHANTEUR. 445 quence même. Je n'ai jamais rien entendu d'aussi parfaitement bien dit. Il ne lui offrit ni la pompe, ni la richesse du monde, mais il mit à ses pieds un cœur débordant d'amour, de foi et d'honneur. Si elle avait résisté à cette prière, elle eût été plus ou moins qu'une mortelle. Elle ne fut ni l'un ni l'antre, elle fut femme, — vraie comme la nature, et sensible aux plus douces impulsions de la nature. J'avais triomphé dans sa ré- sistance, je triomphais maintenant dans sa soumission. Je vis avec délices que cette beauté digne d'un être céleste n'était pas une beauté de statue. Ma joue rougit instinctivement quand la rougeur se répandit sur la sienne. Une larme qui tomba de sa paupière fut suivie par mes larmes, et il me semblait que mon àme s'en allait avec elles. Avec un soupir et un sourire elle reconnut le pouvoir du cœur sur le cœur et se iaissa choir avec les pleurs silencieux de sa joie sur le sein de l'Ionien. A ce moment, le tonnerre roula avec fracas, la décoration s'éleva comme un nuage qui s'envole, et au lieu du simple jardin de l'Hellespont, nous vîmes les immor- tels bosquets d'idalie. L'Ionien était l'Amour lui-même rendu à sa forme première; aimable, puissant, folâtre et semblable à un roi. Le jeune dieu, porté sur ses ailes de pourpre, se glissa entre les bras de la belle créature, et la couronna d'amarante en présence des nymphes, comme souvenir de sa métamorphose en immortelle habitante des bocages de l'île d'Amour. — Et ainsi, dit Callias, — avec un regard froid, son esprit satirique l'ayant préservé de toute émotion, — 446 LE JEUNE ENCHANTEUR. VOUS êtes tombé amoureux d'une des danseuses du temple. Les glaces du cœur sont faciles à fondre sous ce bon climat d'Asie ; je présume qu'elle écouta com- plaisamment la répétition que vous fîtes du rôle de l'Ionien. Sempronius porta la main à son poignard. — Méchant Grec, s'écria-t-il, ne me mets pas à l'é- preuve une seconde fois. Encore un mot de mépris, et nous nous quittons pour toujours. Les étoiles qui bril- lent sur nos têtes ne sont pas plus loin de nous que mon idole de l'haleine impure du soupçon. Je ne l'ai jamais revue ; toutes mes reclierches furent vaines. Les dévots qui ont pu supporter vos ricanements impies sont d'une autre race que moi. Il n'y a que votre pen- chant incorrigible à tout ridiculiser qui a pu vous faire oublier que les prêtresses sont aussi sacrées que les vestales du Capitole. C'était une des filles de l'autel. Callias fit ses excuses et parvint à calmer l'irritation de son ami. — Mais, dit-il, n'avez-vous jamais cherché à retrou- ver ce modèle accompli? Ne lui avez-vous jamais offert de l'épouser? — Le retrouver! dit le Romain. Voici la seconde année que je cours l'Asie, la Grèce et l'Italie, toujours poussé par une invincible espérance. Elle a quitté le temple, hélas ! et j'ai pu croire qu'elle était remontée auxcieux! Encore, si je la pouvais retrouver ici-bas! Que pourrais-je faire? Mon père, à son lit de mort, me laissa le choix des anathèmes ou de sa bénédiction, si < LE JEUNE ENCHANTEUR. 447 je consentais à accomplir ses désirs et à épouser ma cousine Euphrosine. Je puis dédaigner la richesse, mé- priser la tyrannie, mais je ne puis fouler aux pieds les commandements funèbres d'un père. J'entends sans cesse retentir dans mon esprit effrayé sa voix qui, du fond de la tombe, me somme de lui obéir. Je n'aborde le sommeil qu'en tremblant, un sommeil court d'ail- leurs et accablant; car bientôt je vois son ombre qui me menace cruellement si j'ose résister à sa volonté, devenue plus sacrée depuis que la tombe nous divise. — Alors, chassez-la de votre mémoire, répliqua l'ai- mable philosophe. Le Romain leva lentement sur son ami ses larges yeux noirs chargés de mépris. — La chasser de ma mémoire I s'écria-t-il ; je n'ai pas plus le pouvoir de l'oublier que de perdre la con- science de ma vie; chaque objet me .force à m'en sou- venir. Musique, lumière, étoiles, les sons répandus dans l'air du soir, le balancement d'une rose, le parfum de son calice, les formes vagues qui flottent là-bas dans les nuages, tout ce qui touche mon cœur, flatte mes sens, égayé mon œil, me ramène instantanément vers elle. Non, son image sera indestructible, jusqu'au mo- ment suprême où le sentiment lui-même sera anéanti. Vous vîtes mon émotion le soir que je soupai à votre villa de Campanie. Cette peinture de l'Olympe! — Je retrouvai dans cette Vénus suppliante devant Jupiter l'idole vivante de toutes mes pensées. L'attitude, la forme, la grâce indescriptible, tout y était, tout ce que 4i« LE JEUNE ENCHANTEUR. j'avais vu dans la fatale nuit du banquet d'Éphèse. Je n'osai pas regarder plus longtemps. J'aurais adoré la vivante création du pinceau, ou, comme un nouveau Prométhée, j'aurais, de mes lèvres brûlantes, soufflé un feu nouveau sur cette forme. Si j'avais été le maître des trésors de la terre, je les aurais donnés pour pos- séder cette peinture et mourir l'œil fixé sur elle. Mais, à ce moment, je crus que l'esprit sévère de mon père se dressait du fond des ténèbres, et je tombai dans la terreur et le désespoir ! Pendant qu'il parlait avec la sombre énergie d'un cœur brisé, Callias jetait sur lui un regard de compas- sion plus vive qu'il n'en avait jamais accordé à aucune face humaine. Mais, pendant qu'il continuait, une pen- sée soudaine sembla illuminer le visage du jeune Grec. Il sourit , parut vouloir parler , renfonça ses mots comme s'il voulait les peser, fit quelques pas désor- donnés sur le pavé de la salle, comme s'il voulait broyer et réduire en poussière les amours de Tithon et de l'Aurore peints en mosaïque; enfin il se jeta sur un des sofas d'ivoire, et se répandit en éclats de rire. Sempronius le regardait avec étonnement. Callias se leva de nouveau, et la même pantomime recommença : — les sourires, les phrases et les promenades inter- rompues, et les mêmes éclats de rire. — Sempronius présuma que son fantastique ami avait été piqué par un aspic ou une tarentule. — Êtes-vous fou, Callias? s'écria-t-il à la fin. — Par Mercure, je le crois, répondit celui-ci. C'est LE JEUNE ENCHANTEUR. 4i9 bien la plus étrange aventure de ma vie dont je me souvienne ; écoutez-moi. Mais comme le Romain s'approchait pour écouter, Tesclave qui se tenait d'ordinaire dans le vestibule, entra pour leur dire qu'une trirème arrivée de Rome venait d'aborder au Pirée, et qu'il y avait des lettres à bord pour tous deux. — Vous voyez, dit Callias se levant en toute hâte, voilà ce que nous avons gagné à fuir les chaudes ré- gions de la Campanie; pas un de mes mille amis ou courtisans n'aurait eu l'aimable idée de m'écrire au pied du Vésuve. Callias se retira dans son cabinet pour parcourir les précieux documents qui lui arrivaient de la reine des cités sur tous les beaux, les oisifs et les fous qu'il y avait laissés. Sempronius se mit à rêver en considérant les riches reflets d'un soir de la Grèce sur la noble architecture du Pirée. La Grèce, le soir, Athènes, ont toujours été des sources poétiques chères aux faiseurs de romans depuis qu'Athènes existe, et depuis qu'elle a un nom. Sempronius était amoureux; ceci implique un millier de fantaisies; il était, déplus, malheureux, désappointé, bref un amant sans espoir, — l'amant d'un )êve, — une passion de visionnaire, séparée des régions de l'espérance par des barrières infranchis- sables. Il était amoureux d'un être aussi idéal qu'un brillant habitant des nuées; son amour était l'amour insensé d'un homme qui voudrait faire descendre Diane de la sphère où elle trône glorieusement sur le 450 LE JEUNE ENCHANTEUR. bord des cieux. Une prêtresse du grand autel d'Éphèse était aussi loin qu'une étoile de l'approche des mor- tels. Pendant qu'il s'abandonnait à son imagination, et qu'il flottait sur les rêves du poëte et de l'amant, — ^ rêves qui, par une loi inexplicable de notre nature, ont toujours une teinte de mélancolie, même dans leurs plus splendides rayonnements, et qui ne sont les plus délicieux des rêves que grâce à cette même mélan- colie, — Callias ayant lu ses lettres, reparut avec un air mêlé de plaisir et de peine. — Sempronius, dit-il, êtes-vous suffisamment pré- paré à apprendre que votre chaîne est rompue ? Le jeune Italien sortit brusquement d'un songe où il était ravi, et où il écoutait la voix de la belle Éphé- sienne, renvoyée par l'écho des voûtes du temple. Il répondit avec un triste sourire que toutes choses lui étaient désormais indifférentes. — Alors, je puis vous raconter tout ce que je viens d'apprendre, lui dit son ami. — Je suis sûr qu'au moins je n'ajouterai pas à vos chagrins : lisez cette lettre, qui est de votre proche parent Gatullus; elle m'informe que votre cousine est morte. Elle était tombée dans un état de singulière faiblesse qu'on attribuait à un voyage imprudent dans les bois d'Ostie, où les chaleurs de l'été engendrent des miasmes mor- tels ; et dans un des paroxysmes de la fièvre, elle s'est précipitée elle-même dans le Tibre, un soir qu'elle était allée, suivant sa dangereuse habitude, respirer le LE JEUNE ENCHANTEUR. 451 frais sur les bords ; le corps de la malheureuse jeune fille a été trouvé une semaine avant le départ de cette lettre. Catullus décrit la cérémonie des funérailles, avec sa minutie accoutumée dans toutes les affaires de forme et d'étiquette ; il était un des principaux invités, ce dont il est évidemment très-fier; et il me donne un compte exact de chaque litière, de chaque cheval, et ma foi, je crois, de chaque guirlande qui ornait ces pompeuses funérailles. Les deux amis gardèrent quelque temps le silence, et accordèrent chacun la part de tristesse que récla- maient les bienséances et le destin inattendu de l'in- nocence et de la jeunesse. . . . , » •. ......•.•■•.... — Et maintenant, dit Callias, à Éphèse. La nuit était glorieusement belle : la trirème, s'élan- çant hors du Pirée, laissait derrière elle une longue trace de lumière, comme une charrue qui sillonnerait de l'argent fonda. Les deux amis se tenaient à la poupe, regardaient les cieux, les eaux tranquilles et les nobles sommets de TAttique, et voyaient tous ' les objets fuir autour et derrière eux, comme s'ils voyageaient sur un nuage et flottaient sur le sein des airs. Les lumières et le bruit du port s'étei- gnirent graduellement, et la lune se leva. Le Parthé- non se dressa sur sa colline, dans la clarté de la lune, pâle, solennel et solitaire, comme un majestueux 452 LK JEUNE ENCHANTEUR. esprit en vedette et veillant sur tout le pays. Les ma- telots se préparèrent pour la nuit, et, pendant que le navire évitait les grosses lames qui signalent le pro- montoire de Sunium, commencèrent Toffice du soir à Pallas-Athéné. Ils éclairèrent le petit autel qui sup- porte son image à la proue du bâtiment, et brûlèrent en son honneur de la cannelle et de l'encens, qui bai- gnèrent bientôt d'un nuage parfumé les flancs tapissés du navire. Oallias songea alors au repas du soir, et descendit dans une élégante cabine pour y ordonner un souper digne d'une trirème impériale. Sempronius se drapa dans son manteau militaire et resta les yeux fixés sur la constellation du Taurus, qui faisait étinceler fièrement sa couronne de topazes; mais ses pensées étaient égarées bien loin de là. A la vue d'un petit temple situé sur le front sourcilleux du Sunium, le pi- lote sonna de la trompette, et à ce signal l'équipage entonna l'hymne à la déesse protectrice de l'Attique : « Écoute-nous, aimable Minerve ! écoute-nous du fond de la sphère tressée d'étoiles qui entoure et pro-- tége comme une zone de feu les trônes dorés de Jupiter et de Junon ! « Pendant que nous fendons les vagues ténébreuses, enchaîne les tempêtes dans leurs cavernes, jusqu'à ce que ta torche brûle sur la montagne, signal de notre heureux retour ; (( Jusqu'à ce que ta torche brûle sur la montagne, comme la chevelure agitée des nymphes des bois qui jette des clartés mouvantes dans l'air ; LE JEUNE ENCHANTEUR. 453 « Jusqu'à ce que la chanson du toit domestique nous réponde et gonfle la brise joyeuse, s* élevant dans un saint accord vers ton temple de marbre à la clarté de la lune I (( Déesse de la Lyre couronnée de lauriers, fais que la clarté funèbre de l'éclair et la flamme oblique de la foudre ne sillonnent jamais notre glorieuse trirème, depuis l'heure où le malin enfant naît dans son ber- ceau de roses, jusqu'au moment où le soir tire les rideaux de son pavillon sur le ciel, la terre, et les nuages de l'Océan, enflammés et dorés comme les îles des bien- heureux. (( Minerve ! fais que notre valeureuse proue fende, saine et sauve, les plus terribles vagues. Fais que nos blanches voiles ne portent dans leur sein que des brises favorables, jusqu'à ce que nous ayons, à travers la succession des calmes et du vent, regagné le logis bien- heureux! « Écoute la chanson du matelot jovial, ô reine vierge de la glorieuse Athènes. » L'hymne cessa, et l'office du soir se termina par une grande fanfare de flûtes et de trompettes. Quand tout fut calme, et qu'on n'entendit plus que le bruit ca- dencé des rames qui frappaient les ondes, un soudain et puissant éclat de trompette retentit du promontoire; une longue flamme rose, d'une riche couleur, trembla un moment sur le fronton du temple, et disparut en- suite dans les hauteurs du ciel. Les matelots tombèrent sur le visage, et reçurent ce 454 LE JEUNE ENCHANTEUR. signal comme la réponse familière de la déesse. Quel- ques-uns crurent voir la figure de Minerve, debout dans la flamme au-dessus du promontoire. Tous pri- rent la chose comme un heureux augure de leur voyage dans les parages asiatiques Le prêtre de Diane résistait avec courage à l'élo- quence des deux amis qui voulaient absolument voir la prêtresse du sanctuaire. C'est au fond de ce sanctuaire que l'image de la déesse, qu'on dit descendue du ciel, est gardée par différentes prêtresses qui, en l'honneur d'elle, veillent à sa garde, veillent sans voile et le visage découvert. Plus leurs arguments étaient pres- sants, plus le rigide prêtre se reprochait comme un crime de les écouter. Callias lui offrit une bourse pleine d'or de Thrace. L'aruspice n'eut pas plus tôt senti qu'elle touchait sa main, qu'il la jeta par terre, comme s'il avait été piqué par un aspic, et s'enfuit. Sempronius, désespéré de voir fuir avec lui sa der- nière espérance, courut après lui et le retint violem- ment par sa robe. La main qui avait empoigné Tincor- ruptible ministre de Diane étaitornée d'une magnifique émeraude. Ses yeux se fixèrent subitement sur elle* 11 se retourna. Le diamant passa silencieusement et mystérieusement à son doigt. Sans dire un mot, il tira de sa robe de pourpre une petite clef, et ouvrant une porte basse à peine visible dans les sculptures de la muraille, introduisit sans bruit les deux jeunes gens dans les profondeurs du temple. LE JEUNE ENCHANTEUR. 455 • Le temple de Diane à Éphèse était le plus célèbre lieu de dévotion du monde. Gallias fut heureux et enorgueilli de se sentir sous la voûte de cette fameuse enceinte, dont rentrée avait été refusée à des rois, et qui recelait dans ses flancs plus de trésors que plu- sieurs royaumes. — Les offices de la journée étaient finis. Les portes de bronze du colossal édifice avaient été fermées sur le peuple; tout était nuit, silence et solitude^ Gallias put alors se convaincre qu'il était dans un lieu dont la magnificence surpassait encore la re- nommée. Les feux du grand autel étaient mourants, et la multitude des petits autels, où les victimes avaient été offertes toute la journée, brillaient au loin comme une myriade d'étoiles évanouies. C'était à chaque pas de telles perspectives d'arcs et de colonnades, fouillés par l'habileté patiente du ciseau asiatique, et formés de marbres et de métaux brillant de toutes les couleurs du ciel et de la terre, et que la faible lueur contenue dans le temple rendait encore plus fantastiques ; — une telle profusion de statues d'albâtre et d'ivoire, dont les multitudes, armées vivantes de noblesse et de beauté, peuplaient les immenses espaces ; — une telle abondance de bannières de pourpre brochées d'or, reli- gieuses offrandes du monde entier, suspendues au- dessus des autels, qui eux-mêmes étaient enrichis de pierres précieuses, et dardaient leur éclat sur des tapis brodés venus de Tyr et du fond de l'Inde, — c'était enfin une richesse et si désordonnée et si inconce- vable, que l'homme le plus froid et le plus blasé du I 450 LE JEUNE ENCHANTEUR. monde s'échappait à chaque instant en cris de joie et de surprise ! Quant au Romain, enveloppé dans les pensées de son cœur, subjugé par sa mélancolie et plus encore par le sourire de son espérance, il regar- dait tout d'un œil étonné comme si c'eût été une vision. Il considérait les voûtes et les piliers éblouis- sants comme l'œuvre d'un magicien, et il prêtait l'o- reille aux vagues échos de harpes et de flûtes, qui de temps en temps s'échappaient des salles les plus reculées, comme il eût écouté des xhœurs montant des bosquets de TÉlysée. Tout était délices profondes dans le cœur de l'amant, jouissance rêveuse, ébahisse- ment muet d'un esprit soulevé et transporté par la puissance de l'imagination aux dernières perspectives du bonheur. Le prêtre alors prit son chemin vers une retraite plus profonde et plus secrète. Sempronius le suivait, quand il sentit tout à coup Callias qui le tirait violem- ment en arrière. A la pale lueur d'une lampe, il vit qu'il tirait à moitié son épée avec un signe non équi- voque. Le Grec connaissait évidemment le danger de la foi asiatique. Le lieu n'était peut-être qu'un coupe- gorge, propre à dévaliser et à tuer les gens; Sempro- nius sourit comme si le présent et l'avenir lui étaient également indifférents, et s'enfonça dans les ténèbres. Le Grec fit une pause; puis, tirant entièrement son épée du fourreau, suivit lentement la trace de son en- têté compagnon. Le passage était long et diflicile; à la fin, il s'abîmait dans une pente, et la lumière fut tota- LE JEUNE ENCHANTEUR. 457 lement éclipsée. Us arrivèrent à une petite porte : la voix du prêtre se fit de nouveau entendre dans une espèce de chuchotement : — Il faut que vous m'attendiez ici jusqu'à ce que je revienne. A ces mots il s'éloigna. — Et maintenant, dit Callias, nous n'avons que ce que nous méritons! nous ne pourrons jamais, que je pense, donner à l'humanité la morale de notre insigne folie; car ce prêtre pensera, — ou je me tromperai fort, — que nous avons eu déjà bien assez de gloire en ce monde, sans y ajouter celle de raconter les merveilles et les circonstances de notre évasion. Quelle pitié, vraiment, de n'avoir pas suivi mon avis et mon pre- mier mouvement, qui était de donner du fer à ce mé- créant en plein diaphragme, avant qu'il nous attirât ici pour y crever comme un couple de chiens affamés ! Sempronius protestait toujours que le prêtre était honnête. — Une heure s'échappa, puis une autre,- et il ne revint pas. — Callias, à la longue, essaya de se frayer une route et de remonter vers l'entrée; mais on eût dit que le voyage était devenu doublement difficile depuis qu'ils étaient descendus. Au bout de quelques pas, le passage était obstrué par de larges blocs de pierres. — Pour le coup, s'écria-t-il, la trahison est évidente! Ce sont ici des catacombes, et nous pouvons décidé- ment, comme d'autres fantômes, y rôder atout jamais. Exquise et béate folie! Ne pas avoir reconnu que ce IV. 26 458 LE JEUNE ENCHANTEUR. prêtre n'oserait pas plus trahir les secrets de son temple qu'il n'oserait voir une épée en face! Mais il s'est tiré de cette difficulté d'une manière supérieure. Et main- tenant nos occupations ici doivent se réduire à rôder jusqu'à ce que nous tombions dans quelque fosse, ou mourir tranquillement de faim, courbés sur ces pierres ! Mais l'esprit de son ami, naturellement plus élevé et plus pur, était déjà monté plus haut. — Callias, dit-il, votre froide et mauvaise philoso- phie vous fait vous défier de tout, même de vous. Quant à moi, je n'ai pas tant de choses qui m'attirent là-haut, pour que cette prison me cause tant d'an- goisses. Le prêtre est décidément un coquin. J'aurais dû savoir que celui qui peut se laisser corrompre par de l'or ou par une bague peut trahir ses corrupteurs. 11 nous a laissés ici pour y mourir, mais la mort est la dernière ressource de l'homme courageux. Levez-vous, et au moins ne cédons pas notre vie sans la disputer fièrement. L'âme du Grec était noble ; l'homme du monde était mort en lui, et il serra la main de son ami avec la main du brave. — En avant donci s'écria-t-il. Sempronius marcha le premier; mais le passage était obstrué et les difficultés croissaient à chaque instant. Enfin il fut impossible d'aller plus loin. — Maintenant, s'écria le Grec avec une voix où une gaieté méprisante se mêlait à un sombre désespoir, l'ex- périence est complète! A quoi bon nous briser les os à LE JEUNE ENCHANTEDR. 459 grimper sur des rochers qui ne peuvent nous conduire qu'au centre de la terre! Voyons, prenez-moi cette épée, et rendez-moi le dernier service d'un Romain à son meilleur ami. Sempronius prit Tépée en silence et la brisa sous son talon. La lame fît jaillir de la pierre quelques étin- celles, à la lueur fugitive desquelles ils reconnurent qu'ils étaient au centre d'une vaste voûte d'où rayon- naient plusieurs chemins dans différentes directions. Ils s'enfoncèrent dans celui qui paraissait s'étendre le plus loin et aboutir à l'air extérieur. — Ami, dit Callias, souvenez-vous que je ne suis pas un homme de patience; je veux bien vous suivre en- core ; mais si nous ne devons traîner nos sandales que pour trébucher sur des tombes, j'insiste pour qu'il me soit accordé de me reposer de mes fatigues à ma ma- nière. — Je demande encore un instant, s'écria énergique- ment le Romain, et, après, vous pourrez me servir de guide dans les régions de l'éternel repos, où les mal- heureux oublient et sont oubliés. Comme il achevait ces mots, un faible cri, suivi d'un bruit de pas précipités, frappa leurs oreilles. Ils s'ar- rêtèrent. Un rayon de lumière tremblait dans les pro- fondeurs du labyrinthe, et tous deux se précipitèrent en avant. Le rayon tremblait toujours et filtrait tou- jours à travers les fentes d'une porte, très-mince. Sem- pronius regarda au travers, poussa un cri, et se préci- pita dans la salle. Une femme était debout, les bras 400 LK JKUNE ENCHANTEUR. liés. Devant elle, un petit autel était allumé; surTautel un couteau. Le prêtre, qui avait trahi les deux jeunes gens, regardait la victime humaine avec l'œil fixe de la cruauté. Un groupe de spectres, aux regards mélan- coliques, aux manteaux longs et ténébreux, assistaient à l'œuvre de sang. Quand Sempronius apparut, la femme leva les yeux et se précipita vers lui. Le prêtre se saisit du couteau et voulut lui en porter un coup au sein; mais ce coup terrible ne devait pas aller à son but. Callias avait conservé le tronçon de son épée, et le plongea jusqu'à la garde dans le flanc du meurtrier. Il tomba en rugissant et expira à leurs pieds. Tous les • spectres tirèrent leurs épées. En un clin d'œil tout ne fut que mêlée, rumeur, carnage La trirème entrait dans le Pirée, et Callias voulait que son malheureux ami consentît à y rester; mais Sempronius, horriblement blessé, et portant avec lui la plus incurable des plaies, — un cœur brisé, — im- plorait la faveur d'être transporté en Italie pour y rendre son dernier souffle et dormir dans le sépulcre de ses pères. Callias oubliait toute sa philosophie quand il était assis au chevet du noble jeune homme, et pleu- rait quand il l'entendait radoter les étranges et diabo- liques délires que lui suscitait son imagination grosse de passion et de désespoir. — II me semble, disait le Romain, que cette victime se tient chaque nuit à côté de ma couche, et adresse LE JEUNE ENCHANTEUR. 461 à ces monstres des paroles de pitié. Dans le labyrinthe, je l'ai reconnue tout d'abord, accoutrée et déchevelée comme elle Tétait. Elle a été la première et elle sera la dernière maîtresse de mon cœur. Mais dites-moi tout ce que vous avez appris sur elle : dites-le-moi encore et redites-le-moi toujours, aûn que je meure en l'entendant nommer î Callias alors passait une heure à lui répéter que la belle prêtresse l'avait vu par hasard au banquet du proconsul; l'avait aimé avec une passion involontaire et l'ignorant elle-même, comme lui; et que finalement son secret lui ayant échappé, elle avait été marquée pour la vengeance de la déesse, comme une prêtresse révoltée. Le simple désir de quitter le temple était un crime impardonnable. Mais la vengeance de la divinité était regardée comme incomplète jusqu'à ce que l'objet de cette passion fût également sacrifié ; ce qui expli- quait la promesse du prêtre de les introduire dans le sanctuaire; il les avait ainsi pris au piège pour ser- .vir de victimes expiatoires, et ils avaient été réservés au couteau sacré. A la suite du combat qui avait lieu dans la salle du sacrifice, après une dépense fort inu- tile d'intrépidité, ils avaient été capturés, jetés dans une tour, délivrés sans savoir comment et cherchant un refuge dans le palais du proconsul; celui-ci leur avait fait quitter l'Asie en toute hâte. La prêtresse avait sans doute péri 20. 402 LE JEUNE ENCHANTEUR. Sempronius était couché sur un lit orné d*ivoire et enrichi de perles ; les rideaux qui le garantissaient du soleil étaient en soie de Perse ; une statue de nymphe en argent, tenant à la main des rênes de lapis-Iazuli, et traînée par des chevaux marins de béryl, laissait tomber un filet d'eau parfumée d'une urne de cristal d'Antiparos; le pavé de la chambre était jonché de roses. Les murs étaient couverts des plus brillantes peintures de Fart grec. Tout respirait la puissante et délicate profusion de la vie patricienne. Mais tout cela était peines perdues. L'esprit du jeune homme était à Éphèse, dans le caveau où il avait vu cette forme d'ex- quise beauté près d'être anéantie sous le couteau du fanatisme et du crime. Callias entra subitement dans cette délicieuse retraite et demanda, avec son ton ordinaire, comment le malade se trouvait des soins du nouvel empirique, qui était venu pour le sauver de son obstination et de sa bonne volonté à mourir. Sempronius sourit tristement et prit la main de son ami; puis il lui dit d'une voix pleine d'émotion: — Callias, je crois que j'ai le cerveau aussi libre que qui que ce soit d'idées superstitieuses, mais il y a dans cet étrange médecin quelque chose au-dessus de l'homme. Quelque sauvages 'que soient les accents de sa voix, quelque repoussante que soit sa physionomie d'Éthio- pien, il a le don de scruter la nature humaine avec un pouvoir despotique. Actuellement il lit dans mes pen- sées. Il n'est pas moins maître des secrets de la nature. LE JEUNE ENCHANTEUR. 463 Je tremble presque en sa présence de l'idée que je suis entre les mains d'un être supérieur à mes facultés mortelles. — Ah ! vraiment, il se mêle de magie, fit Callias avec le ton du dédain. — Je n'ai point de secrets pour vous, Callias. Je l'ai prié de me montrer une fois encore la vision d'Éphèse, une fois avant de mourir ! t Sempronius entra dans la salle le premier. Tout était noir ; mais Callias apporta une petite lampe sous sa robe et murmura : « Ceci ressemble suffisamment à notre vieille affaire du labyrinthe ; mais j'éprouve une certaine curiosité de voir comment votre Éthiopien, ce maître en magie, manégera ses démons.» Comme il parlait, une petitp flamme bleue pâle monta et s'arrêta au centre du plafond. Ils virent alors qu'ils étaient dans une vaste salle de forme circulaire. Des sons d'instruments d'un effet très - doux se faisaient en- tendre auprès d'eux, et semblaient sortir du fond de la terre, sous leurs pieds. Un brouillard s'éleva rapide- ment devant eux , flottant à droite et à gauche sur les parois de la chambre, et enfin s'arrêta au-dessus de leurs têtes. Une voix qui semblait partir du milieu de ce nuage leur demanda quel était l'objet qu'ils dési- raient le plus voir. * — Au nom de tout l'Olympe, mon souper! cria Cal- lias avec un éclat de rire. Un sourd roulement de ton- 46i LE JEDNE ENCHANTEDR. nerre témoigna qu'il avait fâché l'Esprit, et la lumière s'éteignit à Tinstant. La voix répéta la question. Sempronius prononça, en tremblant, le nom de «la prêtresse d'Éphèse ! » Une musique riche et douce ondoya de nouveau sur les vagues de Tair. Une muraille de Tappartement sembla disparaître et s'ouvrir sur la mer, au soleil cou- chant. Ce n'était pas la mer languissante qui caresse les rives de la Campanie; c'était la mer agitée et cla- poteuse de la Grèce. Une longue rangée de construc- tions en marbre, surmontées de statues merveilleuses, s'élevait du sein des eaux. Callias s'écria : « Le Pirée! » et montra du doigt, avec un geste d'étonnement, la trirème qui semblait fendre les flots et s'élever vers la pleine mer. — Ses démons sont merveilleusement obéissants, murmura Callias. Mais où veut-il en venir ? La trirème s'avançait dans les îles et fendait l'onde comme si elle avait eu des ailes. Elle aborda aux rives d'ionie. Sempronius sentit battre son cœur, quand il revit les glorieux rayons de ce ciel d'Asie, illuminant la terre bien connue de ses rêves. Le sortilège continuait victorieusement. Deux belles figures, un Grec et un Ita- lien, parurent sous les ombrages de cyprès qui entou- rent le temple de Diane. Une troisième figure survint, les emmena, et toutes trois plongèrent dans les ténèbres. — Pour le coup, dit Callias à l'oreille de son compa- gnon, s'il nous fait voir tout ce qui s'est passé dans LE JEUNE ENCHANTEUR. 465 les catacombes, ce ne peut être que le vilain prêtre lui-même ou le prince des magiciens ; mais le prêtre ne jouera pas plus longtemps son rôle d'imposteur ; j'ai son affaire. A ces mots, une ligne de lumière glissa à terre et fit voir un passage étroit, dans lequel nos deux specta- teurs reconnurent tout d'abord la caverne où ils avaient failli laisser leurs os; plus loin apparut une autre salle, une victime, un prêtre et toute une troupe de gens dans un attirail mélancolique. Sempronius poussa un grand cri, quand la victime, jeune, belle, séduisante, les yeux fixés sur le fatal cou- teau, tomba sur ses genoux pour demander grâce. H s'efforça de s'élancer vers elle; mais ses efforts furent vains, il se sentit pris d'une faiblesse et se laissa tomber dans les bras de son ami. Quand il rouvrit les yeux, la scène était changée; un jardin verdoyant et fleuri étalait devant ses yeux son luxe de végétation orientale ; des fleurs et des fruits embaumaient l'air de leurs parfums exotiques. Le paysage s'anima de figures vivantes ; un groupe de nymphes se mit à danser au son des instruments qu'elles portaient dans leurs mains, et quand leur ronde s'ouvrit, elle laissa voir au milieu un trône fort simple qui n'était paré d'autres étoffes et pierreries que des mousses et des fleurs de cette délicieuse retraite. Sur le trône était une jeune reine en costume cham- pêtre, son œil était baissé vers la terre, et un jeune Amour lui chuchotait ses enchantements à l'oreille; la 4G0 LE JEUNE ENCHANTEUR. scène du banquet du proconsul apparaissait pour la seconde fois devant les yeux émerveillés de Sempronius. Son émotion devient irrésistible, il s'élança vers la vision ; mais cette fois ce n'était pas une vision faite d'air et de fumée. Une femme, une vraie femme, sou- pirante, rougissante, belle, charmante, tomba dans ses bras, avec son trouble et ses larmes ! La prêtresse, le magicien, Euphrosine, n'étaient qu'une seule et même personne ! — Contemplez mon bonheur, incrédule ariii, dit Sem- pronius en jetant un regard de passion indicible sur la beauté de sa femme qui tenait déjà un bel enfant entre ses bras. Notre épicurien touché, mais souriant toujours, nîurmurait tout bas l'hynjne sentimental de l'excellent poëte latin : C'est rheare favorable aux baisers ; la tempête. Qui blasphème le ciel et fait trembler le faîte, Invite les bons vins du fond de leur grenier A descendre en cadence au conjugal foyer. Car rintime chaleur de T&tre qui pétille Sert à rendre meilleurs les pères de famille. Et la foudre fera, complice de Tamour, L*épouse au cœur tremblant docile jusqu'au jour. — Le dénoûment prouve en votre faveur, repartit décidément le jeune Grec, mais je vous dirai : Trou- vez-moiiine jeune cousine, que je haïsse d'abord, sans LE JEUNE ENCHANTEUR. 407 la connaître, aussi fortement que vous ; qui m'aime d'un amour romantique comme la belle Euphrosine vous a aimé, sans savoir si vous étiez même digne d'un soupir ; qui se sauve de son pays, qui se fasse passer pour morte, pour me donner toute liberté de jouer le fou selon ma fantaisie ; qu'elle devienne prêtresse, et qu'après m'avoir sauvé des griffes d'une vilaine con- frérie de moines assassins, elle ouvre les portes de ma prison et me suive à travers les mers ; qu'elle sacrifie pour moi la dernière vanité d'une femme, c'est-à-dire sa beauté, et qu'elle se métamorphose en négresse et en sorcière pour me sauver; qu'elle soit mille fois plus sorcière encore par le charme de ses regards, et qu'elle se jette dans mes bras, alors... — Et alors, dit Sempronius avec un œil brillant de joie, alors, vous épouserez, comme moi, l'idole de votre àme 1 — Oui, dit Callias en riant, alors je serai peut-être votre homme, si je ne me suis pas d'abord pendu pour me punir d'être un tel fou que de vouloir me donner tant de peine,' quand, pour jouir du même bonheur, je n'avais qu'à me laisser faire. La jeune mère l'entendit, et jetant un regard de tendresse sur son mari, elle dit avec une voix douce comme une musique : — Chaque épreuve nouvelle n'est-elle pas une sanc- tion de plus à l'amitié? Souffrir les angoisses d'une heure, n'est-ce pas acheter à bon marché toute une vie d'amour? 468 LE JEUNE ENCHANTEUR. — Oui! pour VOUS, ma belle Euphrosine, je voudrais être mort un millier de foisl s'écria Sempronius avec réloquence naïve du cœur et en pressant cette noble beauté sur son sein. — Oui, répétait Callias, en se pinçant la lèvre et avec un air de gravité comique ; à la bonne heure ! mais, au nom de l'Amour et de Vénus, encore une fois je vous le demande, pourquoi se donner tant de peine ? FIN DES PETITS POl!:MES EN PROSE ET DU TOME QUATU1EM£. TABLE PETITS POEMES EN PROSE. Pages. A Arsène Hodssatb i I. L'Étranger 7 II. Le Désespoir de la vieille 8 m. Le Con/lt6or de Tartiste d IV. Un Plaisant il V. La Chambre double ^ « . . 12 VI. Chacun sa chimère . . . . i . 16 VII. Le Fou et la Vénus 18 VIII. Le Chien et le Flacon 20 IX. Le Mauvais Vitrier 21 X. A une heure du matin. 25 XI. La Femme sauvage et la Petite-Maîtresse. ...... 2l XII. Les Foules 31 XIII. Les Veuves 33 XIV. Le Vieux Saltimbanque 38 XV. Le Gâteau .42 XVI. L*Horloge 45 XVII. l}n Hémisphère dans une chevelure 47 XVIII. L'Invitation au voyage 49 XIX. Le Joujou du pauvre 53 XX. Les Dons des fées 55 XXI. Les Tentations, ou Éros, Plutus et la Gloire. .... 59 xxiK Le Crépuscule du soir 04 xxni. La Solitude 67 XXIV. Les Projets 69 IV. 27 470 TABLE. Pages. XXV. La Belle Dorothée 72 XXVI. Les Yeux des Pauvres 75 XXVII. Une Moit héroïque 78 xxviir. La Fausse Monnaie 84 XXIX. Le Joueur généreux . . 87 XXX. La Corde. — A Edouard Manet 92 XXXI. Les Vocations 98 xxxii. Le Thyrse. — A Franz Liszt 104 XXXIII. Enivrez-vous 106 XXXIV. Déjà! 107 XXXV. Les Fenêtres 109 XXXVI. Le Désir de peindre 111 xxxvH. Les Bienfaits de la lune 113 XXXVIII. Laquelle est la vraie? *. . . . 115 xxxix. Un Cheval de race 117 XL. Le Miroir 119 XLi. Le Port 120 xui. Portraits de maîtresses 121 xiJii. Le galant Tireur 128 xLiv. La Soupe et les Nuages 130 XLV. Le Tir et le Cimetière 131 xLvi. Perte d'auréole 133 XLVii. Mademoiselle Bistouri 135 XLViii. Any where out of the world. — N'importe où hors du monde 140 xux. Assommons les pauvres 142 L. Les boas Chiens. — A M. Joseph Stevens 14(5 Épilogde 151 LES PARADIS ARTIFICIELS A J. G. F. • . 155 Le Poehe dd Haschisch 160 I. Le Goût de l'infini. . 160 II. Qu'est-ce que le haschisch ? 165 m. Le Théâtre de Séraphin 171 IV. L'Homme-Dieu 200 V. Morale 218 1*^ l-l TABLE. . 471 Pages. Un Mangeur d'opium 225 I. Précautions oratoires 227 II. Confessions préliminaires 233 III. Voluptés de Topiu m 263 IV. Tortures de Topium 275 V. Un Faux Dénouement 304 VI. Le Génie enfant 314 VII. Chagrins d'enfance 318 VIII. Visions d'Oxford 329 I. Le Palimpseste 329 II. Levana et nos Notre-Dame des Tristesses 332 m. Le Spectre du Brocken 339 IV. Savannah-la-Mar 342 IX. Conclusion. 345 Do Vin et du Haschisch, coifPARés comme moyens de multi- plication DE l'individualité 349 I. Le Vin 351 II 354 m. • • • : 3^6 IV. Le Haschisch 368 V 379 VI 380 VII 383 LA FANFARLO. 385 LE JEUNE ENCHANTEUR. — Histoire tirée d'un palimp- seste DE POMPÉIA 431 fin de la table. V Paris. - j. claye, imprimeur, 7, rue saint-bbnoit. — |]643! /